Lettre envoyée à madame la ministre par la voie hiérarchique le 17 juin 2015. L'école pouvait-elle être Charlie?

On peut voir aussi :

Madame la Ministre,

Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo et pendant les jours qui ont suivi, le slogan « Je suis Charlie » a été repris par de nombreux collègues et par l’institution scolaire elle-même. J’ai la conviction que l’émotion qui a submergé le pays à la suite de ces attentats aurait rendu vaine toute tentative de l’État d’empêcher que ce slogan soit affiché dans les enceintes scolaires. Il n’en reste pas moins que l’identification de l’École au journal Charlie Hebdo constitue très vraisemblablement une atteinte à la laïcité1. Je m’attacherai, dans la première partie de ma lettre à prouver cette affirmation pour m’interroger, dans la deuxième partie, sur les moyens susceptibles de faire cesser cette atteinte.

En vous écrivant comme je le fais, madame la ministre, je crois m’inscrire dans la légalité républicaine contre des actes qui, bien qu’endossés par l’État, la violent. J’ai donc la conviction d’agir en conformité avec mes obligations de fonctionnaire.

1. Une atteinte à la laïcité.

1.1. Que signifie « Je suis Charlie » ?

Il est certain que si l’affirmation en question signifie « Je suis pour la liberté d’expression », « Je défends la liberté de presse », « On n’a pas le droit de tuer des gens dont on pense qu’ils nous ont offensés » ou tout autre énoncé de ce genre, l’École peut l’endosser sans violer son devoir de neutralité, puisque ces affirmations s’intègrent sans difficulté dans les valeurs de la République qu’elle a mission de faire partager2. Il ne saurait y avoir atteinte à la laïcité que si ces significations n’épuisent pas le sens qu’il faut ou que l’on peut légitimement donner à l’énoncé qui nous occupe. Si c’est le cas, si notre énoncé déborde ces interprétations et qu’il signifie véritablement ce qu’il dit, c’est-à-dire une identification entre celui qui l’arbore et le journal Charlie Hebdo, il faudra s’interroger sur la conformité ou non à la laïcité du fait que l’École l’ait endossé (il faudra aussi naturellement se demander si l’École l’a bel et bien endossé).

1.1.1. Une première façon de s’interroger sur le sens qu’il faut donner à l’énoncé « Je suis Charlie » consisterait à le tester auprès d’une population représentative suivant des critères statistiques rigoureux. Malheureusement, je suis dans l’impossibilité de mener une telle enquête et ne sache qu’elle ait été conduite.

1.1.2. Une autre façon de procéder, plus accessible pour moi, consiste à rechercher des déclarations de personnes3 qui ne font pas de cet énoncé l’interprétation restrictive indiquée plus haut et qui seule permet de le ranger parmi les énoncés conformes à l’obligation de neutralité. On doit naturellement écarter les déclarations de ceux qui se déclareraient « pas Charlie » pour des motifs non conformes aux valeurs de la République4. Une recherche rapide sur Internet fournit un nombre considérable de déclarations nécessaires à notre démonstration et conformes à nos exigences, c’est-à-dire, ne contenant pas de motivations non recevables en République. L’impossibilité dans laquelle je me trouve d’estimer leur représentativité statistique n’est pas un obstacle à ma démonstration, puisque ce dont il s’agit, c’est d’établir la légitimité d’une interprétation qui verrait dans l’énoncé « Je suis Charlie«   non seulement une volonté de défendre nos libertés mais aussi une identification avec le journal en question ou avec des valeurs contraires à celles de la République. Il suffit donc de disposer d’un nombre raisonnable d’occurrences5 de ces énoncés pour pouvoir extrapoler et supposer que la perception dont elles témoignent peut être aussi celle de nos élèves6.

1.1.3. On peut aussi argumenter en raison. Personne n’ignore que, stricto sensu, l’énoncé dont on parle est faux. Il s’agit d’une fiction. En droit aussi, on fait appel aux fictions : il s’agit de poser comme réelle une situation qui ne l’est pas pour lui faire produire les effets juridiques qui découleraient d’elle si elle était réelle. Le problème, en l’occurrence, c’est que, à moins de l’indiquer explicitement, on ne peut limiter les effets de la fiction à ceux que l’on souhaite au gré des circonstances ou des interlocuteurs. L’énoncé en question étant dépourvu de tout appareil explicatif permettant d’en restreindre le sens, on ne voit pas sur quelle base on pourrait le rendre compatible avec la neutralité républicaine en concluant qu’il ne signifie pas ce qu’il signifie prima facie, une identification entre celui qui l’énonce et le journal.
Nous avons raisonné par analogie avec certains mécanismes du droit. On pourrait objecter que le contexte social fournissait l’appareil explicatif qui permettait à toute personne de bonne foi d’écarter les significations non désirées. Malheureusement, les exemples mentionnés plus haut écartent cette objection pour autant que l’on donne un sens raisonnable et non biaisé ou instrumentalisé à la notion de bonne foi, qui doit être présumée et dont l’absence éventuelle serait à démontrer.

Si la restriction nécessaire pour rendre conforme à la laïcité le slogan « Je suis Charlie » n’est pas fournie, l’énoncé « tu n’as pas compris ce que « Je suis Charlie » signifie » qu’un enseignant adresserait à un élève « pas Charlie »7 relève de l’imposture, car il revient à amputer ce slogan de sa signification prima facie sans justification. Il y a imposture aussi en ceci que l’on s’arroge le monopole de l’interprétation de cet énoncé alors que l’on n’a pas été habilité pour le faire et alors que l’on ne possède pas de compétence scientifique pour le faire8. On peut du reste penser que si « Je suis Charlie » a connu le succès qu’il a connu, c’est bien parce qu’on lui a fait dire ce qu’il dit. Son efficacité repose sur l’identification qu’il proclame ; elle le situe dans la lignée d’autres identifications mémorables et le met en résonance avec elles : celle du président Kennedy à Berlin9, par exemple, ou celle de Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, après les attentats du 11 septembre 200110.

1.1.4. Voir l’énoncé « Je suis Charlie » comme une fiction permet aussi de raisonner comme on le fait souvent depuis Coleridge11, qui pose que la fiction requiert une suspension momentanée de l’incrédulité : on ne peut lire Harry Potter si l’on se rappelle en permanence que les balais qui volent n’existent pas. On ne peut faire fonctionner la formule « Je suis Charlie » si, pendant un temps, on n’y croit pas ; comme pour une fiction littéraire, pour qu’elle fonctionne, nous devons suspendre l’incrédulité que suscite sa proclamation. Uniques dans l’histoire de France, les manifestations qui ont suivi les attentats témoignent bien d’un temps intense d’émotion pendant lequel de nombreux Français se sont bel et bien sentis « Charlie ».

1.1.5. Ce qui nous conduit à une nouvelle façon de tester l’idée que l’énoncé « Je suis Charlie » ne renvoie pas à une identification avec la publication. Si la volonté de critiquer que des vies soient ôtées en dehors de toute légalité autorise un enseignant à s’identifier aux victimes en faisant abstraction de toute autre considération que la façon dont l’exécution s’est déroulée, il devrait être possible d’appliquer le procédé à d’autres situations.

Chacun pourra conduire l’expérience mentale de son choix suivant la schéma suivant : un individu X, dont nous pensons qu’il nous offense gravement, est tué de façon barbare. Nous en appelons à des principes humains élémentaires et blâmons, naturellement, l’assassinat, mais proclamerons-nous pour autant notre identification avec la victime ? J’ai fait moi-même l’expérience : je n’aurais jamais pu m’identifier par un « je suis… » à un négationniste, à un défenseur des dictateurs argentins ou à un thuriféraire du général Franco, eussent-ils été tués en dehors de toute procédure légale12. Mais je crois que je ne me serais pas davantage identifié à un journaliste serbe tué lors de l’attaque par missile du siège de la télévision de ce pays13. Je n’éprouve donc pas de difficulté particulière à concevoir qu’un catholique ou un musulman se trouvent dans l’impossibilité émotionnelle de s’identifier au journal Charlie Hebdo. Faire fonctionner un slogan tel que « Je suis Charlie » implique de suspendre l’incrédulité au sens de Coleridge et nous place dans une situation émotionnelle que nous refusons si le deuxième terme de l’équation nous répugne au point que nous vivons l’identification comme une violence insupportable14.

1.1.6. Ainsi que l’a observé Austin15, il y a des circonstances où « dire, c’est faire ». Pour le croyant, dire « Je suis Charlie » peut être « faire », c’est-à-dire, renier ses croyances ou blasphémer16. Si, hormis l’exception de l’Alsace-Moselle, le blasphème n’est pas un délit en droit français17, on voit mal, toutefois, comment l’École pourrait s’identifier à une publication qui le revendique sans méconnaître son obligation de neutralité18 19.

1.1.7. Bien entendu, le blasphème ne saurait être une faute per se dans le chef de l’État. Du fait que certains jugent blasphématoire l’énoncé « l’homme et le singe ont un ancêtre commun », il ne se déduit pas que l’enseignant qui le profère méconnaît l’obligation de neutralité à laquelle il est astreint. Il faudrait pour cela que l’énoncé en question ne soit pas une vérité scientifique, qu’il ne se déduise pas des valeurs de la République et qu’il soit irrespectueux à l’égard d’une croyance20. Il nous semble, du reste, qu’en cas de conflit entre les critères, le dernier serait d’un rang inférieur aux deux premiers : qu’une religion considère blasphématoire d’énoncer l’égalité en droit des femmes et des hommes ne saurait en aucun cas signifier que l’enseignant qui cherche à faire partager cette valeur porte atteinte à son obligation de neutralité. Le problème de l’affirmation « Je suis Charlie » naît du fait que 1. il n’est pas une vérité scientifique, 2. le journal en lui-même ou ses valeurs ne peuvent s’identifier aux valeurs de la République ou se déduire d’elles et 3., subsidièrement, il est irrespectueux à l’égard des religions.

1.1.8. En somme, l’acclimatation du slogan « Je suis Charlie » à l’école requiert l’aliénation de la capacité à interpréter un énoncé de façon libre et raisonnable. Cette aliénation se double de la volonté d’enfermer les « pas Charlie » dans le périmètre fort étroit du soutien du terrorisme ou de la remise en cause des valeurs de la République. Le dispositif est redoutable : quand le prof dit « Je suis Charlie », seule son interprétation est admise, quand l’élève dit « Je ne suis pas Charlie », seule l’interprétation de l’institution est admise.

1.1.9. La théorie du handicap suggère que l’étrangeté de certaines affirmations religieuses peut s’expliquer par le fait qu’en les endossant, alors qu’elle sont contraires au bon sens, on marque sa volonté d’appartenir à une communauté de croyants, volonté qui se mesure à l’aune du sacrifice consenti21. Nombreux ont été ceux qui ont demandé des gages d’appartenance à la Nation aux musulmans français22. Dire « Je suis Charlie » pouvait être l’un de ses gages. On aurait ainsi une forme séculière de ce que la théorie du handicap nous dit pour les religions : on demanderait aux musulmans de s’identifier à Charlie pour prouver leur volonté d’intégration. Dire « Je suis Charlie » peut donc aussi être lu comme un acte performatif qui signerait le sacrifice de sa liberté de conscience que le musulman doit consentir pour être accueilli en République23 24. Dans cette hypothèse, nous aurions, d’une part, une atteinte à la laïcité, en ceci que la liberté de conscience ne serait pas respectée, mais aussi au principe d’égalité, puisque l’on aurait crée un régime d’exception comportant des exigences particulières pour les musulmans ou les croyants en général. Il se crée ainsi l’apparence que la laïcité a évolué en une sorte de religion civile25 26 27.

1.2. L’École pouvait-elle imposer la formule « Je suis Charlie » à ses élèves ? Dans la négative, quelles responsabilités ?

1.2.1. Il faut d’abord, pour répondre à cette question, se demander si l’École a bien imposé ladite formule à ses élèves. Je crois que la réponse doit être oui si, par exemple, les écrans normalement destinés à la transmission d’informations sont intégralement occupés par la mention « Je suis Charlie » sur fond noir ou si les enseignants reprennent cette formule en classe par les brassards qu’ils portent ou par les affiches qu’ils placardent dans les salles ou sur les portes de celles-ci. A l’évidence, tel a été le cas dans nombre d’établissements : l’École a bien endossé cette formule et l’a imposée aux élèves, lesquels n’avaient pas la possibilité de s’y soustraire28 29.

1.2.2. Mais il faut voir aussi que lorsque l’École dit « Je suis Charlie », elle parle au nom de la communauté scolaire en son ensemble, qu’elle suscite ainsi un acte performatif sous contrainte dans le chef de ses élèves et que cet acte peut, à tout le moins, avoir l’apparence d’un blasphème30.

1.2.3. Austin parle d’échec de l’énoncé performatif lorsque celui-ci est produit sous la contrainte. En droit, on parlera de vices du consentement. Fort heureusement, il semble que nos élèves croyants aient eu, dans leur immense majorité, la sagesse de comprendre que cet énoncé performatif imposé ne les engageaient pas. Ils semblent s’être dit : « L’École n’est pas ça ! ». Ils ont très largement récusé l’amalgame et refusé de réduire l’École à un moment d’émotion mal maîtrisée. Si l’on peut se féliciter de leur maturité et de leur soumission à une École qui s’égarait en s’identifiant au journal Charlie Hebdo, on ne peut que s’inquiéter de l’inversion des rôles dont témoigne cette situation : c’est à l’École de se donner en exemple de retenue31, c’est à elle d’enseigner le refus de l’emballement. La dignité du maître, sa gravité et son prestige me semblent s’accommoder mal d’une identification avec Charlie Hebdo32. De même, du reste que l’esprit impertinent et scatologique de Charlie Hebdo a peu de points communs avec celui de l’École. Si je puis me permettre, madame la ministre, chacun son boulot et les vaches seront bien gardées.

1.2.2. La question qui se pose ensuite est celle de la légitimité de cette imposition et de la responsabilité qui naît dans notre chef si l’analyse nous montre que cette imposition n’était pas légitime.

1.2.2.1. Pouvait-on faire autrement ? Pouvait-on exprimer autrement l’émotion et la répulsion qu’ont suscitées les attentats ? Si l’on fait abstraction de la diffusion extraordinaire de la formule dans la société, la réponse est clairement oui : les actes commis pouvaient être condamnés par un nombre inquantifiable de formules. On pouvait aussi ne pas restreindre l’expression du désarroi, de la peine et de la colère au périmètre des journalistes de Charlie Hebdo pour l’étendre aux policiers33 tués et aux autres victimes, juives notamment.

1.2.2.2. Charlie Hebdo est-il un journal neutre ? Il me semble que si l’on donne au mot neutralité son sens usuel, il est difficile d’affirmer que Charlie Hebdo est un journal neutre. On conçoit que ses dessins blessent la sensibilité des élèves ou les offensent, notamment ceux qui sont catholiques ou musulmans34. Il semble assez clair qu’en temps normal, l’identification de l’École au journal Charlie Hebdo et l’affichage de l’énoncé qui proclame cette identification auraient été perçus comme une atteinte à la liberté de conscience au sens de la loi de 190535. Rappelons que si la société est libre, l’État est neutre et que, par conséquent, ce dernier est soumis à des contraintes qui ne pèsent pas sur la première.

1.2.2.3. On admet, parmi les causes subjectives d’irresponsabilité ou de non-imputabilité en droit pénal, l’existence de contraintes telles que le discernement de la personne est aboli. On peut penser que la force du slogan « Je suis Charlie », porté par des millions de personnes dans un climat d’émotion extrême consécutive aux attentats, était irrésistible. On peut dès lors considérer, par analogie, que, même s’il y a eu atteinte à la laïcité et, par conséquent, faute, ladite atteinte ne saurait être imputée à l’École ou aux personnels qui l’auraient commise. Mais, comme l’exonération fondée sur des motifs émotionnels de notre responsabilité ne saurait être sans limites dans le temps36, il y a atteinte à la laïcité aujourd’hui si nous ne revenons pas sur les faits qui se sont produits dans nos établissements pour les qualifier comme ce qu’ils sont : des atteintes à la laïcité non imputables (au sens juridique) à l’École car intervenues sous une force irrésistible qui abolissait le discernement de ses personnels et de l’institution. Qu’aujourd’hui, six mois après les attentats, le slogan « Je suis Charlie » soit encore affiché ci ou là ne fait qu’aggraver l’atteinte à la laïcité qui découle de la non reconnaissance de la faute commise.
Il me faut conclure, madame la ministre, que si chacun de nous était libre d’être ou de n’être pas Charlie en dehors de l’exercice de ses fonctions, l’École ne pouvait être Charlie sans méconnaître gravement son obligation de neutralité.

2. Que faire ?

Je me permets, madame la ministre, de vous demander respectueusement de faire cesser par les moyens que vous estimerez opportuns l’atteinte à la laïcité née de l’endossement par l’École de la formule « Je suis Charlie ». À titre tout à fait personnel, j’estimerais utile
2.1. que vous donniez des instructions pour qu’il ne soit plus placardé dans nos établissements la formule « Je suis Charlie » et
2.2. que vous diffusiez un communiqué portant reconnaissance que l’endossement par l’École de la formule « Je suis Charlie » par l’École a constitué une atteinte à la laïcité.

Je vous prie d’agréer, madame la ministre, l’expression de mes salutations respectueuses.

Sebastián Nowenstein,
professeur agrégé

PS : Je transmets cette lettre à madame Laborde37, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur professionJ’aborde dans ce courrier la question, à peine effleurée ici, de la légalité du fait d’avoir imposé la tenue d’une minute de silence pour honorer les victimes des attentats.
PS bis : Je joins à cette lettre (ANNEXE II) celle que j’adresse à un ancien élève qui a cru un temps être lié par un lien de fraternité islamique aux membres de Daech.

1Les professeurs Hamon et Troper écrivent, dans leur manuel de droit constitutionnel : « En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence » Michel Troper, Francis Hamon, Droit ConstitutionnelLGDJ, 33 éd., p 198. Dans cette lettre, je pars du principe que l’obligation de neutralité et la laïcité ne sont pas à ranger parmi les termes destinés à obtenir l’adhésion populaire sans qu’il existe la volonté de leur faire produire des effets. Par ailleurs, je me permets de préciser que je me réfère à la la laïcité en tant qu’ensemble de dispositions de droit et non en tant qu’idéologie. Relisons donc Rivero : « Laïcité : le mot sent la poudre ; il éveille des résonances passionnelles contradictoires (…). Le seuil du droit franchi, les disputes s’apaisent. Pour le juriste, la définition de la laïcité ne soulève pas de difficulté majeure ; des conceptions fort différentes ont pu être développées par des hommes politiques dans le feu des réunions publiques ; mais une seule a trouvé sa place dans les documents officiels : les textes législatifs, les rapports parlementaires qui les commentent et les circulaires qui ont accompagné leur mise en application ont toujours entendu la laïcité en un seul sens : celui de la neutralité religieuse de l’État. » Ou encore Boussinesq : « Principe qui caractérise un État dans lequel toutes les compétences politiques et administratives sont exercées par des autorités laïques, sans participation ni intervention des autorités ecclésiastiques, et sans immixtion dans les affaires religieuses ; caractère non confessionnel de l’État associé à sa neutralité religieuse ; séparation des Églises et de l’État. » BOUSSINESQ, Jean. 1994. La laïcité française, Le Seuil.

2Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Art L111-1 du Code de l’Éducation. Source: http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071191&idArticle=LEGIARTI000027682584

3Il se pourrait que ces personnes se trompent, qu’elles ne comprennent pas le problème, qu’elles soient dans l’erreur. On quitterait alors le terrain de l’opinion ou de la croyance pour celui de la connaissance. Il suffirait, dans cette hypothèse, de faire œuvre de pédagogie pour les déciller. C’est un début d’argument intéressant. Le problème, toutefois, est que si l’on n’apporte pas la démonstration attendue, l’argument est dépourvu de toute valeur. Je ne sache que l’École ait apporté la démonstration que l’énoncé « Je suis Charlie » ne pouvait être compris que dans le sens du paragraphe 1.1. de cette lettre. Si la restriction nécessaire pour rendre conforme à la laïcité le slogan « Je suis Charlie » n’est pas été fournie, l’énoncé « tu n’as pas compris ce que « Je suis Charlie » signifie » ampute ce slogan de sa signification prima facie sans justification et relève par conséquent de l’argument d’autorité et sans doute aussi de l’imposture et de l’abus de pouvoir. Il y a imposture et abus de pouvoir aussi en ceci que l’on s’arroge le monopole de l’interprétation de cet énoncé alors que l’on n’a pas été habilité pour le faire et alors que l’on ne possède pas de compétence scientifique particulière pour le faire. Le maître possède en effet une double légitimité, celle de fonder ses propos sur des connaissances (qui s’opposent aux croyances) et celle de son habilitation par l’État, qui le désigne pour exercer ses fonctions. On ne voit pas en quoi l’une ou l’autre de ces deux légitimités pourraient fonder une exégèse de l’énoncé « Je suis Charlie » qui le présenterait comme ne valant pas identification entre l’École et Charlie Hebdo. Dès lors, il y a imposture et abus de pouvoir lorsque, dans une démarche presque orwellienne, l’École dit « je suis Charlie, mais je ne suis pas Charlie ». Le maître peut déclarer qu’il donne tel ou tel sens à un énoncé, mais il ne peut pas interpréter la signification sociologique globale qu’il faut donner à l’endossement par l’École du slogan. Il ne peut pas non plus dépouiller l’élève de son droit de donner une interprétation raisonnable, mais divergente de la sienne, de l’énoncé en question. Signalons, au demeurant, que, depuis Durkheim, la sociologie ne peut faire des déclarations des acteurs une explication scientifique d’un fait social : il ne suffit pas qu’un ou plusieurs acteurs déclarent que « Je suis Charlie » signifie quelque chose pour qu’une telle signification doive être reçue comme valable et, encore moins, comme seule valable. On pourrait objecter qu’avec des critères aussi rigoureux, tout ou presque serait imposture ou abus de pouvoir et que le maître ne pourrait plus rien dire. On pourrait me reprocher aussi une exigence à géométrie variable : forte et irrespirable pour les « Je suis Charlie », faible et raisonnable ailleurs. Je pense que ce sont là des objections sérieuses. Tout énoncé peut faire l’objet de critiques et on ne saurait espérer ne choquer personne. Mais la différence entre l’affirmation que l’homme partage un ancêtre commun avec le singe ou celle de l’égalité en droits de femmes et d’hommes et l’affirmation « Je suis Charlie » réside dans l’inscription des deux premiers énoncés dans une légitimité institutionnelle assise sur des programmes résultant de procédures démocratiques et de consensus scientifiques. La liberté pédagogique n’est pas une tribune qu’on offre à l’enseignant, mais un espace qui lui est laissé pour organiser la transmission de valeurs et de connaissances dont le contenu et le périmètre sont fixés par la Nation. L’énoncé « Je suis Charlie », dans certaines de ses acceptions et, en tout cas, en son sens prima facie, ne peut asseoir sa légitimité sur les mécanisme précités. Le constater n’emporte pas un rétrécissement excessif ou inhabituel de la parole du maître. Voir note 4.

4Dans sa célèbre Lettre aux instituteurs, (consultable ici : http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/75Pouvoirs_p109-116_lettre_ferry_instituteurs.pdf ) Jules Ferry écrit, page 111 : Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés, un docte enseignement ? Non ! La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens Il nous semble que la restriction de la parole du maître que cette recommandation implique est excessive : la bonne foi ne saurait être un critère suffisant pour écarter un propos conforme aux valeurs de la République. C’est pour cela que nous restreignons ici la restriction de Jules Ferry : le maître n’est pas tenu de taire un propos conforme à l’obligation de neutralité qui choquerait pour des raisons non républicaines. On peut en effet imaginer qu’un père de famille croyant refuse de bonne foi son assentiment à l’affirmation que la terre n’a pas été crée il y a 6000 ans; on peut aussi imaginer que des valeurs telles que l’égalité hommes-femmes ou la non-discrimination des homosexuels heurtent « sincèrement » un croyant. Il faut donc que deux conditions soient remplies pour limiter l’expression du maître : que celle-ci heurte (1) et que ce heurt soit dû (2) à des motifs recevables en république.

5Voici quelques liens renvoyant à des prises de position qui affirment que la signification de « Je suis Charlie » ne se limite pas à celle qui la rendrait acceptable pour affichage dans les écoles : http://www.consulfrance-montreal.org/La-liberte-d-expression-droit ; http://blog.mondediplo.net/2015-01-19-Charlie-je-ne-veux-voir-depasser-aucune-tete  http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1307471-je-suis-charlie-un-slogan-aux-6-significations-veillons-a-conserver-l-unite-apres-coup.html ; http://www.les-crises.fr/indecense-rendons-hommage-a-charlie/ ; http://notre-epoque.fr/2015/01/pourquoi-le-slogan-je-suis-charlie-est-problematique-voire-dangereux/  ; http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/15/non-a-l-union-sacree_4557288_3232.html#0l7W1pHAkGj3J0Lt.99 ; http://www.aid97400.lautre.net/spip.php?article1351 ; http://lmsi.net/De-quoi-Charlie-est-il-le-nom ; http://www.ujfp.org/spip.php?article3768 . On peut aussi se référer à l’ouvrage Qui est Charlie ?(Seuil, 2015dont le contenu est loin d’être consensuel, mais dont l’honorabilité républicaine de l’auteur, le démographe et anthropologue Emmanuel Todd, n’est pas mise en doute. Il se pourrait que parmi ceux qui récusent la formule il y ait des Emmanuel Todd en herbe. En tout cas, l’École ne saurait exciper d’une supposée faiblesse intellectuelle de ses élèves pour présumer coupable toute contestation du slogan en question.

6On pourrait argumenter que les caractéristiques constitutives de l’École dressent une barrière devant la transposition. Étant donné que l’École est présumée neutre, elle ne peut avoir dit ce qu’elle a dit si ce qu’elle a dit est contraire à son obligation de neutralité. Cette tautologie n’est pas aussi absurde qu’elle le paraît. On invoque bien la sagesse du législateur pour écarter certaines interprétations de la la loi : le législateur n’a pas pu vouloir ce qu’il a l’air d’avoir voulu car cela impliquerait qu’il ne soit pas sage. Dans notre cas, ce serait faire preuve de mauvaise foi que de prêter un sens au slogan analysé qu’il ne saurait avoir dès lors qu’il est endossé par l’École, présumée neutre. On peut répondre, dans un premier temps, que le recours à la sagesse du législateur comme méthode d’interprétation comporte des inconvénients non négligeables, notamment celui de susciter de l’insécurité juridique, puisqu’il réduit la possibilité pour le citoyen d’anticiper une application rationnelle du texte de loi. On peut aussi observer que la parole de l’École ne s’adresse pas à des professionnels du droit, mais à la société dans son ensemble, laquelle n’est pas censée l’interpréter suivant les méthodes de l’exégèse juridique. On peut ajouter que la neutralité n’a pas à être lue comme une présomption mais comme une exigence qui requiert un effort constant dont la mise en œuvre est impossible si la neutralité doit être partout et toujours présumée déjà là. Enfin, en société, contrairement à ce qu’il se passe en droit, personne n’a le monopôle de l’interprétation efficace d’un texte (voir Troper, Philosophie du droit, PUF, 2011), ce qui implique que l’on ne peut écarter une interprétation raisonnable d’un énoncé au prétexte que celui qui l’a émis n’aurait pas pu vouloir dire ce que l’énoncé dit.

7Ramener un désaccord politique ou philosophique à l’incompréhension supposée de l’enjeu par son interlocuteur est un artifice rhétorique inopérant et déloyal qui nie le pluralisme irréductible de toute société démocratique : voir Rawls (Théorie de la justice, Point, 1997), Labord (Français, encore un effort pour être républicains, Seuil, 2010), Dilhac (La tolérance, un risque pour la démocratie?, Vrin, 2014). Ce procédé a été utilisé ad nauseam pour justifier la loi sur le foulard de 2004 : ceux qui considèrent que cette loi porte atteinte à la liberté de conscience ne l’ont pas « comprise ». Que des juristes éminents questionnent la loi n’ébranle en rien les certitudes de certains de défenseurs, qui entendent surplomber le débat du haut de leur position administrative ou politique ou encore par le biais de la gesticulation médiatique. Ladite loi peut être défendue, mais elle ne saurait l’être en niant la légitimité de ceux qui formulent des critiques fondées, rationnelles et républicaines à son encontre (Baubérot, Labord, Dilhac, Leiter et autres).

8Voir note 3.

9http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/3022166.stm

10http://www.lemonde.fr/idees/article/2007/05/23/nous-sommes-tous-americains_913706_3232.html#z2ZbJruIzWMktSFV.99

11Coleridge écrit, dans Biographia Literaria, 1817, Chapitre XIV (cité ici : http://en.wikipedia.org/wiki/Suspension_of_disbelief#cite_note-4 ) : « … It was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. Mr. Wordsworth on the other hand was to propose to himself as his object, to give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind’s attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us … »

12Il ne s’agit pas, à ce stade, de prouver que l’énoncé « Je suis Charlie » n’avait pas sa place à l’école, mais de montrer la difficulté émotionnelle qu’il y a à s’identifier à quelqu’un dont le comportement nous répugne. Bien entendu, si éprouver de la répugnance pour Charlie Hebdo revient à rejeter les valeurs de la République, cette répugnance devra être combattue, mais je crains que démontrer la validité de l’équation Charlie = valeurs de la République ne soit pas une tâche aisée.

13Noam Chomsky met utilement en parallèle l’attaque de Charlie Hebdo par les frères Kouachi et celle de la télévision serbe menée par l’aviation des États-Unis. : There was an official justification. “NATO and American officials defended the attack,” Erlanger reports, “as an effort to undermine the regime of President Slobodan Milosevic of Yugoslavia.” Pentagon spokesman Kenneth Bacon told a briefing in Washington that “Serb TV is as much a part of Milosevic’s murder machine as his military is” hence a legitimate target of attackSource : https://zcomm.org/znetarticle/we-are-all-fill-in-the-blank/ .

14On ne saurait objecter que que l’on ne demande pas aux élèves de dire « Je suis Charlie ». Lorsque l’École dit « Je suis Charlie », elle impose cette identification aux élèves, qui font partie de l’École. Cette question est traitée plus en détail dans le paragraphe 1.2.

15Je me réfère au premier Austin, celui de How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, 1962 (eds. J. O. Urmson and Marina Sbisà), Oxford: Clarendon Press. Voir note 16.

16Pierre Melka, avocat de la publication, explique que « Je suis Charlie, c’est un état d’esprit, cela veut dire aussi le droit au blasphème » http://www.lepoint.fr/societe/richard-malka-l-esprit-de-charlie-c-est-le-droit-au-blaspheme-12-01-2015-1895767_23.php ). Caroline Fourest, collaboratrice du journal, déclarait récemment «Aussi bizarre, que cela puisse paraître, il faut ce degré d’impertinence et de désacralisation pour protéger aussi bien les croyants que les non-croyants. C’est grâce à ce droit au blasphème que la laïcité tient bon. Il faut donc faire son éloge pour se tenir aux côtés des blasphémateurs quand on menace de les tuer.». ( http://www.lematin.ch/culture/livres/Le-droit-au-blaspheme-est-notre-bien-le-plus-sacre/story/28545145 ). Cette volonté de choquer -ou de blasphémer- apparaît de façon éclatante dans la publication elle-même. Un exemple particulièrement frappant de cette posture nous paraît être le dessin dit « La Sainte-Trinité de Charlie », où l’on voit le Saint-Esprit, figuré par un triangle, planté dans l’anus de Jésus, lequel Jésus sodomise Dieu. Peut-être ce dessin était-il destiné à tester ou à montrer le contraste entre la virulence des musulmans et la réaction civilisée des chrétiens ou peut-être que la publication a voulu prouver qu’elle offensait aussi les chrétiens. Ces éventualités doteraient la démarche d’une forme primaire d’argumentation, mais, même admises, elles n’invalident pas l’exemple. Il semblerait que le caractère blasphématoire de certaines prises de position de Charlie Hebdo ne soit pas à démontrer.

17http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2014/02/17/charlie-hebdo-peut-on-invoquer-le-delit-de-blaspheme-en-france_4368062_3224.html

18David Pasteger remarque, après d’autres, que la notion d’énoncé performatif du premier Austin est particulièrement pertinente en ce qui concerne la valeur juridique d’un énoncé. On peut extrapoler ses commentaires aux énoncés auto-implicatifs des croyants : dire « Je crois en toi, Seigneur » ou « Allah est le seul Dieu et Mohamed est son prophète » est pour le croyant un énoncé performatif qui l’engage ; pour lui, « dire, c’est faire ». David Pasteger, «Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la performativité du langage dans la pratique juridique», Dissensus[En ligne], Dossier : Droit et philosophie du langage ordinaire, N° 3 (février 2010), URL : http://popups.ulg.ac.be/2031-4981/index.php?id=702Observons à ce sujet qu’Irène Rosier dans La Parole efficace, explore les antécédents médiévaux [et théologiques] de la théorie des énoncés performatifs. Source http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TRANS_105_0017

19Il ne faut déduire de ces remarques une prise de position en faveur de l’idée que les religions devraient avoir droit à des égards ou des protections particulières, mais seulement à montrer la forme que peuvent prendre certaines atteintes à la liberté de conscience auxquelles se subsument celles portées à la liberté de conscience des croyants. Nous suivons ici les positions de Brian Leiter dans Why tolerate religion ? ( http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=904640 dont les principes me semblent s’intégrer sans difficulté majeure dans le corpus de la la laïcité historique française (mais s’opposent frontalement à la nouvelle laïcité, celle que Jean Baubérot nomme laïcité falsifiée dans La laïcité falsifiéJean Baubérot, La laïcité falsifiée, Éditions La Découverte, 212 p.) On peut trouver des arguments plus « multiculturalistes » intellectuellement intéressants mais superflus pour ma démonstration dans Marc-Antoine Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Paris, Vrin, 2014, 238 p. On peut lire ici : http://www.erudit.org/revue/philoso/2013/v40/n1/1018388ar.html?vue=resume&mode=restriction un compte-rendu critique de Leiter (Brian Leiter, Why Tolerate Religion ? Princeton, Princeton University Press, 2013, 192 p) par Dilhac.

20« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». Article Ier de la Constitution. Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArticle=LEGIARTI000019240997&cidTexte=LEGITEXT000006071194&dateTexte=vig

21Drawing on both ethological studies and a rich theoretical legacy beginning with Durkheim (1969), evolutionary anthropologists have proposed that religious behaviors constitute costly signals that contribute to social cohesion (Cronk 1994a ; Irons 1996a, 1996b, 2001 ; Sosis 2003b). Voir aussi : P. Boyer, Et l’homme créa les dieux : Comment expliquer la religionRobert Laffont, Paris, 2001  Voir aussi wikipédia : Richard Sosis et Candace Alcorta ont procédé à une réexamination de plusieurs théories répandues quant à la valeur sélective (fitness) de la religion. Beaucoup sont des « théories de solidarité sociale », qui auraient évolué comme une amélioration de la coopération et de la cohésion entre groupes. L’appartenance à un groupe offre en échange des bénéfices qui peuvent à leur tour améliorer les chances de survie et de reproduction d’un individu. Ces théories de solidarité sociale pourraient expliquer la nature douloureuse ou dangereuse de nombreux rituels religieux. La théorie du handicap suggère que de tels rituels pourraient servir de signaux publics, et difficiles à simuler, montrant que l’implication d’un individu pour le groupe est sincère (nous soulignons). Comme il y aurait un intérêt considérable à essayer de tricher sur le système (en profitant des avantages liés à l’appartenance à un groupe sans pour autant en subir les coûts), le rituel ne pourrait pas être quelque chose de simple pouvant être pris à la légère. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_%C3%A9volutionniste_de_la_religion

22Voir, par exemple : http://www.slate.fr/story/96597/musulmans-desolidariser-charlie-hebdo

23Ce prix peut être particulièrement élevé pour le croyant. D’une part, en raison du parti pris de choquer du journal et, d’autre part, en raison de l’importance des formules performatives dans les rituels chrétiens et musulmans, qui font appel à des actes de langage dont la profération engage le croyant. Du fait de ce prix élevé, le slogan « Je suis Charlie » est un marqueur fort efficace pour évaluer la volonté d’adhérer des musulmans à ce qui peut être vu comme une religion civile (voir note 21, notre soulignement).

24Il y a une tension dans nos sociétés entre deux légitimités : celle du passé et celle des gens. D’un côté, on dit que les « nouveaux venus » doivent s’adapter et donner des gages pour prouver qu’ils deviennent ce que l’on veut qu’ils soient. D’un autre côté, on dit que la souveraineté réside dans la Nation et dans les citoyens qui l’incarnent, lesquels n’ont pas payer tribut -sauf s’ils y consentent- à ceux qui, par le passé, l’incarnèrent. La logique républicaine privilégie la deuxième solution : la République est faite de ses habitants d’aujourd’hui et est appelée à évoluer au gré de ce que ceux-ci décident librement. M. Finkielkraut, qui a bien compris la dynamique à l’œuvre, en appelle à nos mœurs, par delà la République, ces mœurs dont il craint le sacrifice à notre idée du droit Pourquoi la France tient-elle jusqu’à présent à maintenir ces interdictions ? Ce n’est pas seulement au nom de ses valeurs, mais aussi au nom de sa civilisation et de ses mœurs. Et je pressens le sacrifice, à notre idée du droit, de nos mœurs, qui vont au-delà de nos coutumes mais qui incluent aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Je crois précisément qu’il faut que l’école soit l’un des lieux d’apprentissage, par-delà les valeurs républicaines, de la civilisation française. La difficulté provient également de la remise en cause de l’idée nationale. La nation ayant succombé à plusieurs reprises au nationalisme, les esprits étant à la construction européenne, il est de plus en plus difficile de parler, d’assumer même, l’existence d’une civilisation française. C’est pourtant ce qui doit être réaffirmé. Quoi qu’il en soit, il est clair que notre droit nous commande, à nous, enseignants, de ne sacrifier ni le droit ni la République à nos mœurs. Il nous faut donc être vigilants face aux appels de dépassement de la République, qui sont aussi une passion anti-républicaine, prompte, d’ailleurs, à emprunter les atours de la laïcité. Il est préoccupant, par ailleurs, d’observer que ce propos anti-républicain, tenu devant la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, n’ait pas appelé de remarque de la part des sénateurs de la République qui le reçurent. Source de la citation de Finkielkraut : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20150216/educ.html#toc6

25Jean Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ? French Politics, Culture & Society Vol. 25, No. 2 (Summer 2007), pp. 3-18.

26Voir aussi Olivier Roy : Le laïc dit aujourd’hui : « il faut réformer la religion ». Cela est problématique. Le laïc est supposé s’interdire de parler de la religion. La loi de 1905 ne légifère pas sur le religieux, mais sur le culte, c’est-à-dire sur la pratique. Or aujourd’hui, la laïcité devient l’expulsion de la religion de l’espace public vers l’espace privé. On note une évolution dérangeante : c’était un principe constitutionnel de la séparation de l’Église et de l’État, et un principe juridique de l’organisation de la pratique des cultes dans l’espace public. Maintenant on parle de « valeurs laïques », de « morale laïque », elle est devenue une idéologie. D’où le conflit avec le religieux. Source : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/olivier-roy-la-laicite-est-devenue-une-ideologie-13-03-2015-4600_118.php Ou encore, le même Olivier Roy dans Le Monde : L’enjeu, au-delà d’une dimension purement sécuritaire qui est parfaitement gérable (non, il ne s’agit pas du 11-septembre français, – un peu de tenue et de retenue !), est celui de la présence musulmane en France. Cet enjeu se posait bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, mais dans des termes politiquement « localisés » : l’obsession populiste anti-immigration, les angoisses civilisationnelles d’une droite conservatrice se réclamant d’un christianisme identitaire, ou bien la phobie antireligieuse d’une laïcité venue de la gauche, mais qui s’est elle aussi transformée en discours identitaire attrape-tout récupéré par le Front national (FN). Ou, encore, dans le même entretien : Pour simplifier (mais tout est simplification aujourd’hui), deux discours se partagent l’espace public. Le discours désormais dominant (même s’il prétend toujours s’opposer au « politiquement correct », alors qu’il est devenu « le » politiquement correct) considère que le terrorisme est l’expression exacerbée d’un « vrai » islam qui se ramènerait en fait au refus de l’autre, à la suprématie de la norme (charia) et au djihad conquérant, même si ces choix se font plus par défaut et par ressentiment que par certitude de détenir la vérité. En un mot, tout musulman serait porteur d’un logiciel coranique implanté dans son subconscient qui le rendrait, même modéré, inassimilable, à moins, bien sûr, de proclamer haut et fort sa conversion publique à un improbable islam libéral, féministe et « gay-friendly », si possible sur un plateau télé sous les coups d’un journaliste pugnace et intransigeant, lequel pourrait se rattraper de ses complaisances envers les grands « chrétiens » de ce monde. Cette demande de « soumission » est désormais récurrente (« pourquoi vous, les musulmans, ne condamnez pas le terrorisme ? »). Et c’est sans doute par antinomie que Michel Houellebecq invente la soumission à rebours.
Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/09/la-peur-d-une-communaute-qui-n-existe-pas_4552804_3232.html#RRby5RJcTUxC2GFf.99

27L’un de vos prédécesseurs, Vincent Peillon, illustre, avec une passion face à laquelle toute contre-argumentation fondée en raison paraît vaine, l’idée que la laïcité est une religion : Car toute l’opération consiste bien, avec la foi laïque, à changer la nature même de la religion, de Dieu, du Christ, et à terrasser définitivement l’Église. Non pas seulement l’Église catholique, mais toute Église et toute orthodoxie. Déisme humain, humanisation de Jésus, religion sans dogme ni autorité ni Église, toute l’opération de la laïcité consiste à ne pas abandonner l’idéal, l’infini, la justice et l’amour, le divin, mais à les reconduire dans le fini sous l’espèce d’une exigence et d’une tâche à la fois intellectuelles, morales et politiques. Une religion pour la République : La foi laïque de Ferdinand Buisson, Vincent Peillon, éd. Seuil, 2011, p. 277Lorsque j’ai lu ces affirmations et que je les ai confrontées à la charte de la laïcité dont le ministre a disposé l’affichage ostensible dans nos établissements, j’ai ressenti le besoin impérieux de donner un sens métaphorique aux propos de monsieur Peillon. Mais j’avoue ne pas savoir très bien à quoi de républicain peuvent renvoyer ces figures qui font de mon lycée un temple et de moi un prêtre. Je suis, pour l’heure, perplexe.

28On parle bien ici des personnels, pas des élèves. La question de la liberté d’expression de ces derniers recoupe, certes, la question de la neutralité de l’État, comme le montre la question des signes religieux. Mais que des élèves disent « Je suis Charlie » n’a pas tout à fait la même signification que si ce sont les enseignants qui le font. Il est vrai que la loi sur le foulard de 2004 ( http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000417977&categorieLien=id ), en rupture avec la position adoptée par le Conseil d’État (http://www.conseil-etat.fr/content/download/635/1933/version/1/file/346893.pdf ), marque le début d’une évolution visant à restreindre la liberté d’expression des élèves en leur imposant une obligation de neutralité qui jusque là concernait l’État, mais pas eux. Il n’en reste pas moins que cette évolution n’a pas conduit à imposer aux élèves tout à fait les mêmes obligations qu’aux enseignants.

29« D’une manière générale, personne ne doit pouvoir se plaindre en mettant son enfant à l’école publique que celui-ci a été contraint de subir une manifestation qu’il désapprouve par ailleurs. Dans l’espace civil, il en va autrement, puisqu’on est libre d’aller ailleurs. » C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin 2007, p. 55.

30Le fait que la minute de silence ait été, dans nombre d’établissements, imposée renforce la perception que l’École a bel et bien voulu contraindre tous ses élèves à être Charlie. Je me permets de renvoyer à ce sujet à la lettre en annexe que j’adresse à madame Laborde, présidente de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession.

31Cette retenue, dans le chef des élèves, est un acte de fraternité et de générosité. Elle peut être exercée sur soi, mais pas pour autrui. Si nos élèves peuvent choisir d’ignorer les offenses qui leur sont faites, nous, en tant qu’enseignants, ne pouvons nous soustraire à l’obligation de les protéger s’ils sont victimes d’injustices qui découlent d’une atteinte portée aux valeurs fondamentales de l’École que nous avons mission d’incarner et de faire partager.

32Qui, du reste, ne me semble pas en demander tant, comme le dit, en toute simplicité, Riss au Monde : « On a le droit de dire ’Je ne suis pas Charlie’. La question est de le dire pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Si c’est pour défendre des terroristes, là j’ai du mal… Après, on est en démocratie. Tout le monde n’est pas obligé d’aimer Charlie. » http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2015/01/20/riss-la-porte-s-est-ouverte-un-type-en-noir-a-surgi-avec-une-mitraillette_4559650_3236.html#VaTvTFJXfUkeB4FW.99

33On peut remarquer que l’École n’a pas dit : « Je suis Ahmed Mérabet ». Symboliquement, ce policier était un parfait héros républicain. Il est tombé dans l’exercice de son devoir de fonctionnaire et de policier en essayant d’arrêter ceux qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo au prétexte qu’ils avaient offensé l’Islam, alors qu’il était lui-même musulman. Il est sans doute mort sans savoir pourquoi on tirait sur lui, mais cela ne diminue pas son héroïsme, car en devenant policier il a accepté le risque inhérent à cette façon de servir la République. Il ne s’agit certainement pas de diminuer l’horreur que produisent l’ensemble des assassinats qui ont été commis, mais de remarquer que lorsque la société, suivie par l’Éducation Nationale, s’est donnée des héros, elle a écarté Ahmed Merabet et les autres victimes, alors que d’autres récits, d’autres fictions que celle finalement choisie –« Je suis Charlie« -, auraient aussi pu nous fédérer, et peut-être plus largement.

34Il est peu aisé d’établir la réalité d’une sensibilité blessée ou offensée, qui sont des états mentaux non immédiatement accessibles à l’observateur extérieur. On peut toutefois invoquer utilement la décision 307764 du Conseil d’État (http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?oldAction=rechJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000020377598&fastReqId=928715108&fastPos=1 ) : Considérant que la cour administrative d’appel a souverainement constaté, sans dénaturation, que Mlle A qui, après avoir revêtu un foulard islamique, l’avait remplacé par d’autres couvre-chefs, a refusé de façon déterminée de les retirer malgré les demandes de l’administration ; qu’elle a pu, dès lors, déduire de ces constatations, sans méconnaître les dispositions précitées, que les conditions dans lesquelles ces coiffures étaient portées étaient de nature à faire regarder l’intéressée comme ayant manifesté ostensiblement son appartenance religieuse. Il ressort de cette décision que le port passé d’un foulard suffit à conférer une nature de signe religieux ostentatoire à un couvre-chef qui ne l’aurait pas été per se et que cette nature de signe religieux d’un couvre chef n’a pas à être constatée objectivement, puisqu’il suffit que la personne soit regardée comme ayant manifesté ostensiblement son appartenance religieuse. Si des mécanismes intellectuels aussi subtils suffisent à prouver une manifestation ostensible d’appartenance religieuse, il semble clair que l’on doit admettre que l’état mental qui correspond à une sensibilité blessée soit établi à partir des dessins de Charlie Hebdo et des déclarations de nombreuses personnes que ces dessins heurtent. Et ce, par ailleurs, quoi qu’on puisse penser de la décision mentionnée, cohérente sans doute avec la CIRCULAIRE N°2004-084 Du 18-5-2004 JO du 22-5-2004 dont on peut penser qu’elle fait dire à la loi ce qu’elle ne dit pas, en ceci qu’en ses termes, le signe interdit est celui dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieusealors que la loi ne prévoit pas de situer dans la subjectivité du public la définition d’un signe religieux, définition qui ne peut dès lors qu’être objective. La différence est importante, car un bandeau ou une jupe, portés par une jeune fille aux traits maghrébins, peut conduire à reconnaître immédiatement une appartenance religieuse, alors qu’ils ne le permettront pas s’ils sont portés par la fille d’un couple de Suédois blonds.

35Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070169&dateTexte=20080306

36Il faut aussi remarquer que le recours abusif à cette forme d’auto-exonération a un coût non négligeable en ce sens qu’elle affaiblit notre prestige et notre autorité et ce, pour deux raisons. D’une part, parce qu’il est peu élégant de s’exonérer soi-même et, d’autre part, parce que il est dans nos attributions mêmes de donner à voir une forme rationnelle, neutre et distanciée de penser le monde. Plus que pour tout autre, en appeler à l’émotion nous délégitime dans nos missions. Je viens de lire sous la plume d’Emmanuel Todd (ibid) que la France a vécu en janvier 2015 un accès d’hystérie. Son analyse renforce l’idée de la non-imputabilité de l’atteinte à la laïcité dont il est question ici, puisque l’hystérie va sans doute au-delà de la simple abolition du discernement requise pour notre démonstration. Mais il ne faut pas trop se réjouir : on mesure sans mal à quel point exciper d’un accès d’hystérie pour nier qu’il y ait eu faute aurait des effets pernicieux. Restons-en donc à la notion plus sobre et juridique d’abolition du discernement.

37L’ANNEXE I contient le courrier adressé à madame Laborde.