Manuel Valls, les poursuites contre un collègue et les Roms.

Il me semble opportun, alors que notre collègue Bernard Mezzadri fait l’objet de poursuites devant le tribunal correctionnel d’Avignon, de publier à nouveau une lettre dans laquelle j’ironisais sur les déclarations de monsieur Valls sur les Roms.
N’ayant jamais été inquiété pour cette lettre, je me permets d’interroger monsieur le Recteur de l’académie de Lille sur la question de savoir si je peux continuer à écrire sans crainte ou si, les temps ayant changé, je dois m’attendre à voir mes courriers signalés par ses services au procureur de la République, à l’instar de ce que fit le recteur de Nice et ancien président de l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse (UAPV).
La lettre à monsieur le Recteur est ici : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2016/01/27/lettre-a-monsieur-le-recteur-apres-les-poursuites-contre-bernard-mezzadri/
On trouve une pétition de soutien à Bernard Mezzadri ici : http://www.petitions24.net/un_enseignant-chercheur_poursuivi_pour_avoir_cite_m_valls

Demande d’instructions au ministre Vincent Peillon.

Monsieur Vincent Peillon, Ministre de l’Éducation Nationale

A Villeneuve d’Ascq, le 28 septembre 2013.

Monsieur le Ministre,

J’ai l’honneur de vous écrire à la suite des déclarations de Monsieur le Ministre de l’Intérieur Manuel Valls et de Madame la porte-parole du gouvernement, Madame Vallaud-Belkacem. Monsieur le ministre de l’Intérieur a déclaré que les Roms avaient vocation à rentrer chez eux en raison des modes de vie qui sont les leurs, extrêmement différents des nôtres. Madame Vallaud-Belkacem a déclaré que M. Valls avait en l’espèce le soutien du gouvernement.

Je prends donc acte de la position du gouvernement et me permets de vous écrire afin de vous demander de bien vouloir me transmettre des instructions pour que je puisse m’adapter à la nouvelle conception des valeurs de la République qui se dégage de la position du gouvernement et continuer ainsi à exercer les fonctions que la Nation me confie, en particulier la première d’entre elles, qui consiste, aux termes du Code de l’Éducation, à faire en sorte que les élèves partagent les valeurs de la République.

Je prends bonne note du fait que certaines catégories de la population, en raison de leurs origines ethniques ou de leur mode de vie, n’ont pas vocation à rester en France ou à être intégrées. La première des questions que je me pose, dans le but de bien transmettre cette notion aux élèves, c’est de savoir si d’autres populations que les Roms pourraient être concernées. Pourriez-vous, dans l’affirmative, me transmettre la liste desdites populations ? Est-ce que cela pourrait être le cas des musulmans, par exemple, dont le député-maire de Nice, M. Christian Estrosi, dans une phrase aux allures étonnamment proches de celle de M. Valls, a jugé la religion incompatible avec la démocratie1? Mais peut-être serait-il préférable de poser un principe général qui serait : « les populations dont le mode de vie est trop différent du nôtre ont vocation à quitter le territoire français ». Il faudrait sans doute alors, dans la mesure où, à ma connaissance -mais je ne suis pas juriste- un tel principe n’apparaît pas dans la loi, déclarer qu’il s’agit d’un principe fondamental de la République, découvert grâce à la sagacité du ministre de l’intérieur.

Je me demande également si les Roms français dont le mode de vie serait extrêmement différent du nôtre ont aussi vocation à quitter le territoire.

Étant donné que la prise de conscience par les Roms de la vocation qui est la leur risque de ne pas être immédiate, ne faudrait-il pas, dans le cadre de la pédagogie différenciée, proposer aux élèves issus de cette population un apprentissage distinct qui tiendrait compte de leur vocation ? Plus fondamentalement, comment peut-on agir pour faire en sorte que la conscience de leur vocation émerge chez nos élèves d’origine rom? Une difficulté non négligeable me semble être à ce propos les nombreux rapports qui montrent à quel point ils sont discriminés et maltraités dans leur pays d’origine (pour les non-français, j’entends ; dans leur pays d’accueil, dans le cas où les Roms français seraient concernés). Nous devrons expliquer à des enfants qui bénéficient des excellences de l’école républicaine que, en raison de leurs origines roms, ils ont vocation à retrouver le racisme et la discrimination qui prévalaient à leur égard dans leur pays. C’est un beau défi qui est lancé là au corps enseignant, monsieur le ministre. J’imagine le travail de rédaction suivant : Étant retournée dans son pays, Ileana, écrit depuis son ghetto un courrier au ministre pour le remercier de lui avoir dévoilé sa véritable vocation. Le sentiment intime d’avoir rencontré sa destinée et de se conformer à sa vocation suffit à son bonheur et compense les menus déboires qu’elle rencontre dans le pays où naquirent ses parents.

En ce qui concerne nos élèves qui ne sont pas Roms, je me demande comment faire en sorte qu’ils comprennent que le fait de désigner un groupe comme l’a fait le ministre de l’Intérieur, avec votre assentiment, en lui assignant la vocation sus-mentionnée, n’est pas en contradiction avec les valeurs de la République que nous avons mission de leur faire partager. Une possibilité serait peut-être, en faisant appel à la notion de mythes et héros que nous traitons dans le cycle terminal, d’expliquer que les valeurs de la République sont des mythes fédérateurs qui ne sont pas appelés à produire des effets concrets. On pourrait citer à l’appui de cette thèse les considérations de Messieurs les Professeurs Michel Troper et Francis Hamon qui, dans leur cours de droit constitutionnel, écrivent:

« En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence » 2

Mais il me semble qu’une façon plus élégante et subtile de procéder consisterait à voir dans les contradictions apparentes entre les positions du gouvernement et les principes de la République la volonté d’ouvrir la possibilité à ceux qui ont la volonté véritable de s’intégrer de consentir un sacrifice consistant à croire en la validité des mythes républicains alors même que le gouvernement semble s’efforcer de la nier. On pourrait dire, comme Tertullien :

« Crucifixus est Dei Filius: non pudet quia pudendum est; et mortuus est Dei Filius: prorsus credibile est, quia ineptum est ; et sepultus resurrexit : certum est, quia impossibile. »3

— La chair du Christ, V, 4,

que croire que la France respecte ses valeurs est croyable parce que c’est inepte, que cela est certain parce que c’est impossible ;

ou, pour reprendre les thèses de l’anthropologue Pascal Boyer, affirmer que croire en ce qui est contradictoire ou contraire à l’expérience ou à la raison serait la véritable preuve de la volonté d’adhérer à la République, à l’instar du croyant qui montre par le sacrifice de sa rationalité qu’il désire ardemment faire partie de son église, s’y intégrer ou s’y assimiler. Une telle profession de foi pourrait permettre de reconnaître les véritables républicains4.

Je me suis dit enfin qu’il y aurait matière à travailler de façon transdisciplinaire avec nos collègues de philosophie sur la notion de causalité. Énoncer un lien causal revient en effet à instaurer une normalité : si X pousse Y dans un abîme, on dira que Y est tombé à cause de l’acte de X et non pas à cause de l’attraction gravitationnelle ou de sa vocation à tomber. Dans l’infinité de faits intervenant dans un événement, nous sélectionnons celui qui sort pour ainsi dire de l’ordinaire, de la normalité, pour lui assigner le titre de cause. Dans les cas des Roms, nous faudra-t-il expliquer, non sans quelque difficulté, certes, que s’ils sont exclus ou expulsés, ce n’est pas parce que nous nous écartons des principes républicains, mais parce que, contrairement à nous, de par leur mode de vie différent, non-normal, pour ainsi dire, ils ont vocation à tomber dans l’abîme de misère et discrimination que représente pour eux leur paysà y retourner, pour m’éloigner de mon image et retrouver les mots de monsieur le Ministre.

Si je vous ai écrit un peu longuement, monsieur le Ministre, c’est parce que je ne voulais pas me contenter de vous demander passivement des instructions. Il me semblait, vous pardonnerez peut-être mon outrecuidance, qu’il pourrait vous être utile de connaître les réflexions que la parole ministérielle et gouvernementale a suscitées chez un fonctionnaire dévoué. Je pense aussi qu’il serait utile que je partage mes réflexions et votre réponse, que j’attends avec impatience, avec mes collègues, voire avec nos concitoyens, puisque l’école et les valeurs républicaines, vous en conviendrez sans doute, c’est l’affaire de chacun.

Je vous prie d’agréer, monsieur le Ministre, l’expression de mes salutations respectueuses.

Sebastián Nowenstein, professeur agrégé.

Annexe : lettre envoyée à monsieur le député-maire Christian Estrosi.

1Je vous pose la question car, sauf erreur de ma part, le ministère n’a pas réagi de façon particulièrement vive aux propos de monsieur le député-maire. Je me permets de joindre en annexe à ce courrier celui que j’avais adressé à M. Estrosi à l’occasion de ses déclarations et que j’avais transmis pour information à monsieur le Recteur de l’académie de Lille. Ce courrier, je vous l’avoue, m’apparaît aujourd’hui comme relevant d’une époque révolue. Est-ce que l’on mesure, monsieur le Ministre, combien est exigeant, bien qu’exaltant, cet état permanent de veille et de révision auquel nous oblige l’évolution vertigineuse des valeurs de la République ?

2 Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 198.
3– La chair du Christ, V, 4 Traduction de wikipédia : « Le Fils de Dieu a été crucifié : je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le Fils de Dieu est mort : c’est d’emblée croyable, puisque c’est inepte ; enseveli, il a ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible. »

4Interpellé par les déclarations de Manuel Valls où il affirmait être à l’écoute des souffrances de son peuple, je me suis imposé de regarder sur Internet une émission où intervenait un certain Zemmour, Éric, je crois, de son prénom. Il a affirmé, je cite de mémoire : On ne négocie pas avec la culture française, on s’y soumet. Je pense que ce monsieur a fort bien résumé ce que je crois être l’interprétation par Manuel Valls de cette clameur populaire, de ces voix qu’il dit entendre : prouvez que vous voulez être Français par une soumission éclatante qui nie votre être. Il s’agirait, si je comprends bien, de subvertir la tradition qui proclame que la citoyenneté repose sur l’adhésion à la loi pour imposer une obligation de mimétisme qui inclurait d’épouser dans ses moindres détails le mode de vie des Français véritables.