Ma réponse au professeur Dilhac

Cher collègue,
Je viens de publier votre réponse ici : 
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/28/au-sujet-de-lantisemitisme-lettre-au-professeur-dilhac-centre-de-recherche-en-ethique-montreal/

Je publie cette réponse ici :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/29/ma-reponse-au-professeur-dilhac/
Je lirai votre article dès que je pourrai me le procurer : le modeste CDI de mon lycée ne compte pas parmi ses collections la revue Esprit.
Je vous remercie vivement pour votre réponse qui précise utilement un certain nombre de points. Je me réjouis surtout que vous ayez accepté de répondre à mes critiques, même si le temps vous a manqué pour le faire de façon circonstanciée.
Nous devons faire preuve de discernement dans l’application des textes et tout particulièrement lorsqu’il est question de sanctions, ne serait-ce que parce qu’en dépit des proclamations et des circulaires1, l’école n’est pas tout à fait, c’est une litote, un espace de droit. Pour affreux qu’ils puissent nous paraître, certains comportements (la profération de blagues antisémites pendant un cours, par exemple) peuvent ne pas ressortir aux causalités que l’on croit. Lorsque l’on sait le peu de finesse dont nous faisons parfois montre dans nos instances disciplinaires, on ne peut que se féliciter de voir un enseignant manifester une certaine retenue dans l’usage de la sanction ou dans l’établissement de rapports qui peuvent avoir des conséquences extrêmement lourdes et parfois disproportionnées2. Et je suis d’accord avec vous : c’est lorsque l’acte qualifié pénalement (au sens général d’un acte qui, d’après une norme valide mais pas forcément issue du code pénal, est sanctionné par une peine quelconque) a été posé que les difficultés commencent. Nous sommes alors face à des dilemmes tels que ceux que vous évoquez. Ces dilemmes sont sérieux. Ils constituent de véritables petits problèmes de philosophie morale qui se posent au prof et qui ne peuvent jamais être traités comme des déductions géométriques, comme en avait rêvé Spinoza. C’est parce que le texte seul ne saurait engendrer mécaniquement la sanction que la société, en plus des textes de loi, se donne de juges qui, en les interprétant, les actualisent : la loi n’est pas le texte, mais son sens, dégagé par le juge dans les conditions déterminées par son office3. Le prof, devant sa classe, est un juge qui n’a pas les moyens de juger mais qui doit cependant le faire : il commettrait un déni de justice, au sens technique de l’expression, s’il se soustrayait à cette obligation. Mais les conditions sont telles, j’en conviens avec vous, qu’on ne saurait lui reprocher de procéder à des accommodements raisonnables.
C’est dire que ce que je me suis permis de critiquer dans votre démarche -je pense l’avoir indiqué dans mon texte- n’est pas le fait de ne pas dénoncer une blague entendue, mais la suspension, pour ainsi dire, de la légalité républicaine qu’impliquait votre engagement préalable de ne pas donner de suite légale aux propos que vous entendriez pendant la discussion que vous installiez. Je crois que ma critique se situait donc en amont des points que vous visez dans votre réponse. Et je crois, du reste, que nous sommes entièrement d’accord sur l’impossibilité d’éviter certains dilemmes inhérents à notre fonction.
Vous avez donc été confronté à un dilemme. Vous aviez entendu des propos inacceptables que vous ne vouliez pas laisser passer. Ma critique est, essentiellement, une affaire de proportion : je trouve votre procédé trop onéreux. Je pense que l’on peut donner une réponse appropriée à ce genre de propos sans suspendre la légalité républicaine et je pense aussi que cette suspension a des effets collatéraux considérables. Je récuse aussi le privilège qui serait celui d’une matière, la philosophie, dont les débats se situeraient dans une position exorbitante du droit commun.
Dans une note récente, adressée à nos référents-laïcité du lycée et académiques4, je rends compte d’une discussion sur la loi de 2004 où j’ai été amené à évoquer avec mes élèves la question de la désobéissance à la loi. Nous avons essayé de définir les conditions dans lesquelles il est acceptable de désobéir à la loi dans une société démocratique. J’ai insisté sur cette notion de proportionnalité que je mobilise dans la critique que je formule à l’égard de votre article : désobéir à la loi dans une société démocratique requiert de s’interroger pour savoir s’il existe d’autres moyens de parvenir à des buts légitimes, mais aussi de respecter des critères de proportionnalité entre l’importance de l’atteinte au bien juridique qu’une loi injuste fait naître et le moyen, la désobéissance, utilisé pour mettre un terme à cette atteinte.
La plupart des jeunes filles que j’avais devant moi avaient décidé d’obéir à une loi qu’elles trouvaient injuste. Je me suis permis de les féliciter pour la manière sereine, mature et civique qu’elles avaient trouvée de résoudre leur dilemme. Je leur ai rappelé que la République leur demandait d’obéir à ses lois, non de les aimer. Si je puis me permettre, monsieur Dilhac, je pense que, dans la situation que vous racontez, les conditions n’étaient pas réunies qui auraient légitimé votre « désobéissance ».
Je ne suis ni philosophe, ni professeur de philosophie. Je ne prends pas position ici sur la question de la liberté d’expression. Ma démarche est mille fois plus modeste : celle d’un enseignant qui cherche un cadre acceptable pour exercer honorablement un boulot souvent impossible. Je crois que ma position consiste moins à me poser des questions sur des valeurs substantielles qu’à insister sur les principes formels de discussion et à chercher à les expliciter. Je cherche moins à aménager un espace libre de parole qu’à instaurer des délibérations loyales qui s’inscrivent dans des conditions d’argumentation raisonnables et préalablement explicitées. Je cherche moins à dire : « exprimez-vous ! » qu’à dire : « Voici les règles de discussion qui prévalent en ce lieu. Exprimez-vous en les respectant. Nous pouvons, par ailleurs, nous interroger librement sur leur bien fondé… à condition de les respecter pendant nos délibérations ». J’essaye, alors, j’essayerais, plutôt, si la vie se déroulait ainsi qu’on l’imagine dans un échange tel que le nôtre, de faire un petit clin d’œil à Rawls, tel notamment que repris par Dilhac, pour rappeler comment ce philosophe, que nous admirons, a répondu aux objections qu’on formulait à l’égard de sa théorie : il a reconnu que certaines règles de discussion devaient déjà prévaloir au moment de la position originelle d’où, par consensus, dérivent les institutions d’une société juste.
Est-ce que je peux, avant de prendre congé de vous pour me plonger dans mes copies, être un instant ce que je ne suis pas, philosophe, et proposer un énoncé général ?:
Le problème de la liberté d’expression est indissociable de celui des procédures de délibération et il ne peut être pensé en faisant abstraction de celles-ci.
Voilà, je clos ici la parenthèse, redeviens prof et me dispense ainsi de démontrer mon énoncé, au grand soulagement de chacun.
Bon dimanche, monsieur Dilhac.
Cordialement,
Sebastián Nowenstein

1Voir par exemple la Circulaire no 2000-105 du 11 juillet 2000, adressée notamment aux Recteurs d’Académie et qui leur rappelle que les principes généraux du droit sont d’application dans le domaine scolaire.

2Il m’a ainsi semblé nécessaire de réagir, après les attentats de janvier 2015, face à des sanctions qui pouvaient paraître soit comme non fondées en droit, soit comme peu raisonnables : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/29/commission-denquete-sur-le-fonctionnement-du-service-public-de-leducation-sur-la-perte-de-reperes-republicains-que-revele-la-vie-dans-les-etablissements-scolaires-et-sur-les-difficultes-rencontre/

3Nous avons accès aux règles de droit par l’intermédiaire des signes qui les formulent. La signification d’un texte juridique est un autre texte, son « interprétant », qui exprime la règle indiquée par le premier, d’un certain point de vue ou dans un certain contexte, le plus souvent à l’occasion d’un cas ou d’un litige, en vue de répondre à une question de droit. Le sens d’un texte n’est donc jamais donné d’avance, mais toujours l’enjeu et le produit d’une interprétation. Si l’interprétation est une activité rationnelle, ce n’est pas en tant qu’elle parviendrait à retrouver dans le texte un sens qui s’y trouve déjà, mais plutôt parce qu’elle permet de construire, au départ de ce texte, une signification sur laquelle il est possible de s’accorder. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruylant, 2005, dont voici un extrait, page 665.

4http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/29/interrogation-adressee-a-mes-referents-laicite-lenseignant-peut-il-et-doit-il-rechercher-ladhesion-des-eleves-a-larticle-141-5-1-du-code-de-leducation/