Au sujet de l'antisémitisme. Échange avec le professeur Dilhac.

Après la venue de l’ancien déporté Jacques Saurel dans mon lycée, je publie à nouveau l’échange que j’avais eu avec le professeur Dilhac, du Centre de recherche en éthique de l’université de Montréal, au sujet de l’antisémitisme. Dans mon échange avec le professeur Dilhac, je faisais allusion à l’invresemblable télescopage qui s’était produit lors d’une venue précédente, il y a deux ans, de Jacques Saurel dans notre établissement. Alors que monsieur Saurel délivrait son témoignage aux élèves, je faisais cours sur les cas de deux hommes, Enric Marco et Pastor Martínez, qui s’étaient fait passer pour déportés des camps nazis sans l’avoir jamais été. J’ai appris la présence de monsieur Saurel entre nos murs lorsque deux de mes élèves ont justifié leur retard à mon cours par le fait que la conférence de monsieur Saurel s’était prolongée. Que ces deux élèves passent sans transition d’entendre le témoignage d’un ancien déporté à un cours qui traitait de la falsification en histoire par le biais de deux imposteurs (dont un se prodiguait dans les écoles) était pour le moins problématique. Après la dernière visite de monsieur Saurel, je lui ai écrit un courrier dans lequel je mentionne la coïncidence dont je parle ici. Je publie ce courrier ici.
On peut trouver d’autres articles sur ces questions dans ce blog. J’espère trouver le temps bientôt de les regrouper.
La réponse du professeur Dilhac est ici et ma réponse à sa réponse ici.
Une version complète de cette lettre, avec les notes et les annexes, se trouve ici.
 
 
Cher Monsieur,

Je me permets de vous transmettre la lettre (annexe A) que je fais parvenir par la voie hiérarchique à Madame Vallaud-Belkacem. J’y défends l’idée que l’école française ne pouvait être Charlie sans porter atteinte à son obligation de neutralité. Votre ouvrage La tolérance, un risque pour la démocratie? a été un cadre théorique précieux dans ma démarche.

En annexe à la lettre à la ministre figurent : une lettre ouverte à un ancien élève qui éprouvait un sentiment de fraternité islamique à l’égard des combattants de Daech et une lettre à madame Laborde, présidente de la  Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. Dans cette dernière, je questionne la légalité de l’imposition de la minute de silence consécutive aux attentats de janvier 2015.
Alors que je cherchais votre adresse mail, je suis tombé sur le récit1 de l’échange que vous avez eu, alors que vous étiez professeur de philosophie dans un lycée du sud de la France, avec des élèves français qui tenaient des propos antisémites2. Afin de les inciter à parler librement, vous avez dit que ce qu’ils diraient ne sortirait pas de votre classe. Permettez-moi une objection juridique, qui est aussi méthodologique : vous n’aviez pas le pouvoir de suspendre votre obligation légale de porter à la connaissance du procureur de la République les propos antisémites que vous risquiez d’entendre3. Nous, fonctionnaires, pouvons déplorer la législation française en la matière, mais ne pouvons nous en affranchir. Remarquons aussi que vous ne pouviez nullement empêcher un autre élève de rapporter les éventuels propos antisémites qui seraient tenus. À cela, certes, vous ne vous êtes pas engagé, mais vous n’avez pas non plus averti les élèves que, les propos antisémites tombant sous le coup de la loi, le procureur pouvait être saisi par des voies autres que celle de l’enseignant. Remarquons aussi, qu’en droit vous auriez été en partie responsable des infractions qui auraient pu se produire car, d’une part, vous avez accrédité l’idée que vous aviez le pouvoir de suspendre efficacement, pendant votre cours, l’application de la loi commune, et, d’autre part, vous avez incité vos élèves à exprimer publiquement l’idéologie ou la rhétorique antisémite que vous leur imputiez sur la base de la blague que vous avez entendue. De fait -je vous choque sans doute- vous avez incité vos élèves à commettre une infraction. Que les pensées qui allaient s’exprimer correspondissent ou non aux pensées profondes des élèves est subsidiaire, puisque ce que la loi réprime, ce ne sont pas les pensées, mais les paroles. Qu’une analyse objective de la sociologie de vos élèves conclût à la probabilité faible que l’un d’eux dénonçât les propos qui allaient peut-être se tenir pendant votre cours ne rend pas le dispositif acceptable et ouvre une autre problématique : celle d’une réduction des individus à leurs pratiques sociales, comme si un amateur de rugby ou de chasse, élève dans une filière technique d’un lycée du sud de la France, ne pouvait saisir le procureur pour des propos antisémites. Certaines approximations qui peuvent paraître de bon sens nous sont, à nous, enseignants, interdites.
Au delà de la question de la qualification juridique des faits, on peut s’interroger sur l’efficacité d’une démarche éducative qui déclare suspendre le cadre légal pour s’accomplir. Ne fallait-il pas commencer par s’interroger sur la légitimité de la restriction de la liberté d’expression, comme vous le faites fort bien, et de manière nuancée, dans votre livre ? Vous pouviez, ensuite, ouvrir la discussion sur la question de la destruction des juifs d’Europe tout en rappelant vos obligations légales. Vous pouviez préciser que tout fonctionnaire doit faire preuve de discernement, que c’est ce que vous feriez, mais que vous ne pouviez pas4 prendre un engagement que vous n’étiez pas habilité à prendre : celui de ne pas porter à la connaissance du Procureur d’éventuels propos antisémites. Que, encore moins, bien entendu, vous n’aviez pas le pouvoir de garantir une quelconque immunité aux élèves pour leur propos au cas où ceux-ci seraient portés à la connaissance du procureur par d’autres que vous. Enfin, vous n’aviez pas le pouvoir de garantir que rien ne sortirait de la classe, parce que, vos élèves étant des êtres autonomes, vous ne pouviez dicter ou prévoir leur comportement. Vous pouviez aussi rappeler que la loi n’instaure pas de contrôle préalable, mais des sanctions ex post : on peut parler, pour peu qu’on assume le risque de la sanction.
Je trouve que l’idée d’analyser les arguments des négationnistes de manière rationnelle et dépersonnalisée est fort bonne. Mais elle met en relief, justement, ce qu’il ne fallait pas, à mon sens, faire : susciter l’endossement publique par les élèves de propos qui peuvent, en partie du moins, avoir été engendrés mécaniquement par la situation de la classe. Je ne voudrais pas être mal compris : cela m’accable comme vous d’entendre des propos antisémites, mais il me semble qu’il y a une différence non négligeable entre une parole un peu honteuse et cachée, proférée dans une logique murmurée de défi et de provocation et une parole que l’on tient publiquement.
 At the end of the day, I thought I have done the right thing, écrivez-vous. Ce sentiment provient du fait que les élèves vous ont remercié de les avoir laissé parler, qu’ils ont déclaré avoir compris leurs erreurs et pourquoi il était moralement blâmable de diffuser et de soutenir des positions antisémites : At the end of the class, they told me that they were grateful that I let them talk freely, that they understood their mistakes and why it was morally wrong to support and spread anti-Semitic views. Ces remerciements, vous auriez dû les rejeter pour la raison déjà mentionnée que vous avez octroyé quelque chose qui ne vous appartenait pas en créant un espace hors du droit où l’on pouvait tenir des propos antisémites. Je voudrais vous inviter aussi à la prudence : il ne faut jamais se congratuler ou se féliciter trop vite, car les élèves sont très bons pour comprendre ce qu’ils doivent dire5. Vos élèves vous aimaient bien, ai-je cru comprendre ; vous les avez incités à parler librement de ce qu’ils croyaient être leur idéologie, ils vous étaient reconnaissants. Il se pourrait qu’il vous aient simplement dit ce que vous aviez envie d’entendre dans le cadre de cet accommodement pas très raisonnable que vous avez mis en place.
Je vous accable. Pardonnez-moi. Je sais que rien n’est simple. Nous vivons une époque inquiétante. Je ne crois pas que les choses se soient améliorées depuis que vous êtes parti au Canada, depuis donc que nous ne sommes plus collègues. Permettez-moi de vous parler de ma propre expérience, de mon travail de cette année. Ne m’épargnez pas, dans l’hypothèse où vous répondriez à cette lettre en commentant mon propre enseignement. Vos critiques me seraient précieuses car j’estime beaucoup votre travail, même si je critique le cours du collègue que vous avez été. Ou plutôt l’analyse que vous en faites, a posteriori, dans votre article. En cours, on fait toujours comme on peut. De son mieux, mais comme on peut quand-même. Si je vous écris, c’est parce que je pense que plus on réfléchit et on débat, mieux armé on est face au travail impossible dont nous devons nous acquitter.
Au cours de l’année écoulée, j’ai travaillé avec quatre classes de terminale de la filière technique, avec une classe d’espagnol lv3 -je ne vous l’avais pas dit : je suis enseignant d’espagnol- et avec une terminale S. L’enseignement technique français, vous le savez sans doute, mais je le dis pour ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas notre système éducatif, se divise en plusieurs filières. Parmi celle-ci, certaines sont recherchées et les établissements peuvent se permettre de choisir leurs élèves ; d’autres, au contraire, sont évitées et l’on a tendance à y envoyer des élèves dont on ne sait pas bien quoi faire. Parmi mes quatre classes de la filière technique de l’année qui prend fin en ce moment, l’une d’elles avait ce profil. Mes élèves étaient, pour la plupart, issus de l’immigration maghrébine. En début d’année, j’ai écrit mon nom au tableau, puis j’ai dit que j’étais hispano-argentin. Mes élèves ont remarqué que mon nom était peu « espagnol ». Je leur ai expliqué qu’en Argentine on dit que si l’homme descend du singe, l’Argentin, lui, descend des bateaux . Enfant, en Argentine, mes camarades avaient souvent des noms de famille non hispaniques. J’ai ensuite expliqué que « Nowenstein » était un nom juif, juif polonais, et que mon grand-père était arrivé jeune en Argentine. L’une des notions que nous étudions dans le cycle terminal est « Espaces et Échanges ». Il me semble que ce petit témoignage personnel illustre utilement cette notion.
Mais la question n’est pas uniquement d’ordre pédagogique, bien entendu. Elle ne se limite pas non plus à celle de savoir dans quelle mesure on peut parler de soi lorsqu’on est enseignant. Dans le contexte actuel, fait à la fois d’une montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme, il n’est pas forcément simple de savoir quoi faire d’un nom d’origine juive.
Peut-être que le mieux, c’est de ne rien dire de soi. C’est une position cohérente et forte. Je n’ai pas à dire qui je suis : je ne suis pour toi qu’un enseignant et un fonctionnaire. Mais je ne crois pas que je puisse, comme la plupart de mes collègues, du reste, me conformer à cette posture idéale et, me semble-t-il, vainement héroïque6. Je crois que dans toute relation d’enseignement, on cherche toujours un équilibre entre la chaleur d’une relation humaine et la rigueur d’une transmission désincarnée des connaissances. Tel collègue parle, à l’occasion d’un cours sur la guerre d’Espagne, de ce grand-père dont il porte le nom et qui a quitté, enfant, son village ravagé ; tel autre parle de ses souvenirs d’enfant de marin alors qu’il fait un cours de géographie portant sur les ressources halieutiques. Ma personnalité me pousse à mentionner au passage le souvenir de mon grand-père polonais arrivé en Argentine. Devrais-je taire mes origines parce que ce grand-père était juif ? Le courage est le privilèges des forts… non de ceux qui sont forts, mais de ceux qui sont en position de force7. Dans une certaine mesure, je suis en position de force maintenant, après quelques années qui n’ont pas toujours été faciles. C’est une façon de vous dire que j’ai été « lâche » par le passé : je n’ai pas toujours dit que Nowenstein était juif devant mes classes. Mais je n’ai pas honte de d’avoir été « lâche », pas plus que je ne tire fierté de mon « courage » présent. Avant, ma position était telle que je n’étais pas sûr de pouvoir gérer la situation qui naîtrait de cette affirmation que je suis juif par mon père8. Maintenant, je le suis. Il n’était pas raisonnable, avant, de franchir le pas, maintenant, cela l’est. En réalité, bien entendu, ce n’est pas une question de courage ou de lâcheté. Nous sommes tous courageux. Aussi courageux que nous le pouvons. Il est certes déplorable qu’on ne puisse pas mentionner en toute quiétude ses origines juives, comme on peut le faire quand on a un grand-père espagnol. Mais ce n’est pas là le sens de mon propos ici. Ce à quoi je réfléchis, c’est à la question de savoir, les choses étant ce qu’elles sont, ce que je dois faire ou ce que doit faire un enseignant qui se trouverait dans ma situation. Je crois que la situation de faiblesse crée le droit de se protéger et que la situation de force crée le devoir impérieux d’agir. Si je suis en position de force, je dois, dans un climat d’antisémitisme rampant, dire que Nowenstein est un nom juif. Non pour affirmer un droit ou une normalité, ni pour les revendiquer ; pas par provocation9 non plus. La Nation ne met pas des élèves devant moi pour donner un public captif à mes combats, aussi honorables soient-ils, mais pour que je les forme et les éduque. Enseignant et adulte, je ne suis pas prisonnier de mes souffrances ou de celles des miens. Je ne les ignore pas. J’entends les attaques ou les insultes. Mais c’est moi qui décide comment et quand j’agis, car j’agis, lorsque j’officie, en tant que prof et fonctionnaire, pas comme individu blessé. L’affirmation de mes origines juives ne se justifie que dans une optique d’éducation. Elle ne se justifie que si elle conduit l’élève à surmonter et à vaincre une idéologie qui s’empare de lui et l’abaisse. Si je suis capable de créer un cadre ferme et clair, si je suis capable de faire en sorte que l’élève qui serait porteur de préjugés les mette en cause et les questionne, je dois le faire. Tu ne diras pas devant moi que les juifs sont tous des profiteurs, tu ne diras pas que les camps n’ont pas existé. Tu ne le feras pas parce que le lois de la République l’interdisent. Mais aussi, cela tu dois le comprendre même si je ne le dis pas, parce que l’homme qui est devant toi n’admettra pas que l’on insulte la mémoire de ses grandes-tantes mortes dans les camps10. Ce n’est certainement pas pour rien qu’on met des enseignants en chair et en os devant les élèves.
Et, en même temps : Tu dois savoir, même si je ne le dis pas, que, quelles que soient tes opinions et tes convictions, je te traiterai avec dignité, bienveillance et respect, même avec l’affection distante mais incontournable qui accompagne tout acte d’enseignement. Et si tu troubles l’ordre scolaire, je te sanctionnerai, avec dignité, bienveillance et respect. Même avec l’affection distante mais incontournable qui accompagne tout acte d’enseignement.
Je crois qu’il faut prendre au sérieux le second Wittgenstein11 : il n’est pas sûr que, lors de votre cours, vous ayez dévoilé les pensées intimes de vos élèves ; il est certain que vous avez suscité des paroles ; et il n’est pas impossible que ces paroles aient suscité des pensées qui, avant, n’existaient pas. (Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire appel à Wittgenstein pour asseoir ces critiques que je vous adresse. Je suis sûr, par contre, que la lecture du paragraphe du Que sais-je ? cité en note de bas de page me ramène à l’esprit des lectures qui le permettraient mais dont les références m’échappent maintenant. Je me demande s’il ne s’agit pas de Dennett12).
Je crois aussi qu’il faut être attentif à ce que vous nous dites au sujet de la doctrine du danger sérieux et imminent : il n’est justifié de restreindre la liberté d’expression que s’il y a un danger sérieux et imminent à ne pas le faire :
Le juge Louis D. Brandeis dans l’affaire Whitney (1927) clarifia encore la doctrine du danger manifeste et imminent : « Même un danger imminent ne peut justifier le recours à l’interdiction de ces fonctions essentielles à la démocratie réelle, à moins que le mal redouté soit relativement sérieux (…) Il doit y avoir une probabilité d’une atteinte sérieuse à l’État ». Non seulement il faut s’assurer que la probabilité du danger soit élevée, mais en outre il faut que ce danger soit déterminant pour la stabilité des institutions publiques. En outre, selon cette doctrine, le caractère dangereux de l’acte ne réside pas dans le contenu, dans les idées véhiculées, mais uniquement en vertu des circonstances qui empêchent le débat démocratique d’invalider des idées, ou de les rendre moins attractives, et qui accroissent alors la probabilité de l’instabilité. Un même discours peut donc être autorisé ou interdit en fonction des circonstances de son énonciation qui modifient ses effets .
Je pense qu’on pourrait poser un principe plus abstrait, parce que formel ou méthodologique : il ne peut être porté atteinte à une obligation légale que s’il y a un danger imminent et sérieux à ne pas le faire et que la situation est telle que le débat démocratique ne peut opérer spontanément pour que l’objectif visé par l’acte qui porte atteinte à l’obligation légale soit rempli par d’autres voies. Ce principe formel s’appliquerait aux principes substantiels tels que celui de la liberté d’expression. Il suffirait, en effet, de remplacer dans notre énoncé l’expression « obligation légale » par le principe concret qu’il s’agit de préserver13.
Si l’on veut bien accepter la validité de ce principe, on pourrait poser la question suivante sur la séquence de cours que vous racontez : était-il légitime que l’enseignant déclare qu’il suspendait les obligations légales qui étaient les siennes le temps que les élèves expriment l’antisémitisme qu‘il subodorait dans leur chef à la suite de la blague qu‘il avait entendue ?
Vous connaissez déjà la réponse que je vais donner à cette question : non, cela n’était pas légitime, car d’autres moyens s’offraient au professeur pour déciller ses élèves que celui qu’il a finalement choisi.
La question que j’ai abordée, en commentant votre témoignage, n’est pas celle de savoir s’il est légitime d’interdire l’expression d’idées antisémites mais celle de la position que doit adopter un enseignant dans un pays où l’expression d’idées antisémites est interdite. Il reste que l’expérience que vous nous transmettez peut être utile aussi pour réfléchir à la conclusion à laquelle vous arrivez. C’est ce que vous faites, car vous affirmez que la situation qui s’est produite pendant votre cours est un argument fort contre l’interdiction des propos incitant à la haine.
Dans un premier temps, du moins, vos élèves ont refusé, à juste titre, d’emprunter -comme vous les y incitiez- le cheminement qui les aurait conduits à tenir publiquement les propos antisémites que vous avez surpris. Puis, vous avez vous-même exposé les arguments des antisémites, ce que vous pouviez faire, pour ensuite les contester. En fait, l’interdiction de tenir des propos antisémites n’empêche pas leur analyse ou le débat sur eux, vous l’avez montré avec vos élèves. Ce que la République interdit, c’est de faire siens ces propos, qu’ils soient « logés » dans la personne qui les énonce, pas qu’ils soient commentés, étudiés ou analysés14. Ce que l’on prohibe, c’est un dispositif d’énonciation particulier de ces énoncés. Si l’on veut démontrer la nocivité de l’interdiction des propos incitant à la haine raciale, il faut le faire en tenant compte de ce fait. Car tout se passe comme si l’on avait voulu, pour parler comme Austin, dépouiller le propos de sa valeur performative, laquelle naît lorsque la profération engage le locuteur. Si celui-ci se déporte et ne fait que commenter un énoncé, la valeur performative de ce dernier s’atténue fortement, voire s’annule : « la séance est ouverte » n’est pas la même chose que « le président affirme que la séance est ouverte » ou que : « quelqu’un qui dit être le président prétend que la séance est ouverte ».
Peut-on intervenir sur un propos pour détacher au scalpel juridique valeur référentielle et valeur performative ? Peut-on interdire certains propos et affirmer que cette interdiction ne constitue pas une atteinte sérieuse à la liberté d’expression parce que les mêmes idées peuvent être énoncées d’une façon détournée qui annule ou diminue la puissance performative que comporte leur énonciation en tant qu’idées endossées par le locuteur ? Ou, au contraire, restreindre la liberté du locuteur de recourir à un dispositif d’énonciation donné revient-il déjà à porter atteinte sérieusement à la liberté d’expression ? Est-il légitime de moduler les restrictions à la liberté d’expression en fonction des espaces ou des circonstances ?
Je n’ai pas de réponse à ces questions en ce qui concerne la société dans son ensemble. Mais je crois que poser ainsi le problème doit nous conduire à relativiser le passage au général, trop rapide, me semble-t-il, que vous faites à la fin de votre article :
Now I cannot say that I succeeded in changing their mind altogether, but I surely avoided a situation of great concern: let the racist think that he is right but that the Establishment (biased in favour of Jews, immigrants, black people, etc.) prevents him from speaking the truth. That is why I deeply believe that we should not restrain freedom of expression except in the case of clear and present danger. I grant you that what I achieved “between the walls,” in a classroom, is certainly more difficult to achieve in the wider public sphere (“Between the walls”, Entre les murs, refers to a – not very good but famous – novel by François Bégaudeau about a teacher of literature in high school). But I believe this experience makes a strong case against legal bans on hate speech. Persecuting the heretic results in making him a hypocrite but it does not change his faith. This lesson from the 16th century remains true.
Et nous devons nous demander aussi s’il est vraiment possible ou souhaitable de prendre une position générale sur une question qui paraît demander à être traitée in concreto. Nous avons besoin de juges qui apprécient au cas par cas, pas d’une injonction générale qui aurait vocation à régler tous les problèmes par déduction intraitable d’un principe général, qui serait celui d’une restriction de la liberté d’expression réduite au strict minimum.
Mais revenons à l’école, si vous le voulez bien. On peut penser qu’il est légitime d’y créer un biais en faveur de l’argumentation dépersonnalisée et distancée (qui ne se justifierait pas dans un espace public libre où le débat peut réduire à néant, comme le veut Mill, par le truchement de la discussion, des idéologies telles que l’antisémitisme). On peut estimer nécessaire de tenir compte de l’obligation d’assiduité des élèves pour restreindre la liberté d’expression dans l’école au-delà de ce qui est fait dans la société où le citoyen peut, s’il le souhaite, se soustraire à une parole qui le heurte. Il ne se déduit pas de la nécessité que la société soit libre, celle que l’école le soit au même degré. Ces considérations ont pour but de renforcer la critique, essentiellement juridique, que je faisais dans un premier temps de votre positionnement pédagogique. Mais aussi de baliser ce que j’appellerais la transférabilité de données sociologiques ou morales entre la vie à l’école et la vie en dehors de celle-ci : il ne se déduit pas -à tout le moins pas de façon immédiate- d’un succès ou d’un échec à l’école a strong case, pour reprendre vos mots, en faveur de tel ou tel positionnement moral au sein de la société. Je ne déduis pas d’une séquence pédagogique que je désapprouve qu’il soit heureux d’interdire dans l’ensemble de l’espace public les propos que vous avez tolérés ou suscités dans votre classe. L’idée que l’école est une société en miniature ne saurait être assumée comme une évidence. Il reste, je vous l’accorde, que, étant donné que j’arrive à la conclusion qu’il est légitime de restreindre la liberté d’expression davantage au sein de l’école que dans la société, si vous parvenez à démontrer le bien-fondé d’une liberté d’expression absolue au sein de l’école, je devrai admettre qu’il s’agit, en effet, d’un strong case, en faveur d’une telle position au sein de la société. En l’occurrence, ce qui m’empêche de vous suivre, ce n’est pas tant le fait que vous transfériez de façon peu prudente vos conclusions de l’espace scolaire à l’espace publique que mon désaccord avec l’analyse que vous faites de votre séquence pédagogique.
Je voudrais noter aussi qu’il y a quelque chose de circulaire dans votre façon de procéder : Une nuit d’insomnie, gage de la sincérité et de l’intensité de votre engagement, et une position philosophique contraire aux limitations de la liberté d’expression justifient, légitiment ou autorisent le fait de vous écarter de vos obligations de fonctionnaire. Vous conduisez alors une expérience dont les résultats soi-disant positifs légitiment, dans une éthique téléologique, que vous vous soyez écarté d’une éthique du devoir. Ces mêmes résultats ont pour effet de légitimer les principes qui étaient les vôtres et sur la base desquels vous avez mis en œuvre votre expérience. Ces principes accèdent désormais, par l’expérience que vous avez conduite, à un stade supérieur puisque leur bien-fondé se vérifie dans le monde réel : non seulement ils sont bons en eux-mêmes, mais, en plus, ils conduisent à une « vie bonne », puisqu’ils éloignent les élèves de l’idée qu’ils sont victimes d’une conspiration des bien-pensants. Ce dispositif circulaire ne fonctionne qu’au prix d’en exclure le réel, ne serait-ce que dans la mesure où vous avez testé la liberté d’expression dans un cadre légal où elle est interdite et non dans une situation où l’on laisserait toute liberté aux élèves, à l’échelle du pays, pour exprimer leur antisémitisme réel ou supposé. Vos élèves croyaient devoir être reconnaissants à un prof différent qui les avait autorisés à parler. Confusément, ils n’ignoraient pas que le prof n’avait pas le pouvoir de suspendre la loi. Il n’est pas sûr que vous auriez réussi aussi facilement dans un cadre où ces mécanismes que je subodore n’auraient pas existé. Il y a quelque chose de circulaire aussi ou plutôt de contradictoire dans la façon dont vous vous félicitez d’avoir évité une situation de great concern: let the racist think that he is right but that the Establishment (biased in favour of Jews, immigrants, black people, etc.) prevents him from speaking the truth. En fait, votre affirmation n’est vraie que si les élèves voient en vous le représentant de l’establishment, ce que vous êtes, puisque vous êtes devant eux en tant que fonctionnaire, mais ce que vous avez cessé d’être dès lors que vous avez suspendu la loi. Vous apparaissez désormais comme un fonctionnaire rebelle, si vos élèves ont pu parler, ce n’est pas parce que l’establishment est tolérant, mais grâce à monsieur Dilhac, qui, en leur donnant implicitement raison, a suspendu la loi commune. Cela était indispensable pour que les élèves puissent jouir de ce droit que l’establishment leur refuse. Je pense, par conséquent, que la séquence que vous décrivez renforce plutôt que n’affaiblit la croyance que vous pensez avoir anéantie. Vous n’avez pas démontré que l’establishment ne fait pas taire les critiques, mais uniquement qu’un esprit indépendant, monsieur Dilhac, ne le fait pas. Et comme il n’a pu faire prévaloir cette liberté de parole qu’au prix exorbitant de suspendre ses obligations et, aussi, d’affirmer que les propos tenus ne sortiraient pas de la classe, il a dessiné en creux l’intolérance de l’establishment. Votre révolte donne aussi un visage honorable à la position honteuse que vous prêtez à vos élèves, puisque désormais ils pourront dire que la pression de l’establishment est tellement forte et totalitaire que les fonctionnaires et les profs sont acculés à la désobéissance. Il n’y a pas d’autre voie pour ceux-ci s’ils veulent être fidèles à ce que leur dicte leur conscience professionnelle, voire leur conscience tout court.
Je pense que vous serez d’accord avec la plupart des considérations d’ordre général que je viens d’effectuer (même si je ne m’attends pas à ce que vous soyez d’accord avec les conclusions auxquelles ces considérations me conduisent lorsque je les applique à votre cours). Je ne crois pas, en tout cas, que ce que je viens de dire soit en contradiction avec votre livre La tolérance, un risque pour la démocratie? Est-ce parce que vous n’écriviez pas dans un cadre universitaire que vous vous êtes partiellement affranchi de certaines des exigences qui s’y imposent ? Est-ce légitime ? La question se pose aux chercheurs qui interviennent dans le débat publique et aux enseignants qui ont devant eux un public non encore formé. Elle se pose à nous, enseignants du secondaire, avec une acuité particulière. Je suis arrivé sur votre texte à partir d’un lien que vous avez mis dans votre page de l’université de Montréal (http://www.lecre.umontreal.ca/chercheur/marc-antoine-dilhac/), où vous exercez. Vous endossez ce texte en tant que chercheur et enseignant, vous le recouvrez de votre autorité d’universitaire. Je crois que vous ne pouviez pas le faire. Mais imaginons que vous n’ayez pas mis ce lien. Vous auriez fait alors une défense quelque peu déloyale d’une cause qui vous paraît noble.

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Monsieur Dilhac, je m’apprête à vous parler de la façon dont j’ai abordé la question des camps nazis avec mes élèves de STMG. Cela va être long, vous vous en doutez. J’avais juste l’intention d’invoquer votre travail pour justifier en quelques lignes le fait de vous envoyer les lettres ouvertes que je venais d’écrire. Puis, je suis tombé sur votre témoignage et j’ai eu envie de vous parler de ma propre expérience. Mais, il m’a semblé que je ne pouvais le faire sans la relier à votre texte, ce qui appelait quelques commentaires préalables. Ces commentaires, ce sont les dix pages que vous venez de lire. M’avez-vous lu jusqu’ici, monsieur Dilhac  ? Allez-vous continuer votre lecture ? Je comprendrais bien que vous ne le fassiez pas, j’imagine que vous êtes un homme occupé et forme des vœux pour que tous vos lecteurs ne vous écrivent pas aussi longuement que je le fais. Mais je vais continuer. Il m’arrive parfois d’écrire des lettres ouvertes. En général, on ne me répond pas. Je ne vous écris pas seulement en tant que personne, puisqu’en réalité, ce que je fais c’est écrire dans l’espace social que créent vos travaux, et ce, pour tous ceux qui voudront bien me lire. Cela ne m’affectera donc pas trop que vous omettiez de me répondre si vous êtes trop occupé pour le faire. Dans un sens, ce que je fais en vous écrivant, ce que je fais lorsque j’écris à tous ces gens qui ne m’écrivent pas, c’est un peu l’inverse de l’opération que je décrivais plus haut lorsque je disais que la République dépouillait de leur valeur performative certains propos. Ce que je cherche, je crois, c’est, symétriquement, mais dans un sens opposé, à doter d’une valeur performative des propos qui, sans elle, resteraient purement abstraits, non endossés, non incarnés. Si j’écris des lettres plutôt que des articles, c’est sans doute parce que je voudrais que dire soit faire.

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En début d’année, j’ai étudié avec mes élèves un texte de l’écrivain argentin Borges, Tema del traidor y del héroe. Dans ce texte, un homme, Kilpatrick, incarne la révolte irlandaise contre l’oppression britannique. Ses camarades découvrent qu’il est en fait un traître. Il doit être exécuté, mais, pour ne pas décourager le peuple irlandais, Nolan, le plus ancien camarade de Kilpatrick, conçoit le plan d’imputer l’exécution de Kilpatrick à la police anglaise. Le traître accepte de participer à la mise en scène. Le plan est un succès : le peuple irlandais, indigné par l’assassinat de son leader, se révolte et l’Irlande conquiert son indépendance en 1824. À l’occasion du centenaire de la mort du héros, Ryan, son arrière-petit-fils, entreprend d’écrire la biographie de Kilpatrick et découvre la vérité, qu’il occultera pour écrire un livre à la gloire de son arrière-grand-père.

Lorsque j’interrogeais mes élèves sur le jugement moral qu’ils portaient sur le mensonge de Ryan, majoritairement, ils approuvaient son comportement, car il avait protégé l’honneur de son arrière-grand-père. À la suite de ce travail, nous avons étudié un article15 de El País dans lequel des historiens accusaient d’autres historiens de falsifier l’histoire pour servir une cause, celle de l’indépendance de la Catalogne. Nous avons observé que ce dont les historiens étaient accusées était aussi, en partie, ce que Ryan faisait dans le récit, car on peut penser que ce dernier n’agissait pas seulement pour protéger le souvenir de son arrière-grand-père, mais aussi pour protéger le mythe fondateur de l’Irlande. Mes élèves ont été nombreux à penser que Ryan et les historiens accusés de falsifier l’histoire avaient bien fait : ils protégeaient leur pays, leur patrie, auraient-ils pu dire, même s’ils ne l’ont pas fait. Le critère discriminant entre une conduite moralement répréhensible et une autre qui ne le serait pas semblait résider pour beaucoup de mes élèves, je l’ai compris après, dans le fait d’agir ou non en son bénéfice personnel : Ryan et les historiens étaient des gens honorables parce qu’ils ne recherchaient pas de bénéfice personnel, mais celui de leur nation. L’idée que l’on pourrait avoir des obligations de principe, par exemple à l’égard de la vérité, ne semblait guère présente dans leurs esprits. Pas d’éthique déontologique, comme vous dites dans votre livre. En tout cas, ces principes ne faisaient pas le poids lorsqu’on les confrontait aux devoirs que l’on pouvait avoir à l’égard de sa communauté.

Il m’a semblé intéressant d’aborder, dans la séquence qui a suivi le travail sur Borges et sur la question d’une éventuelle falsification de l’histoire catalane, le cas d’Enric Marco, un octogénaire barcelonais qui était devenu président de l’amicale des déportés (espagnols) à Mauthausen et dont on avait fini par apprendre, grâce au travail d’un historien, qu’il s’agissait d’un imposteur. Nous avons aussi étudié le cas d’Antonio Pastor, un andalou dont la déportation imaginaire en Allemagne avait eu les honneurs d’un documentaire diffusé par la télévision andalouse et honoré du prix 28 février du meilleur documentaire de l’année. Notre travail, dans la continuité de ce qui avait été fait précédemment, a surtout consisté à réfléchir sur la question de savoir s’il était légitime de mentir pour défendre une cause noble. Nous avons notamment remarqué que l’historien qui avait démasqué Marco s’était retrouvé dans une situation proche de celle de Ryan dans le récit de Borges, puisqu’en dévoilant la vérité, il portait atteinte au mythe qu’était devenu Marco, dont l’activisme incessant avait permis de mieux faire « connaître » le drame réel et souvent occulté des déportés espagnols dans les camps nazis. La défense de Marco, du reste, consistait à mettre en avant les effets soi-disant positifs de son action. Elle rejoignait donc l’argumentaire de certains de mes élèves. Il me semblait que le fait de voir leur argumentation mobilisée par un personnage aussi douteux et de voir aussi que des élèves comme eux (Marco se prodiguait dans les écoles) avaient été abusés par l’imposteur devrait les conduire à approfondir leur réflexion sur la question. Lors des entretiens individuels de préparation à l’épreuve d’expression orale du baccalauréat (bac blanc), je demandais à mes élèves d’imaginer que Ryan était professeur d’histoire : devait-il mentir à ses élèves pour préserver le mythe de Kilpatrick ? Devais-je, moi, leur prof, leur mentir pour préserver un mythe national français ?

Mais, rassurez-vous, je ne vais pas vous faire le récit de mon année scolaire. Je vous ai raconté tout ceci pour en venir à la question du nazisme, de la Shoah et de la façon dont nous pouvons l’aborder avec nos élèves. Ou, plutôt, je voudrais vous parler de la question du témoin. Ou, plus précisément encore, de la légitimité du recours à l’émotion dans l’école qui est, me semble-t-il, l’une des questions que pose le dispositif de cours que vous avez décrit dans votre article.

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J’ai entamé le travail sur ces impostures dont je viens de vous parler en présentant oralement à mes élèves le cas d’Enric Marco. Ce jour-là, deux de mes élèves, sont arrivés en cours avec 20 minutes de retard. Surpris, je leur ai demandé la raison de leur arrivée tardive. Ils venaient d’entendre le témoignage d’un rescapé des camps nazis et la rencontre s’était prolongée au-delà du temps prévu. Cette coïncidence était problématique : j’ai craint que le travail que j’entamais ne contamine le témoignage vrai du déporté. J’ai insisté sur le fait que l’un des reproches qu’on pouvait adresser à l’imposteur était justement de semer le doute auprès du public au sujet des témoignages des victimes véritables qui avaient le courage d’évoquer leurs souffrances.

Après le cours, je me suis dépêché de soulever la question avec mes collègues d’histoire. Nous sommes convenus d’être particulièrement attentifs au risque que je viens d’évoquer. Pour autant que je sache, mes craintes se sont avérées injustifiées. Mais cet épisode m’a conduit à réfléchir à la question du témoin et, plus généralement, au recours à l’émotion comme moyen pédagogique ou comme moyen d’éveiller les consciences. C’est de cette question que je voudrais vous parler, avant de revenir à votre texte pour l’interroger depuis cette perspective, puisque, me semble-t-il, votre dispositif analytique fait appel aux émotions que vous avez ressenties et que les échanges que vous avez eus avec vos élèves ne se situent pas sur un plan exclusivement rationnel.

Je vous livre la conclusion de cette méditation (que je ne suis pas en mesure d’étayer solidement pour le moment) : nous devons être plus précautionneux que nous ne le sommes lorsque nous faisons appel aux émotions pour transmettre un message à un jeune public. Nous devrions aussi distinguer transmission de valeurs et de savoirs, la morale et la science. Nous perdrons peut-être en impact immédiat, mais la distinction entre croyance et savoir, qui est au coeur de la démarche laïque, nous exige de procéder ainsi. Le code de l’éducation nous impose de faire partager les valeurs de la République. Les valeurs peuvent être connues, dans une démarche de savoir ; les faire partager, cependant, n’est pas une démarche de savoir, mais d’endoctrinement moral. L’école n’est pas l’université, elle reçoit cette mission d’endoctrinement de la nation et elle doit s’en acquitter. Mais l’école est aussi laïque et ne saurait mélanger morale et science. La seule façon, me semble-t-il, de concilier ces deux exigences est de clarifier les choses, de s’interdire de faire de la morale dans un cours d’histoire, mais de laisser toute sa place à un travail d’endoctrinement pendant le temps scolaire. En réalité, l’enseignant d’histoire sobre et scientifique dispense par l’exemple une morale laïque de rigueur intélectuelle. Mais, cette morale n’est pas une atteinte à un enseignement laïque en ceci que sans elle il ne saurait y avoir d’enseignement laïque. Cette morale est impossible à détacher de l’acte même d’enseigner, elle en est constitutive. Elle serait, dans une théorie générale de l’école ce que la thin theory of goodness est dans la théorie de la justice de Rawls16. L’endoctrinement concernant les autres valeurs ne doit pas être le but d’un cours, mais doit trouver sa place ailleurs. Il reste que, fonctionnaires dépositaires de l’autorité publique, nous faisons en sorte que la loi soit respectée pendant nos cours et dans nos établissements scolaires. Nous ne tolérons pas les discriminations de quelque type que ce soit ou… les propos antisémites. Dans l’exercice de notre autorité, nous motivons nos décisions et les fondons sur les textes qui déterminent nos missions et, plus généralement, sur les valeurs de la République, que nous pouvons alors être amenés à expliquer. Dans le monde réel, je l’accorde, il est en général impossible de dresser des frontières étanches entre ces différents ordres. Mais une chose, c’est de dire : tels sont les principes qui guident notre action et nous nous efforçons de les appliquer de la façon la plus parfaite et achevée et une autre chose bien différente est de s’affranchir de ces principes et d’en organiser d’emblée la violation.

Je crois que l’on peut aussi faire valoir un argument pragmatique : notre légitimité est renforcée par une conduite exemplaire qui ne cache pas les lignes de tension ; elle est affaiblie par les contradictions niées. Je suis aussi convaincu qu’une conduite exemplaire crée chez celui qui en bénéficie l’obligation morale de s’en montrer digne. La vertu républicaine et laïque stricte que l’on s’impose à soi et que l’on fait régner dans ses cours est plus efficace que les vitupérations, les injonctions et les limitations de la liberté d’expression. Au contraire, le mélange des genres et la saturation morale de l’enseignement ne peuvent qu’exaspérer et nuire à l’acceptation de ces valeurs que nous avons mission de faire partager. Faire de l’élève quelqu’un qui n’a pas compris nos bonnes valeurs plutôt que quelqu’un dont les valeurs peuvent différer des nôtres est déloyal intellectuellement et de surcroît, contre-productif. Que dans notre grande magnanimité, nous daignions faire des efforts pour élever à nous ces gens qui ne partagent pas nos valeurs ne suffit pas à effacer le problème. Je crois qu’il faudrait que nous ayons l’honnêteté de dire que nous voulons inculquer des valeurs et que nous cessions de nous abriter derrière la notion de compréhension, qui s’applique aux connaissances et pas au fait d’adhérer à des valeurs : on peut comprendre une valeur et ne pas y adhérer17.

Mais, pour aller plus loin, il faudrait savoir si les valeurs sont ou non des croyances, il faudrait savoir aussi quelles sont les valeurs de la République, si celles-ci sont universelles ou non18, il faudrait savoir comment l’inculcation des valeurs au petit d’homme se fait. J’ai devant moi un vaste chantier. Mais je crains surtout que la République aussi ait devant elle un vaste chantier si elle veut savoir ce qu’elle veut dire lorsqu’elle parle sans cesse de ces valeurs qui sont les siennes (selon un sondage récent, la population est un peu lasse d’entendre parler sans cesse des valeurs de la République). Ou alors, il faudra comprendre pourquoi et comment ces valeurs de la République pas très définies sont parvenues à occuper une place aussi importante dans la vie publique française en général et dans l’école en particulier. De quoi toutes ces valeurs sont-elles le nom ?19

Sans paradoxe, ce qui est à l’origine de ces conclusions est une émotion20, que je vais essayer de décrire rapidement. Je comprendrais que vous éprouviez une certaine frustration : vous vouliez plutôt une démonstration de ces conclusions et je ne suis en mesure de vous proposer qu’une émotion. Comme je vous le disais plus haut, ces conclusions intuitives auxquelles je suis parvenu exigent, pour les étayer, un travail que je ne suis pas en mesure d’accomplir maintenant et pour lequel j’ignore si je suis qualifié. Je crois que je dois rester modeste : si ce courrier a un intérêt, il réside dans l’effort d’articuler une pensée d’emprunt (celle que je vous emprunte à vous et à d’autres auteurs) et une expérience vécue (celle du prof que je suis). Il est donc grand temps de revenir au concret.

Après le cours, je me suis donc demandé ce que je pouvais faire pour empêcher que le travail que je mettais en place ne donne des arguments, fût-ce par des chemins tortueux, aux négationnistes. Ma première réaction, qui me produit une gêne dont j’essaye de m’exonérer en me disant que l’impossibilité morale de la suivre se présenta à moi sans délai, ce fut de soumettre le problème au monsieur qui était venu parler aux élèves. Je me suis vu soumettre la question de l’imposture à ce vieux monsieur. J’ai imaginé son incompréhension. Le courage qu’il avait à affronter devant nous son passé d’enfant des camps et le sort de sa famille décimée me paraissait immense et, sans doute, fragile aussi. Pouvoir revisiter ce passé et le faire revivre requiert du courage mais sans doute aussi de mettre en place un équilibre délicat entre la nécessité de contenir la douleur et celle de la faire vivre en soi, fût-ce de manière oblique, pour pouvoir en parler. Germaine Tillon a travaillé sur la question de l’imposture, mais elle l’a fait quand elle l’a voulu et suivant les modalités qu’elle a choisies21. De quel droit imposerais-je une telle réflexion à un monsieur qui ne souhaitait peut-être pas l’aborder ?

Je ne me rappelle pas la chronologie exacte de cet après-midi. Je crains que l’évidence que je ne pouvais pas évoquer la question de l’imposture avec ce monsieur ne se soit pas présentée à mon esprit de façon aussi immédiate que je le pensais. Une conversation que j’ai eue avec la collègue d’histoire qui avait organisé la rencontre et que je n’arrive pas à situer chronologiquement nourrit cette appréhension. C’était, de cela je suis certain22, le jour même du cours. Alors que je lui racontais ce qui s’était passé pendant mon cours, elle m’a dit qu’ils ne demandaient pas au témoin de prouver sa condition de déporté. Ceux qui venaient étaient présentés par une association que l’une de nos collègues connaissait. « On ne lui demande pas sa carte d’identité ! », me dit-elle. Nous étions, ma collègue et moi, assis dans la salle des professeurs. Je me rappelle très bien la scène. Je crois que je me suis dit que la conversation devenait incongrue. Ma volonté de bien faire, d’être rigoureux, scientifique et irréprochable nous plaçait, ma collègue et moi, dans une situation quelque peu absurde.

Il n’empêche, j’ai continué à réfléchir, car il me semblait que nous avions là un véritable problème : nous devons bien, tout de même, apprendre à nos élèves à être rigoureux, scientifiques et irréprochables ; la formation du jugement critique est mentionnée à de nombreuses reprises dans le code de l’éducation. Et en même temps, nous faisons venir devant nos élèves des rescapés des camps devant lesquels l’émotion est telle, ou censée être telle, que nous sommes conduits à suspendre le jugement critique, ne serait-ce que par respect pour leurs souffrances. Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir recours aux témoins, je n’ai pas sur la question un avis tranché. Je dis juste que cela ne peut être fait sans une réflexion poussée qui éclaire un certain nombre de problématiques. Dans la mesure où la question du témoin peut se subsumer à celle, plus abstraite, du recours à l’émotion23, je pense que nous pourrions lui appliquer le questionnement sur l’émotion qui m’a occupé pendant l’année scolaire écoulée et que j’ai évoqué avec quelques collègues d’histoire. Je dis ceci car il me semble comprendre que vous cherchiez à frapper les esprits de vos élèves en montrant le chambres à gaz comme une usine pour ensuite dévoiler de quoi il s’agissait. Vous cherchiez à produire une sorte de choc émotionnel qui mettrait en évidence que la destruction des juifs d’Europe avait été traitée comme une question technique24. Le problème philosophique et moral qui se pose donc à moi en tant qu’enseignant est de savoir dans quelle mesure il est légitime, en classe, d’avoir recours à l’émotion. Je n’ai que des réponses imparfaites à cette question, mais je vais me permettre d’évoquer l’impression qui me reste après les discussions que j’ai eues avec des collègues : on considère comme allant de soi qu’il est toujours bon de faire venir des témoins devant les élèves. Je parle du problème concret des témoins, pour rester au plus près des conversations que j’ai eues, mais il faut avoir présent à l’esprit que l’on peut à chaque fois monter en abstraction pour passer du recours au témoin au recours à l’émotion25.

Le premier sujet de réflexion que j’évoquerai, je l’ai mentionné plus haut, est la tension entre notre obligation de développer le jugement critique et l’impossibilité de permettre qu’il se déploie pleinement devant un rescapé des camps. Une première réponse à cette difficulté peut être de se dire qu’il y a un temps pour tout : on écoute respectueusement le témoin, on se pose ensuite, avec son enseignant, toutes les questions méthodologiques pertinentes. Il ne faut pas cependant négliger la difficulté à assurer l’étanchéité des deux états psychologiques. Je note que même des historiens aguerris se laissent prendre par l’empathie que suscitent les victimes, au point de ne pas voir l’imposture, alors même qu’elle se présente à eux de façon évidente26. Il reste que l’intérêt pédagogique du témoignage est à démontrer per se et qu’on ne saurait se contenter d’en atténuer les inconvénients ou d’en maîtriser les dérives possibles

Mes lectures en neurobiologie et en sciences cognitives m’ont convaincu qu’il n’y a pas d’apprentissage durable sans un certain engagement émotionnel de l’apprenant. Nous sommes, je crois, ainsi faits qu’un apprentissage associé à une émotion est plus facile à retrouver que celui acquis dans un contexte neutre. Changeux27 explique que plus nombreux sont les cheminements neuronaux qui conduisent à un objet mental, plus facile il est de le retrouver et de le connecter à d’autres objets mentaux. Mais on aurait tort, me semble-t-il, de confondre le processus complexe de l’apprentissage et l’un de ses ingrédients ou déclencheurs. Nous ne pouvons pas mettre en place des apprentissages robustes si nous sommes les jouets d’émotions non maîtrisées et non structurées par la raison. De plus, si ce que nous recherchons, c’est la formation d’un citoyen doté d’esprit critique, ce qu’il faut, c’est des cheminements émotionnels personnels, nuancés et délicats, qui seront en résonance avec une pensée propre et autonome. Nous ne recherchons pas, dans cette optique, l’émotion collective dictée et rythmée par des dispositifs qui capturent totalement l’attention et les affects de l’individu dans un élan commun, primaire -j’emploie le terme sans mépris aucun, pour désigner un comportement qui n’est pas uniquement dicté par la raison- et irrésistible28. Je ne dis pas qu’il faille se passer de ce type d’émotion, je dis juste qu’il y a une tension entre la finalité du cours d’histoire et la mise en place de ces moments partagés d’émotion. Je crois que le problème réside en quelque sorte dans le fait que, ayant rejeté des cérémonies ou les rites fédérateurs, ceux-ci se glissent là où ils peuvent : minutes de silence ou témoignages impressionnants des camps. Je me demande s’il ne vaut pas mieux un bon vieux lever de drapeau, acte patriotique et gentiment creux qui ne s’en cache pas, que l’immixtion de l’émotion dans un espace qui doit être celui de la démarche scientifique, le cours d’histoire. Car le problème, et c’en est bien un, est que notre recours à l’émotion est à géométrie variable : nous ne faisons pas venir devant nos élèves des hommes ou des femmes que les militaires français ont torturés pendant la guerre d’Algérie29, nous ne faisons pas non plus venir des Argentins torturés par des militaires de mon pays qui appliquaient les techniques développées par l’armée française en Algérie30. Si le recours au témoin était, en termes pédagogiques, toujours bon et pertinent, on y ferait appel de façon systématique, ce qui est loin d’être le cas.

Sommes-nous tenus par une obligation absolue de cohérence méthodologique ? Je ne sais pas. On peut défendre l’idée d’adopter des méthodologies différentes en fonction des événements ou de leur charge émotionnelle. Je pense à un article31 de Michel Troper qui reconnaissait un défaut de cohérence dans le fait de réprimer spécifiquement la négation du génocide nazi et non celui des Arméniens de Turquie, mais qui, aussi, affirmait que le législateur n’est pas tenu par une obligation de cohérence juridique, même s’il existe une obligation morale de cohérence dans son chef. On pourrait, de façon analogue, défendre l’idée que faire venir dans les écoles les rescapés des camps nazis comporte des avantages singuliers que l’on ne pourrait pas escompter de témoignages portant sur d’autres drames. Mais ce qui me semble clair, c’est que l’on ne peut considérer la chose comme allant de soi. Je crains, pour tout vous dire, que cette singularité de traitement ne soit perçue, avec quelque fondement, moins comme une volonté de faire connaître l’histoire que comme la volonté de se doter d’une symbolique nationale de substitution. Il se pourrait que l’antisémitisme de certains de nos élèves soit favorisé par la volonté de rejeter, dans un geste propre à l’adolescence, tout symbole commun et ce, avec d’autant plus de force que ce symbole est perçu comme imposé dans un environnement rhétorique sans nuances qui fait volontiers de tout acte de défi la preuve d’une altérité irréductible, d’une essence barbare et haineuse qui se fait jour là mais qui préexiste. Il reste que verser dans l’antisémitisme pour assouvir sa soif de révolte adolescente est grave et que cela appelle de notre part une réaction appropriée. Mais nous devons nous-mêmes analyser la situation avec sang froid et recul, ne serait-ce que pour être efficaces dans la réponse. Personnellement, je penche pour le maintien de la tradition de ces témoignages, mais à condition que leur légitimité soit fondée sur des critères de proximité politique, géographique, sociale ou temporelle ; sur le droit aussi et surtout d’une société de traiter de façon particulière certains épisodes de son histoire. À condition également que l’on reconnaisse que ce choix ne relève pas de la science historique mais du droit politique de toute société ou nation de se donner librement certains repères symboliques forts qui dessinent ce qu’elle veut être. Ce positionnement entraîne avec lui la légitimité de questionner dans le débat des choix qui sont, je le disais, politiques et d’en promouvoir d’autres32. Surtout, ce positionnement interdit de frapper d’infamie celui qui réclame un autre équilibre symbolique honorable ; il interdit, en particulier, de présumer l’antisémitisme chez quelqu’un qui questionne sans méchanceté une forme de primauté ou d’exclusivité données aux témoignages des rescapés des camps de la mort nazis.

Comme je vous le disais plus haut, pendant quelques semaines, j’ai embêté mes collègues d’histoire sur la question du témoignage. L’une d’elles a justifié le fait d’y avoir recours en mettant en avant l’anomie de ses classes d’ados (elle enseigne en collège) et leur incapacité à donner du sens à quelque chose d’abstrait. Elle me disait qu’au moins, avec l’émotion, on arrivait à les sortir de leur torpeur, à faire en sorte qu’ils réagissent, que cela bouge un peu. Je lui ai demandé si, justement, ce n’était pas avec un public comme celui qu’elle décrivait qu’il fallait être particulièrement précautionneux. Je crois qu’il serait facile de susciter la stupeur d’un jeune esprit en montrant les cadavres des camps (je ne dis pas que c’est ce que l’on fait, je prends un exemple extrême pour fixer les idées). Mais il me semble d’autant plus dangereux de faire appel à l’émotion que celui chez qui on la suscite est dépourvu des outils intellectuels qui permettent de la problématiser, de la sublimer pour ainsi dire. La violence du fait concentrationnaire et génocidaire ne doit pas être traitée, me semble-t-il, dans un cadre qui enferme l’élève dans une position acritique et passive de récepteur silencieux des images de crimes33. Le risque, c’est que l’élève dresse les barrières du négationnisme et de l’antisémitisme face à une violence qui lui serait délivrée sans les moyens de la penser et la maîtriser.

Je me demande si à force de sommer chacun d’éprouver l’horreur des camps et à le stigmatiser s’il ne réagit pas comme on l’entend, on ne dresse pas un écran entre l’élève et la compréhension de ce que fut le nazisme, puis entre l’élève et la République dès lors que cette dernière fait de cette émotion une sorte de rite initiatique qui, avec d’autres, signerait l’accession de nos jeunes au statut de citoyen accompli.

J’en viens, sans fierté particulière, car le « succès » dont je vais vous parler fut le fruit du hasard, à une scène que j’ai en tête depuis que j’ai commencé à vous écrire et qui me conduit à penser que les élèves peuvent accéder à l’égard des juifs et en dépit des crispations et de l’antisémitisme qui rôde, à cette compassion simplement humaine que l’on éprouve devant la souffrance.

Lorsque l’affaire Marco éclata, un certain nombre de personnalités fêtèrent l’imposteur hors du commun. Mario Vargas Llosa, par exemple, saluait, dans un article publié dans El País, la prouesse de l’histrion génial auquel il souhaitait la bienvenue en littérature, car tous les écrivains sont des menteurs34. Cette posture facile et frivole m’a choqué. J’ai évoqué la question avec mes élèves et leur ai parlé du commentaire que fait l’écrivain Javier Cercas dans le livre qu’il consacre à l’affaire : Marco, dans sa volonté de créer un personnage et une histoire à succès fait une présentation kitsch (c’est le terme de l’écrivain) de la vie dans les camps où il a le beau rôle : il bat aux échecs, rien que pour la beauté du geste, un gardien allemand, alors qu’il sait que cela peut lui coûter la vie, il regarde droit dans les yeux un Allemand qui cherche quelqu’un à fusiller et sa détermination et courage font que l’Allemand l’épargne, etc. Cette bienveillance, celle de Vargas Llosa ou d’autres, devait aussi être confrontée au fait que, la vérité dévoilée, le cas Marco risquait de jeter le discrédit sur d’autres témoignages. Mais surtout, il y avait cette idée que l’on n’a pas le droit de voler la souffrance des autres. J’avais parlé de la souffrance des vrais déportés espagnols et de celle des juifs condamnés à l’extermination. Marco pouvait-il s’approprier tout cela ?

Ce fut alors que B, jeune fille dont les caractéristiques ethniques pouvaient la désigner, dans des représentations trop souvent acceptées, comme susceptible d’endosser cet antisémitisme stupide et, disons-le, nauséabond, qui s’empare parfois de nos jeunes, s’exprima avec passion « Ben non, monsieur, c’est dégueulasse ! Regardez les autres, les juifs, comme ils ont souffert et lui, lui…». Je crois que l’élève a simplement laissé apparaître sa compassion à l’égard des victimes et son indignation à l’égard de celui qui vole leur mémoire. Son avis était celui de la classe35, constituée en bonne partie d’élèves d’origine maghrébine.

Peut-être que la réaction de mes élèves aurait été la même face au dispositif que vous avez mis en place. Mais imaginons que non. Imaginons un instant que les élèves qui font leur la souffrance des juifs, qui considèrent inconcevable qu’on dépouille ces derniers de leur douleur pour s’en revêtir soient les mêmes que ceux qui faisaient des plaisanteries de mauvais goût dans votre classe. Bien entendu, cette façon de poser les choses m’est grossièrement favorable, mais je vous demande de suspendre un instant vos protestations légitimes et d’oublier que je m’institue en juge, alors que je suis partie, pour que nous puissions tirer le meilleur profit de cette expérience mentale que je vous propose. Afin de rendre plus crédible la situation que j’imagine, je vous livre un « échec » qui se rapproche un peu de la situation que vous avez vécue : alors que je montrais une vidéo de la télévision espagnole sur les vagues d’immigrants africains qui essayent d’accéder au territoire espagnol, un élève -appelons-le Saïd, pour ne pas donner son vrai prénom tout en donnant un indice sur ses origines ethniques- a éclaté de rire en voyant un migrant chuter lourdement du réverbère sur lequel il était monté pour échapper aux forces de police. Si Saïd, issu de l’immigration, rit lorsqu’un immigrant tombe, on peut penser qu’il aurait rit aussi, de ce même rire stupide, cruel et immature, devant une allusion aux camps. Mais peu importe, puisque je n’ai pas vraiment besoin de rendre crédible la situation, je me contente de poser que les élèves dont on parle auraient pu réagir comme les vôtres le firent. La question serait, bien entendu, pourquoi ils ont eu accès à leur sentiments de compassion dans un cas et pas dans l’autre. Mon hypothèse est que l’injonction d’être ému est en contradiction avec l’émotion. Dans mon cours, mes élèves n’étaient pas sommés d’être émus. Ils en arrivaient aux souffrances des juifs par un hasard en quelque sorte. Je n’avais pas mis en place un dispositif destiné à leur « faire dire » quelque chose36. Il se pourrait que vos élèves aient reconnu dans votre dispositif les traits caractéristiques d’une démarche qui leur est familière et qui est destinée à susciter leur émotion. Ce qui est terrible, c’est que la réaction des élèves peut se déclencher alors même qu’un cours est irréprochable, c’était peut-être le cas de votre cours, dans une sorte de réflexe pavlovien dont ils sont victimes : dès que j’entends le mot Shoah, je sors mon pistolet parce que je « sais »37 qu’on va encore me sortir la propagande. Qu’un tel comportement soit détestable est une évidence. Mais la question, pour nous, enseignants, est de choisir les moyens les plus efficaces d’y faire face. Dans cette optique, il peut être utile de considérer que nos élèves sont jeunes et soumis à des influences qu’ils ne savent pas maîtriser. Je crois que si l’on veut sauver le malade, il est fondamental de ne pas confondre la maladie qui s’empare de la personne et celle-ci. Je crois que vous avez su éviter cette confusion. Je critiquais plus haut une partie de votre dispositif, celle qui consistait à supprimer l’efficacité de la loi générale, pas votre démarche de discuter avec vos élèves sans les stigmatiser, que j’applaudis.

Je réagis aussi à la tendance à doter d’un événement singulier d’une valeur générale et à celle de produire des relations causales qui n’ont pas pour but de décrire le réel mais de justifier une position donnée. Il existe un genre littéraire particulier que j’appellerais le témoignage de prof. Les règles qui les régissent et qui assurent leur production, pour être connues, n’en sont pas moins d’une redoutable efficacité. Le prof est souvent jeune et plein d’illusions. Il débarque en terrain hostile, dans une contrée « estrange et alliène »38. Souffrance, sentiment de subir des violences (on peut être poignardé symboliquement, comme c’est le cas dans votre témoignage), insomnie. Révélation. Besoin de témoigner des dérives du système dévoilés au prof par son expérience personnelle. Je ne conteste pas la sincérité de ces témoignages, voire leur utilité. C’est leur caractère convenu et réducteur qui m’inquiète, leur manque aussi de réflexion et de scientificité. Mais leur principal défaut est, me semble-t-il, l’usage que l’on en fait : ces témoignages finissent par se substituer au réel dans la représentation que les gens se font de ce qu’est l’école :

The evidence has been there for anyone who cared to look for it, in books like those of Kepel and the growing literature of memoirs written by former teachers in the quartiers who gave up because they could not control their classes or enforce the principle of laicity. In 2004, for example, the Chirac government received a report it had commissioned on the presence of religious “signs and belonging” in the schools, which was promptly buried because its results were so disturbing. This Obin Report was based on on-site visits government inspectors made to over sixty middle and high schools across France, concentrating on disfavored quartiers.

The extent to which life in many of them had been, to employ Kepel’s term, “halalized” shocked them. The report recounts stories of girls being under constant surveillance by self-appointed older brothers who mete out corporal punishment with fists and belts if they deem modesty to have been violated. Wearing skirts or dresses is impossible in many places, also for female teachers. There is an obsession with purity, as students and their parents demand separate swimming hours or refuse to let their children go on school trips where the sexes might mix. If they do go, some refuse to enter cathedrals or churches.

There are fathers who won’t shake hands with female teachers, or let their wives speak alone to male teachers. There are cases of children refusing to sing, or dance, or learn an instrument, or draw a face, or use a mathematical symbol that resembles a cross. The question of dress and social mixing has led to the abandonment of gym classes in many places. Children also feel emboldened to refuse to read authors or books that they find religiously unacceptable: Rousseau, Molière, Madame Bovary. Certain subjects are taboo: evolution, sex ed, the Shoah. As one father told a teacher, “I forbid you to mention Jesus to my son.”
In general the report conveys a sense of enormous religious pressure in certain places. During Ramadan, the more “pious” students harass less observant Muslims, and scared kids have been found eating food on the sly in the bathrooms. One child attempted suicide due to the harassment.39

J’ai l’impression qu’une forme de témoignage personnel, modulé -à l’insu ou non de ceux qui les écrivent- par les attentes d’un certain public, se substitue à l’étude sérieuse des problèmes. Il faut rapprocher de cette production celle d’un certain nombre de rapports officiels dont l’écriture semble dictée par le besoin de justifier des décisions déjà prisesou par celui de se doter d’outils de propagande politique ou idéologique40Une littérature grise faite de témoignages, de rapports et d’ouvrages d’experts douteux comme Kepel fournit, incontestable et évidente pour ceux qui s’en réclament, la base de beaucoup de réflexions sur l’école. On extrapole à l’infini à partir de cas, qui, pour être avérés, n’en sont pas moins extrêmement minoritaires et dont la complexité est écartée au bénéfice d’une lecture aussi simpliste qu’orientéeUn réel massif qui n’a rien à voir avec ces récits est occulté par le grossissement conversationnel ou médiatique de ces situations et, pire, on impute ce type de comportement à toute une population. La boucle se referme lorsque ces imputations viennent « confirmer » les représentations préalables pour renforcer un mécanisme essentiellement tautologique. Il ne s’agit pas de nier la réalité des faits qui sont relatés dans ces témoignages, mais de suggérer qu’ils font l’objet de biais cognitifs considérables d’une amplification et d’une prolifération vertigineuses. À défaut de toute procédure scientifique pour en vérifier l’exactitude, le volontarisme acharné qui veut faire de ces témoignages une description fiable, voire irréfutable, du réel doit être cerné et pensé. Je crois que de nombreux collègues de bonne volonté se retrouvent emprisonnés dans cette forme d’argumentation circulaire.

J‘aurais aimé étayer ce que je viens de dire avec des exemples précis, mais je ne suis pas en mesure de le faire maintenant. Si j’ai le courage de me plonger dans cette littérature dont je vous parle, j’écrirai quelque chose sur la question. J’ai aussi le projet de m’intéresser au sous-genre constitué par la la plainte, ou la complainte, du professeur de français qui produit des analyses sur la décadence de notre langue avec des vérités d’évidence, des sentiments et des intuitions en s’affranchissant de toute méthodologie sérieuse et, souvent, hélas, de toute connaissance en linguistique. Les conclusions auxquelles j’arrive ne reposent donc pas sur des lectures importantes mais, essentiellement sur des propos oraux de collègues41. Elles sont par conséquent provisoires.

Votre texte échappe à l’embrigadement que je décris, à cette impression que l’on ressent lorsqu’on lit un scribe dont le témoignage ne se départit jamais de ce qu’il est de bon ton de dire au sujet de l’école en France. Mais, pardonnez-moi, je crois cependant que ce que vous nous dites est aussi quelque peu dicté par des considérations extérieures qui donnent l’impression de biaiser votre analyse. En l’occurrence, il s’agit de la volonté de prendre position en faveur d’une plus grande tolérance (dans le sens que vous donnez à ce terme dans votre livre) des propos qui nous choquent, notamment des propos antisémites.

J’espère que vous voudrez bien considérer que je vous écris comme je le fais non par méchanceté ou pour, vindicativement, vous accabler, mais parce que partir de votre témoignage se présente à moi comme la meilleur manière d’entamer la réflexion et, peut-être, la discussion. Je vais en rester là, cher monsieur. J’espère que j’aurai bientôt le plaisir de vous lire, soit que vous répondiez à cette lettre, soit que vous publiez quelque chose, livre ou article, au sujet de vos recherches, qui m’intéressent tant.

Cordialement,

Sebastián Nowenstein.

1http://freespeechdebate.com/en/discuss/talking-about-the-holocaust-between-the-walls/

2Ce qui devait être un bref commentaire est devenu, de fil en aiguille, une lettre d’une vingtaine de pages. Il ne m’a pas paru indispensable de modifier ce paragraphe pour le mettre en cohérence avec ce qui, désormais, lui fait suite. Cette note devrait y pourvoir.

3Art. 40 du code de procédure pénale : Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.

4Vous ne pouviez pas légalement, mais vous pouviez, bien entendu, choisir de vous écarter de vos obligations et prendre l’engagement moral et non juridiquement efficace de ne pas porter à la connaissance du procureur ou du proviseur les propos antisémites que vos élèves tiendraient dans l’hypothèse où ils le feraient.

5Les élèves français excellent dans l’exercice grâce à un entraînement tôt commencé qui est d’un mélange subtil de pédagogie du soi-disant débat argumenté et de soumission exigée au maître. Que cette exigence de soumission soit souvent une incantation n’annule pas les effets formateurs du cocktail : l’élève sait ce qu’il doit dire lorsqu’il choisit de se plier aux injonctions qui lui sont délivrées. Je ne suis pas en mesure de démontrer cette affirmation polémique ou provocante.

6Une collègue d’allemand me racontait il y a quelques jours ce que notre collègue d’histoire lui avait, à son tour raconté : étonnée de la méconnaissance d’un fait élémentaire de l’histoire allemande par des élèves germanistes, elle avait demandé à ceux-ci qui était leur prof d’allemand. Les élèves ignoraient tout autant le nom de leur enseignante que le point dont il était question. Ma collègue d’allemand est une enseignante excellente que ses élèves apprécient. Mais pour eux, nous sommes la plupart du temps « le prof de… », une entité susceptible de changer d’apparence, mais essentiellement une. Je cite cette anecdote pour démontrer que le risque est faible de verser dans une dévoilement excessif de nos personnes face à des élèves plus préoccupés par leurs vies que par celles de leurs enseignants.

7Nous devons cesser de nous voir en super héros et adopter plutôt le positionnement du policier. On est fort ou faible en fonction des circonstances. Quand on est en position de force, on impose la loi. Quand on ne l’est pas, le premier devoir du prof, comme du policier, c’est de se protéger soi-même. Nous avons une obligation de moyens, pas de résultat. Les élèves et leurs familles doivent le savoir : s’ils refusent d’assumer leur part de travail dans le maintien de l’ordre scolaire, nous ne pourrons pas le faire régner seuls. J’ajoute que le prof, comme le policier, doit s’interdire d’avoir recours à des moyens non prévus par la loi, quand bien même ces moyens seraient efficaces pour imposer l’ordre.

8Il m’est arrivé de dire : « c’est polonais ». J’ai dit que je n’avais pas honte. Mais j’éprouve une gêne : mon grand-père n’était pas Polonais, il était Juif. Ou, en tout cas, il est, dans mon souvenir, plus Juif que Polonais. Lorsque je suis arrivé en Espagne, à l’âge de dix ans, après avoir quitté l’Argentine des militaires, mon père m’avait conseillé d’occulter mes origines juives, car l’Espagne, disait-il, n’était pas très au clair avec la question de l’antisémitisme. Je crois qu’il a eu tort de me donner un tel conseil. Je crois qu’à l’instar de mes élèves, mes camarades espagnols, même victimes d’une forme d’antisémitisme, auraient su maîtriser celui-ci. On a tort de magnifier les menaces et on a tort de présumer l’incapacité de celui qui nous menace à évoluer.

9Il y a provocation si, alors qu’il est commun d’attribuer à la population maghrébine des sentiments antisémites, j’arrive devant mes élèves et leur lance d’un air de défi : « Nowenstein, c’est juif ». Cela revient à poser comme acquis que tous les maghrébins sont antisémites et que je compte bien mener le combat contre l’antisémitisme qui ne peut qu’avoir trouvé place dans l’esprit de mes élèves, car, cela se voit, ils sont maghrébins. Je trouve qu’il est bien différent de répondre à une question sur l’origine de mon nom de famille.

10Je viens de dire que je ne dois pas agir déterminé par mes souffrances et celles des miens. Il y a une tension avec ce que je viens d’écrire. Elle peut être résorbée en partie si l’on fait la différence entre ce que je dis et ce que je ressens. L’élève ignore tout de mes grandes-tantes, mais peut-être pas entièrement ce qu’un nom juif polonais implique.

11Tel du moins que me le donne à voir le petit Que sais-je ? sur la pragmatique : on trouve chez Wittgenstein, chez le « second » Wittgenstein tout d’abord une critique assez définitive de la théorie subjectiviste et mentaliste de la signification. L’idée que la pensée serait quelque chose d’intérieur au sujet, qu’il faudrait la traduire en mots pour l’extérioriser, cette idée si commune et répandue, paraît aberrante à Wittgenstein. p. 23.

12Dans Consciousness explained, peut-être ?

13Lors de cette dernière rentrée, j’ai discuté avec mes élèves la question de la désobéissance à la loi et leur ai montré que leur position concernant la loi sur le foulard pouvait s’analyser comme une application concrète du principe que je viens d’énoncer. Ils n’aimaient pas cette loi, mais ils choisissaient d’y obéir quitte à la critiquer ou à la combattre dans le cadre de la société démocratique dans laquelle nous vivons. Je les ai invités à faire preuve de la même maturité dans le cadre de l’ordre scolaire : la révolte et la désobéissance ne seront légitimes face à une décision ou une norme qui nous semble inique que s’il n’y a pas de moyen raisonnable ou civil de la renverser. Il faut aussi, leur disais-je, respecter le principe de proportionnalité et ne pas tout casser pour des motifs futils.

14Je crois que cette affirmation est essentiellement vraie. Mais je reconnais qu’elle doit être nuancée et, surtout, étayée. Je ne le ferai pas ici.

16Je ne sais pas si cette comparaison a beaucoup de sens, je dois approfondir la question. Je me permets de vous transmettre ici, encore une fois, une intuition.

17J’aborde cette question dans une note adressée aux référents-laïcité académiques et de mon lycée, qui constitue l’annexe B de cette lettre.

18On peut penser que si, aux yeux du législateur, les valeurs de la République étaient universelles, il n’aurait pas limité comme il le fait dans son texte les valeurs à faire partager. Il aurait dit « les valeurs de l’Humanité » ou quelque chose d’analogue. Il se pourrait toutefois qu’il faille comprendre l’expression en devenir : les valeurs de la République sont celles de toute l’Humanité, laquelle a vocation ou est appelée à le reconnaître. Les valeurs de la République seraient universelles, mais l’Humanité, comme nos élèves, ne le comprendrait pas encore. Les ennemis de la République sont ceux de l’Humanité. La seule façon de nos jours d’entretenir sans rire ce messianisme est de rester extrêmement flou pour ne pas être obligé de reconnaître qu’au niveau de généralité et d’abstraction qu’il requiert, les valeurs de la République n’ont rien de spécifiquement français. Mais, lorsque l’on réduit la focale pour dégager quelque chose de spécifiquement français dans la façon dont ces principes sont mis en oeuvre, on trouve des choses intéressantes ou pittoresques, mais rien de vraiment universel, rien qui ait une vocation universelle autre qu’incantatoire. Et on a alors un souci : sans une certaine vocation universelle, ces principes ou valeurs voient leur force diminuée. Le problème se pose aujourd’hui, puisque le refus de la République d’accueillir un nombre raisonnable de réfugiés syriens affaiblit sa légitimité à se proclamer fraternelle. La fraternité, en effet, se conçoit difficilement sans une certaine vocation universelle. Je me permets de joindre, en annexe (annexe C) à cette lettre, une adresse aux intersyndicales afin d’alerter madame la ministre du fait que le peu de fraternité que la République montre à l’égard des réfugiés syriens risque de troubler les efforts que nous déployons dans le cadre de la Grande Mobilisation de l’École pour les Valeurs de la République.

19J’ai prévu de travailler sur le déploiement et l’inflation vertigineuse de la référence à la laïcité scolaire depuis les attentats de janvier. La confusion qui a présidé à l’enchaînement attentats, réponse au terrorisme par l’école et explication mono-causale des problèmes de l’école par l’affaiblissement de la référence laïque est d’autant plus frappante qu’elle s’articule avec l’affirmation perçue comme une évidence que tout cela est parfaitement clair.

20Je trouve que dans les témoignages d’enseignants, il y a comme un passage obligé, celui de l’évocation d’une émotion qui annonce une forme de révélation. Vous parlez de votre nuit d’insomnie, moi de l’émotion que j’ai éprouvée devant le télescopage improbable qui s’est produit et l’impossibilité morale d’interroger le témoin de façon froidement scientifique. Cela ne me dérange pas que nous ayons des émotions ou que nous en parlions. Ce qui peut poser problème, c’est que convoquer l’émotion soit moins une façon d’éclairer un problème qu’un moyen rhétorique de légitimation. Plus problématique encore est l’idée que l’émotion légitime une démarche pédagogique ou de recherche. C’est, me semble-t-il, ce pari épistémologique sur l’émotion, mais aussi sur l’empathie et l’imagination qui explique les extraordinaires égarements des cas Pastor et Marco en Espagne. Voir note 26.

21Source ?

22Je viens de me dire, au vu de mon emploi du temps, que cette « certitude » n’est pas aussi certaine que cela. C’est étrange, ce sentiment de lutter ainsi entre la volonté d’être exact en écrivant et une tendance involontaire à construire un récit qui m’épargne. Je ne reviens pas en arrière pour modifier mon texte car je tiens à laisser une trace de ces mouvements de mon esprit : ce qui se joue ici, c’est le dilemme qu’affronte Ryan dans le texte de Borges et peut-être aussi le vôtre lorsque vous écriviez votre témoignage et analysiez les événements que vous racontez. C’est aussi celui sur lequel mes élèves ont eu, en lecteurs, à se prononcer : épargner Kilpatrick, c’est protéger l’honneur de l’aïeul mais aussi protéger le prestige d’être le descendant d’un héros. La question de l’échelle du temps est importante et elle aurait pu être mobilisée par mes élèves pour annuler le dispositif dont je vous parlais plus haut : lorsque j’essayais de les amener à considérer la possibilité que Ryan ait mal agi et qu’il avait l’obligation de dire la vérité, j’avais recours à une expérience mentale dont on a déjà parlé : « Dois-je te mentir pour protéger un mythe national français ? ». Mes élèves auraient pu me dire : «Diriez-vous la vérité s’il s’agissait de votre grand-père ? Et si c’était votre père ? Et si c’était vous ? ». Le droit prend acte de l’absence d’isomorphisme des obligations du citoyen en le dédouanant de l’obligation de s’incriminer (https://revdh.revues.org/1091). L’année prochaine, si les élèves ne pensent pas à cette objection, je me la ferai moi-même en cours. Je n’ai su le faire cette année-ci. Comme je disais plus haut, en cours, on fait de son mieux, mais comme on peut quand-même. Dans le dispositif narratif de Borges, la question de l’universalité de la situation qu’il va traiter est fondamental. Je ne m’attendais pas le voir à l’œuvre en moi, dans cette tension qui se manifeste, pendant que je vous écris, dans la façon dont je reconstitue ces événements passés.

23Cette affirmation est trop rapide. Une conversation récente et rapide avec une collègue d’histoire me fait envisager une autre possibilité : on ne fait pas venir le témoin pour susciter l’émotion mais pour donner à voir comment se constitue la mémoire des événements passés. Mes considérations ne concernent pas directement ce cas de figure, mais la situation où l’on cherche à susciter l’émotion de l’élève par la confrontation avec un survivant de l’horreur, ce qui, encore une fois, ne me paraît pas forcément illégitime.

24Pour moi, votre dispositif pédagogique relève de cette technique narrative qui consiste à présenter quelque chose au lecteur, puis, de brusquement révéler que les choses ne sont pas comme on le pensait. Cette démarche pose un problème moral : si, en littérature, il est acquis qu’une telle démarche est licite, il est moins certain qu’elle le soit dans le cadre du cours où l’élève n’a pas donné son consentement à participer à ce type de jeux et alors même qu’il part du principe qu’il ne fera pas l’objet de jeux sans son consentement. Cette note est injuste à votre égard en ceci que j’ignore en quoi a consisté exactement votre cours. Elle est injuste à l’égard d’un certain nombre de pratiques pédagogiques qui s’autorisent certains écarts par rapport à des principes qui ne peuvent être interprétés de façon trop rigide. Il faut noter aussi qu’on peut jouer certains « tours » aux élèves, pour autant que la plaisanterie soit raisonnable et que l’on rétablisse très rapidement une situation normale. Je pense à un cours que j’ai donné il y a des années sur Uqbar, Tlön, orbis tertius, un récit de Borges dans lequel la fiction se substitue au monde réel. L’un des premier signes de ce remplacement et l’apparition de cônes faits d’un métal tellement dense que le fait de les poser sur la paume de sa main laisse sur celle-ci une tache indélébile. Alors que l’on venait de lire le passage, j’ai tendu ma main vers les élèves en leur montrant ma paume sur laquelle j’avais dessiné au crayon gris un rond : « Une tache comme celle-ci », avais-je lancé. J’avais fait ce petit numéro deux ou trois fois. À chaque fois les choses s’étaient dérouléees de façon différente et j’avais dû adopter ma gestuelle et mon comportement pour que surgisse le rire qui levait l’emprise que ma mise en scène avait suscitée. Il faut donc nuancer ce que je disais plus haut : il y a une forme d’accord implicite aux termes duquel, nous pouvons faire des blagues raisonnables, voire induire en erreur pendant un temps très court, faire donc ces jeux dont je parle. Mais je récuse une tendance à faire de tout cours une mise en scène ou une « activité » destinée à faire dire des choses. Excusez-moi encore, monsieur Dilhac, je mets en scène des situations inspirées de quelques éléments de votre cours pour vous parler de toutes ces questions, mais il faut garder à l’esprit que ce sont des expériences mentales que je voudrais heuristiques mais qui ne prétendent pas du tout coïncider avec la réalité de votre enseignement. Je peux donc vous dire que ces jeux doivent être à mon sens limités et raisonnables et qu’il ne me semble pas heureux de traiter la question des camps de la mort par ce biais-là.

25François Hartog (Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps.) considère que, de nos jours, on privilégie les traces que le passé laisse dans le présent plutôt que l’histoire elle-même. J’ai l’impression que l’engouement pour les témoins et la recherche de l’émotion éprouvée par les élèves se substituent à la connaissance et sont en cohérence avec ce présentisme qui semble être notre actuel régime d’historicité.

26C’est ce qui s’est passé de façon étrange et éclatante avec le cas d’Antonio Pastor, l’un des faux déportés sur lesquels a porté mon cours. La faillite, en l’occurrence, ce fut celle d’une historienne reconnue mais aussi celle des médias et celle des instances de contrôle parlementaire de la télévision andalouse. J’analyse longuement la question dans un ensemble de courriers destinés aux acteurs de cette affaire et que je peux vous transmettre. Ce document a cependant deux graves défauts : il est long, dans les quarante pages, et il est en espagnol.

27Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, 1981. Je n’ai pas le texte sous les yeux pour vous donner la ou les pages où je trouve cette affirmation.

28Lorsque j’étais enfant, en Argentine, et que j’assistais aux matchs de l’équipe de Boca Juniors, je transposais la rhétorique glorieuse de la traversée des Andes par l’armée libératrice du général San Martín à l’épopée de mon équipe. L’efficacité d’une certaine rhétorique sur le cerveau d’un enfant ne garantit pas qu’il en fera bon usage. Lorsque je me suis intéressé aux textes produits par ceux qui défendaient l’action de la dictature argentine au mépris de cortège de disparus, torturés et enfants volés, j’ai retrouvé cette rhétorique familière. Lors des travaux de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession, des sénateurs ont à plusieurs reprises demandé la mise en place d’un récit national et réclamé que le mot « patrie » retrouve ses droits à l’école. S’il est certain et visible que le mot leur parle, si l’on peut même concevoir qu’il les touche et les émeuve, il n’est pas du tout certain qu’il y ait une réflexion très claire sur les effets escomptés -autres qu’électoralistes- de la démarche qu’ils prônent.

29Henri Alleg a pas mal tourné , m’objecte une collègue. Dont acte. Mais je continue de penser que cela a été plutôt rare. Je peux reformuler mon propos pour évoquer non « les hommes et les femmes que les militaires français ont torturés », mais « les Algériens que les militaires français ont torturés ». La validité de l’exemple n’en sera pas altérée, puisqu’il sert à montrer que le recours au témoin n’est pas systématique et qu’il se peut qu’il ne soit pas toujours fondé sur des critères pédagogiques objectifs.

30Voir Marie-Monique Robin, auteure du livre Escadrons de la mort, l’école française et du documentaire du même titre qui a reçu le prix du « meilleur documentaire politique de l’année » décerné par l’Assemblée nationale en 2004.

31« Sans doute le législateur est-il tenu à une obligation de cohérence, mais cette obligation n’est pas juridique, elle est seulement morale. » http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1999_num_54_6_279813

32On pourrait généraliser en postulant une sorte de principe plus abstrait de contiguïté morale : nous traitons de façon particulière certains événements qui nous sont proches ou contigus moralement, pour les raisons énoncées plus haut ou pour d’autres. Cette position invite à tenir compte d’un critère d’opportunité : nous accordons une importance particulière, disons, au génocide arménien ou à l’esclavage parce qu’il y a beaucoup de descendants d’Arméniens ou de noirs en France. Non qu’il faille étudier l’histoire de chaque communauté, mais qu’il est important que l’école soit un lieu pacifique et civil ou l’on aborde par la raison les interactions mémorielles qui existent aujourd’hui dans la population française. Les citoyens français d’aujourd’hui sont porteurs de mémoires multiples que le fait d’être Français n’efface pas. De même qu’il est légitime de donner une importance particulière aux faits qui se sont déroulés sur le sol français ou européen, il peut être légitime, par le principe de contiguïté morale que je pose, d’accorder un intérêt particulier à des événements mémoriellement significatifs pour les filles et les garçons qui sont les citoyens de demain et auxquels nous ne saurions demander d’oublier qu’ils sont nés de parents arméniens, algériens ou noirs. L’histoire en général et l’histoire à l’école en particulier a partie liée avec le présent, d’où elle s’écrit. Le nier peut être interprété utilement comme une volonté d’universaliser une vision particulière. Le reconnaître n’implique pas de tomber dans le relativisme ou le présentisme, mais invite à penser avec rigueur et sérénité des questions que l’on doit se garder de traiter par l’émotion et les vérités présumées. Je précise aussi qu’il ne s’agit pas de privilégier le proche à l’universel, mais de choisir des portes d’entrée à l’universel qui s’appuient sur des expériences de vie propres ou transmises par les aînés. L’État peut être neutre et l’enseignement aspirer à l’universel sans pour autant poser l’hypothèse irréaliste, qui devient injonction voilée, d’un individu neutre et dépouillé de toute histoire ou mémoire personnelle. L’entrée à l’universel ne saurait donc faire fi de l’individuel. C’est lorsque la République ne sait plus être aveugle aux différences qu’elle entreprend de les détruire. C’est ce qui s’est passé avec la loi sur le voile : la République a imposé la suppression de ce voile qu’elle ne savait plus ne pas voir en raison du fait qu’elle avait perdu la position de neutralité qu’elle aurait dû avoir. Supprimer le voile vise à restaurer la neutralité, mais elle ne le fait qu’en apparence : il vaut aveu de l’échec préalable et est une sommation au réel d’offrir le mirage d’une neutralité qui n’est plus.

33Je redis encore ce que je disais plus haut. Je suis certain que beaucoup de mes collègues font un excellent travail sur la question du nazisme. Je suis aussi conscient du fait que je n’ai pas les moyens d’avoir une vision globale de la façon dont la question est enseignée en France. Sans doute que j’enfonce des portes ouvertes. Mais je crois aussi, sans pouvoir le démontrer, que le risque que je signale est réel.

34« Señor Enric Marco, contrabandista de irrealidades, bienvenido a la mentirosa patria de los novelistas. » http://elpais.com/diario/2005/05/15/opinion/1116108006_850215.html

35Pour autant que je puisse en juger : je me souviens de vous avoir mis en garde contre cette compétence qu’ont tant d’élèves de dire ce que le prof veut entendre.

36Cette expression, combien de fois ne l’ai-je pas entendue lorsque j’étais stagiaire ? Que voulez-vous faire dire aux élèves ? Je la trouve détestable et fondamentalement en contradiction avec ce qui me semble devoir être un cours. Je cherche à faire réfléchir sur quelque chose, pas à « faire dire » quelque chose. La différence peut paraître oiseuse, mais je crois qu’elle est fondamentale. D’un côté, on met en place un dispositif contraignant que le bon élève doit déchiffrer pour savoir ce que le prof veut qu’il exprime. De l’autre, on donne des documents et on demande aux élèves ce qu’ils leur « font ». Dans le premier cas, on a un dispositif fermé qui produit des élèves hétéronomes occupés à aller à la pêche aux indices que le prof dissémine, de le deuxième, on mise sur l’autonomie et on la valorise. Et je crois qu’il ne faut pas hésiter à intervenir et à dire ce que l’on veut obtenir : j’ai mis en place ce dispositif pour illustrer mon cours qui vise à vous faire réfléchir sur telle ou telle question. Je ne fais pas semblant d’être en retrait pour qu’on fasse semblant que vous découvrez par vous mêmes une « vérité ». Je simplifie outrancièrement : il est bien évidemment légitime que mon collègue de mathématiques veuille faire dire quelque chose à ses élèves si ce quelque chose est, par exemple, une étape dans une démonstration. Il est légitime aussi qu’on veuille faire que l’élève accouche de telle ou telle structure linguistique. Mais il ne me semble pas légitime, voyez-vous, de mettre en place un dispositif (je ne sais pas si cela que vous avez fait) tendant à faire trouver et dire aux élèves que la destruction des juifs a été un processus industriel. Je pense que des choses comme celles-là doivent être énoncées explicitement, par l’enseignant ou par les textes qu’il donne, et étayées. On doit éviter de déduire un tel énoncé de quelques images. Parce que ce n’est pas comme cela qu’on fait de l’histoire, par association d’idées, parce qu’il s’agit là d’une réduction sans justification valable du travail de l’historien, mais aussi de celui du philosophe rigoureux. Le collègue qui donne tous les éléments qui permettent de trouver un résultat en mathématiques est loyal : il fournit tout ce qu’il faut et l’élève peut faire, véritablement, des mathématiques. Arriver à un résultat historique ou sociologique sur les camps par association d’idées à partir de quelques images est une démarche qui caricature le travail savant et accrédite l’idée que l’analyse du nazisme et sa réalité ne reposent que sur quelques émotions habilement suscitées. Nous devons démontrer plus que faire sentir. Ou alors : faisons sentir, si l’on veut, mais précisons que l’histoire, et la philosophie, c’est autre chose. Pardonnez-moi encore, je vitupère sur un cours dont je ne sais pas grand-chose. Je vitupère contre une démarche que je crois voir poindre dans les quelques lignes qui décrivent votre cours. Ce que je voudrais, c’est soumettre à quelqu’un dont j’apprécie le travail philosophique ces questions. Pour ce faire, je pars de vous et de votre pratique, qui ne méritent pas, j’en suis conscient, la vivacité de mes reproches ou de mon indignation. Disons que la tendance que je crois déceler dans votre dispositif me paraît correspondre au réel concret d’une certaine pratique philosophique et de l’enseignement de la philosophie en France. Si j’imagine des dérives apocalyptiques pour une séquence de cours que je considère malheureuse, c’est parce que je pense que ces dérives constituent le réel concret de beaucoup de nos élèves et que je voudrais vous soumettre le problème qu’elles me posent.

37Il est important de réfléchir avec eux sur ce qu’ils « savent ». Mais il faut aussi que nous, profs, réfléchissions à ce que nous « savons » au sujet des élèves ou du moins sur certains d’entre eux.

38Phrase citée par Duby, je ne me rappelle pas où.

39L’intérêt de cet article est celui de ses défauts : la paresse intellectuelle de l’auteur le conduit à se référer exclusivement à la doxa. Il présente comme des données fiables ce qui relève au mieux d’impressions subjectives. Il m’intéresse parce qu’il résume avec complaisance le corpus de croyances que je commente en partie ici. Source : http://www.nybooks.com/articles/archives/2015/mar/05/france-on-fire/?insrc=rel

40La Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession fournit un exemple récent et évocateur d’instrumentalisation d’une instance républicaine au service de la propagande politique ou idéologique.

41Notons qu’il ne faut pas confondre le propos désabusé, fatigué ou amusé du prof devant une énième perle singulièrement pittoresque et le livre qui est censé traiter un problème de façon argumentée et réfléchie.