Madame la Procureure,
En date du 24 octobre 2024, je vous écrivais publiquement pour m’accuser d’apologie du terrorisme, ce qui m’a valu d’être auditionné par la police le 27 mars 2024. Le 2 avril 2024, j’écrivais à la policière qui m’a auditionné pour le prier de verser au dossier un certain nombre d’écrits. Le 15 juin 2024, je vous écrivais à nouveau pour vous informer que je publiais d’autres écrits susceptibles d’être regardés comme constitutifs de l’infraction d’apologie du terrorisme. Dans ce deuxième courrier, comme je l’avais fait lors de mon premier envoi, je me déclarais innocent de l’infraction dont je m’accusais, mais je ne pouvais que constater que des propos à mon estime parfaitement anodins avaient conduit à l’ouverture d’une enquête préliminaire à mon encontre. Il me fallait donc me faire humble et admettre la possibilité que je me trompasse.
C’est dans le même esprit que je vous écris aujourd’hui une note (ANNEXE I) et une fiction (ANNEXE II) dans lesquels vous pourriez voir derechef l’infraction d’apologie du terrorisme, mais aussi, sur le fondement de l’article 434-25, une intention punissable de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance. (Si je cite ainsi l’article 434-25, madame la Procureure, ce n’est pas pour vous, qui le connaissez, bien entendu, mais pour celles et ceux qui, sans être juristes, liraient cette lettre, qui est publique et consultable à l’adresse donnée en référence).
Dans la note, je m’interroge sur les deux assertions suivantes :
- Discréditer l’incrimination d’apologie du terrorisme et la manière dont elle est jugée est un outil de défense légitime.
- Démontrer que la Justice ou l’État ont pratiqué l’apologie du terrorisme est un outil de défense légitime.
Quant à la fiction, elle intègre des éléments de la réalité tels que ceux-ci : un, la juge Devos a présidé le tribunal qui a condamné un syndicaliste pour apologie du terrorisme et, deux, la juge Devos est l’auteur d’un livre qui raconte comme elle a dû se battre pour imposer l’idée que la multinationale Lafarge a pu être complice de Daesh en raison des versements d’argent que l’entreprise a effectué au groupe terroriste. Le narrateur de cette fiction, comme moi, a enquêté et publié plusieurs textes portant sur les liens entre Jean-Michel Blanquer et l’ancien policier et tortionnaire argentin Mario Sandoval. Le narrateur de cette fiction, comme moi, fait l’objet d’une enquête préliminaire pour apologie du terrorisme. Le narrateur de cette fiction s’interroge sur la possibilité qu’en cas de procès son affaire soit dépaysée, en raison des liens passés entre madame Devos et le ministre Blanquer, ce qu’il ne souhaite pas.
Madame la Procureure, nombreux sont les magistrats qui, depuis des années, s’inquiètent des dérives de la législation anti-terroriste. La Circulaire relative à la lutte contre les infractions susceptibles d’être commises en lien avec les attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023, du ministre Dupont-Moretti a créé l’apparence ou la suspicion légitime qu’il était porté atteinte à l’indépendance de la Justice. C’est pour réagir à une dérive dangereuse pour la liberté d’expression et pour la Justice elle-même que j’ai posé l’acte modeste qui vous a conduite à diligenter une enquête sur ma personne.
Le simple citoyen est-il légitime pour agir ainsi ? Ne doit-il pas laisser les syndicats de magistrats le soin de protéger la Justice ? Il y a eu de la part de ces derniers des réactions courageuses. Mais la Justice est l’affaire de chacun. Pas plus que l’Ecole n’est la chose de enseignants, la Justice n’est celle des magistrats. Le citoyen soucieux de l’indépendance de la Justice ne demande pas d’autorisation avant d’agir pour la protéger ou pour pointer ses dérives. Pour ma part, je cherche à faire de l’affaire insignifiante de cette enquête préliminaire dont je suis l’objet une occasion pour observer la Justice et pour la contraindre, très localement, à s’interroger ; j’y vois une occasion de délibérer sur ce qu’elle doit être dans une société démocratique. Cette délibération sera, elle aussi, insignifiante, aussi insignifiants que le sont mes écrits, que personne ou presque personne ne lit. Mais c’est la somme des insignifiants qui devrait constituer l’opinion publique. J’ai l’intention, tant que votre instruction durera, de continuer à ajouter des écrits à votre dossier. Je profiterai de la tribune que votre enquête fait naître. En m’adressant à vous publiquement, comme je le fais ici, je continuerai de poser des questions qui, tout en étant en rapport avec mon affaire, porteront sur l’indépendance de la Justice, son instrumentalisation ou sa mise au service d’intérêts autres que celui du public.
Dans l’attente du plaisir de vous lire, je vous prie de croire, madame la Procureure, en l’expression de mes sentiments respectueux.
Sebastian Nowenstein, professeur agrégé.
PS : Ce courrier a d’abord été publié comme un élément de la fiction qu’il cite. Quand il vous aura été adressé, il acquerra une autre nature, celle d’être une pièce versée dans le dossier de votre instruction. Ces deux natures sont les deux faces de la même pièce, il n’existe pas de hiérarchie entre elles. L’idée qu’un objet soit doté d’une double nature est fréquente. On la trouve, par exemple, dans la dualité onde-corpuscule des particules élémentaires ou des destins croisés de Droctulft et de la captive de Borges :
Acaso las historias que he referido son una sola historia. El anverso y el reverso de esta moneda son, para Dios, iguales. »
Historia del guerrero y de la cautiva, El Aleph, 1949
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dualit%C3%A9_onde-corpuscule