Lettre à l'inspecteur Cattagna après une formation portant sur le complotisme.

Las des soucis que ses courriers lui causent, Esteban Nierenstein, professeur agrégé d’espagnol, a décidé de publier certains de ses textes dans un univers parallèle au sien : le nôtre, celui de mon blog. Il s’agit d’un échange, que j’ai accepté : certains de mes textes sont consultables dans l’univers d’Esteban. Comme on pourra le constater, Esteban s’attribue dans son texte des courriers que j’ai envoyés. Cette appropriation ne me dérange pas, mais je lui en laisse l’entière responsabilité. On ne saurait en tout cas se prévaloir de ces appropriations pour faire de moi l’auteur de son texte. Il y aurait quelque paradoxe à ce que je sois puni, moi, d’avoir publié des textes que lui s’interdit de publier dans son univers. Vouloir s’épargner des sanctions qui frappent des questionnements loyaux et légitimes ne me paraît pas anormal.

Les lecteurs de ce blog savent, par ailleurs, que les fictions qui sont publiées ici font souvent appel à la théorie des multivers et qu’il est fréquent aussi que des textes issus de la presse du futur trouvent leur voie jusqu’à ces pages.

SN.

Monsieur l’Inspecteur Cattagna II1,
Il m’apparaît nécessaire, à la suite de la formation « COMPLOTISME » organisée par vos soins et à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, de formuler quelques remarques.
J’ai l’intention de publier cette lettre dans mon blog. Naturellement, si vous souhaitez que je publie aussi une réponse éventuelle que vous pourriez m’adresser, c’est avec plaisir que je le ferai.
J’essaierai de montrer ici que dans les exposés qui nous ont été présentés et dans les explications qui nous ont été fournies, on retrouve souvent les caractéristiques que l’on a voulu prêter aux discours complotistes ou qu’on leur prête dans la bibliographie qui nous a été proposée, en particulier dans La démocratie des crédules, de Gérald Bronner.
Je suis aussi frappé par l’incapacité des intervenants à donner des estimations de l’importance des phénomènes2 qu’on étudiait et de leurs effets. Alors que le complotisme s’installe pour ainsi dire institutionnellement à la présidence des États-Unis, alors qu’un candidat à l’élection présidentielle française explique par un complot l’action du parquet national financier, nous avons passé des heures à parler des Reptiliens. Le choix de privilégier des théories farfelues, adolescentes et sans incidence démontrée sur le débat public pose question.
Je proposerai enfin quelques pistes qui me semblent pertinentes pour traiter ces questions.
J’essaye de reconstituer le contenu de nos échanges, mais ne prétends pas en rendre compte de façon littérale.

  1. Absence de données factuelles.

D’emblée, j’ai été frappé par l’absence pour ainsi dire complète de données statistiques ou factuelles qui auraient permis de cerner la portée du phénomène que nous étudions. Comme vous vous en souvenez sans doute, à la fin du premier exposé, j’ai soulevé la question, m’étonnant qu’un extrait de journal télévisée pût tenir lieu de donnée factuelle. J’avais aussi interrogé l’intervenante, qui avait insisté sur la nécessité de distinguer FAIT, OPINION et CROYANCE, sur la question de savoir si l’énoncé central de son propos, à savoir, la très forte croissance du conspirationnisme parmi nos élèves, relevait du fait, de l’opinion ou de la croyance. En effet, en l’absence de toute donnée empirique, il semblait difficile de conclure. J’ai aussi reproché à notre collègue le fait qu’elle utilise un extrait de journal télévisé sans en préciser le statut épistémologique. J’ai vu dans cette démarche, un manque de rigueur et une absence de la nécessaire prise de distance (que nous devons enseigner à nos élèves) entre le fait et le compte-rendu médiatique ou télévisuel qui en est fait. Notre collègue m’a aimablement répondu qu’il s’agissait d’illustrer la prise de conscience par la société de l’ampleur du problème. Bien entendu, la question demeurait toutefois de savoir quelle est l’ampleur du problème : si je me souviens bien, l’extrait de journal télévisé contenait deux témoignages, dont un, celui d’un jeune homme portant casquette, était filmé de dos. La dramaturgie soignée du reportage et le dramatisme dont on avait voulu le colorer ont été d’une efficacité évidente même sur nous, enseignants rompus à l’exercice du jugement critique, mais, malheureusement, ces images ne permettaient pas, chacun en convenait sans doute, de répondre à la question de l’ampleur du phénomène.
Depuis que madame la ministre a lancé la grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République, je consulte régulièrement les ressources que le ministère met à notre disposition dans le cadre de ladite mobilisation. Je suis frappé et perplexe à chaque fois d’y observer ces faiblesses méthodologiques que j’ai imputées à l’exposé de notre collègue. Comment les lui reprocher si notre ministère lui-même se dispense de fournir toute donnée factuelle sur la question ? J’ai donc exprimé des interrogations qui, par delà l’exposé qui nous était fait, portaient sur la démarche du ministère et sur les injonctions que nous recevions de lui. La lutte contre le conspirationnisme est-elle une nécessité factuellement établie ? Est-elle, au contraire, une démarche de communication déterminée par ses effets escomptés et indifférente au réel qu’il serait dès lors inutile d’investiguer ? Concrètement : le complotisme frappe-t-il de façon particulière les jeunes ? Quels effets peut-on craindre de l’emprise du complotisme ? A-t-on établi une typologie des complotismes ? Si chacun de nous peut sans peine donner des réponses intuitives à ces questions, on s’attend à ce qu’une grande mobilisation d’un ministère comme le nôtre se dote d’assises solides, chiffrées et factuelles. Le fait-il ? J’avoue ne pas avoir trouvé la réponse à mes questions dans les ressources que j’ai consultées. Je me suis donc interrogé en somme sur la pertinence pour nous, enseignants, de l’objet que nous étions en train d’étudier.
Vous nous aviez annoncé, en début de notre formation, que vous n’alliez pas prendre la parole, car, avez-vous plaisanté, lorsque les inspecteurs prennent la parole, on n’entend qu’eux. Vous avez, cependant, choisi de vous écarter de votre intention initiale pour, après la réponse de notre collègue à mes objections, exprimer votre point de vue sur les questions que j’avais soulevées. Votre intervention était toute naturelle, car, de par vos fonctions, vous représentez le ministère et il était donc bienvenu que vous répondiez à mes interrogations, qui portaient, certes, sur un exposé, mais aussi, par-delà cet exposé lui-même, sur des choix et des initiatives ministérielles.
Dans votre réponse, vous avez pointé un fait incontestable : notre ministère ne s’occupe pas du complotisme dans les maisons de retraite, qui, nous avez-vous assuré, s’y manifeste aussi. C’est donc le complotisme de nos élèves que notre ministère prend en charge. Vous avez aussi énoncé que si je niais l’importance de l’accroissement du complotisme chez nos jeunes, je niais que la sociologie soit une science. Votre énoncé m’attribuait une position que je n’avais pas défendue et établissait une équivalence entre ledit énoncé et un autre, à savoir, le caractère de science de la sociologie. Sachant que les controverses sur ce type de questions ne se dénouent pas d’ordinaire de façon rapide et considérant qu’un débat sur la scientificité de la sociologie aurait été hors de propos dans notre formation, j’ai préféré garder un silence respectueux après votre intervention. J’aurai l’occasion de m’interroger rapidement sur la question de la scientificité des travaux qui nous ont été donnés comme référence, mais permettez-moi d’observer que votre réponse ne m’a pas convaincu et qu’elle ne m’a pas paru répondre aux exigences d’une délibération loyale. Afin de me référer à un procédé rhétorique qui, lors de notre journée de formation a souvent été imputé aux conspirationnistes, je dirais que votre réponse reposait sur l’inversion de la charge de la preuve. Il m’appartenait de démontrer l’inexistence d’un problème dont vous postuliez l’existence. De surcroît, la démonstration devait être particulièrement forte, car elle emportait avec elle la démonstration du caractère non scientifique de la sociologie.
Il me paraît, à ce propos, opportun de rappeler que le deuxième intervenant, a reconnu, en un clin d’œil sympathique à la discussion que nous avions eue quelques instants auparavant, que, ne disposant pas de statistiques, il lui fallait « constater » l’accroissement du complotisme : « on constate que… », fit-il avec un sourire. Quelque temps après, au cours de la journée, un autre intervenant nous a expliqué que l’une des caractéristiques du discours complotiste était de renvoyer à des supposées vérités d’évidence amenées par des formules telles que celle que je viens de mentionner : dans le document mentionné, il n’était pas dit « on constate que… », mais « nous savons que… ».
Ces rapprochements ont pour but de montrer que le manque de rigueur dans la définition du complotisme et le refus de le fonder factuellement affaiblit de manière considérable notre démarche et  mine notre crédibilité. Il reste, je vous l’accorde sans peine, que le temps de l’école n’est pas toujours celui de la recherche. Si notre institution doit autant que possible délivrer des savoirs certains et s’il est vrai aussi qu’elle ne doit pas laisser l’actualité médiatique ou sociale déterminer son action, il peut arriver qu’elle doive agir avec célérité dans une situation d’urgence.

  1. Sommes-nous dans l’urgence ?

Nous sommes, en tout cas, en état d’urgence. L’ancien premier ministre, monsieur Valls, a proclamé que nous étions en guerre. Madame la ministre Belkacem a lancé, à la suite des attentats de 2015 une grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République. Il semblerait que la lutte contre le complotisme trouve à s’insérer dans ces actes institutionnels. Quelle que soit la difficulté que la raison puisse éprouver à trouver des motifs valides à toutes ces prises de position, elles s’imposent à nous en tant que serviteurs de l’État et nous devons, par conséquent, les prendre en charge. Il reste que si l’on peut s’incliner devant les décisions de notre gouvernement, rien ne nous empêche de chercher à les appliquer de la façon la plus efficace possible et, surtout, il est de notre devoir de nous efforcer d’éviter que la façon dont nous luttons contre le complotisme ne finisse par nous décrédibiliser et par produire des résultats opposés à ceux que nous recherchons. Je reviendrai sur ces risques plus loin, mais je voudrais ici défendre la position que j’ai esquissée lors de notre formation : nous devons traiter le complotisme de façon rigoureuse et ne pas nous cantonner à ses aspects les plus grossiers, tels que les fantaisies sur les Illuminati ou les Reptiliens, qui pourraient aussi être les plus insignifiants.
J’ai suggéré qu’il serait important de parler des accusations de complotisme que monsieur Fillon et son entourage ont lancées à la suite des révélations du Canard enchaîné sur l’emploi d’assistante parlementaire de madame Fillon. Rappelons brièvement dans quel cadre j’ai été amené à formuler cette proposition lors de nos discussions. Un des intervenants ayant fait une allusion qui me semblait transparente3 à l’affaire que je viens de mentionner, j’ai affirmé qu’il était plus approprié de parler de cette affaire que de revenir sans cesse sur les complots des Reptiliens et des Illuminati. J’ai précisé qu’à mon sens il n’y avait nulle entorse à notre obligation de neutralité tant que nous traiterions la question de façon objective et scientifique. Si le complotisme consiste à expliquer telle ou telle situation par des machinations malveillantes que l’on ne peut pas démontrer, il fallait bien admettre que les accusations portées par le candidat à la présidence de la République en relevaient.
Vous avez alors jugé, monsieur l’inspecteur, nécessaire d’intervenir. Vous avez rappelé la présomption d’innocence qui protégeait monsieur Fillon. Je me suis permis de vous contredire : la présomption d’innocence est une notion juridique qui fait peser sur l’accusation la preuve de la faute et empêche de présenter quelqu’un comme coupable en l’absence d’une condamnation effective. Or, ce dont il s’agissait, c’était de savoir si les accusations sans preuves de monsieur Fillon constituaient ou non une démarche complotiste, pas de statuer sur la réalité ou non du travail effectué par madame Fillon.
Monsieur l’Inspecteur, n’est-il pas plus important pour la formation des futurs citoyens de réfléchir sur ce genre d’accusations de complot que de scruter les réseaux sociaux à la recherche d’Illuminatis et autres Reptiliens ? D’un côté, nous avons des fantaisies véhiculées par des sites obscurs, qui ne sont peut-être que des demi-croyances et qui souvent disparaissent des esprits avec la fin de l’adolescence. De l’autre, nous avons des propos tenus par un politicien de premier plan, un ancien premier ministre qui aspire à la présidence de la République. Alors que l’incidence des premières est incertaine, les seconds façonnent le débat publique et légitiment institutionnellement la démarche complotiste.
Mais monsieur Fillon n’a pas, bien entendu, le monopole des affirmations sans preuves. Dans une tribune Facebook du 2 mars 2016, monsieur Valls, à l’époque premier ministre, portait de surprenantes accusations à l’encontre d’un groupe de chercheurs qui avaient critiqué certaines positions de l’écrivain algérien Kamel Daoud. À l’époque, j’avais écrit au premier ministre par la voie hiérarchique4 afin de lui manifester ma surprise et de lui soumettre mes remarques. Il me semblait qu’une discussion argumentée et écrite portée par l’École pouvait avoir tout sa place dans le cadre de la mobilisation décidée par madame la ministre. Il me semblait, de surcroît, qu’appliquer les mises en garde contenues dans le discours de la ministre Belkacem5 au propos du premier ministre était une façon loyale de mettre en pratique les instructions que nous recevons et de faire vivre les principes et valeurs que nous avons vocation à faire partager au titre de l’article L111-1 du code de l’éducation. Je pensais que monsieur le premier ministre consentirait à fournir quelques explications et que, s’écartant de la démarche qu’il employait sur Facebook, il argumenterait de façon rationnelle. Il m’a semblé qu’il y avait là une possibilité de donner à voir à nos élèves une République exemplaire : une École qui incarne pleinement son travail d’éveil critique et un premier ministre qui accepte loyalement de délaisser des procédés argumentatifs sui generis pour assumer ceux fondés sur la raison, ceux, donc, de l’École. Malheureusement, le premier ministre n’a pas jugé opportun de répondre à mon courrier et j’ai renoncé à travailler avec mes élèves sur son texte. J’ai craint de leur donner à voir une République trop crispée, pas vraiment exemplaire. Aujourd’hui, j’envisage de soumettre ce courrier auquel monsieur Valls n’a pas répondu à des universitaires. Il s’agit de rechercher dans la société civile les réponses que monsieur le premier ministre n’a pas fournies.
Il y a une forme de naïveté dans le chef d’un enseignant à requérir le premier ministre afin de montrer l’exercice de la citoyenneté à ses élèves. De la prétention, de la fatuité, de l’outrecuidance, ce sont des défauts qu’on pourrait m’imputer. Je vous prie de croire, monsieur l’Inspecteur, que cette naïveté -cette prétention, cette outrecuidance- est une méthode, pas nécessairement un trait de personnalité qui disqualifierait mes remarques. C’est une façon de montrer que l’exercice de la citoyenneté républicaine ne connaît pas de limites et ne se censure pas. Du reste, en écrivant comme je le fais souvent à telle ou telle autorité, je ne m’attends pas à obtenir des réponses. Il s’agit d’écrire publiquement dans l’espace social que créent les institutions. L’adresse au premier ministre était double : elle visait la personne, mais aussi la fonction. Cette adresse vise modestement -parce que localement- à desserrer l’étreinte que le recours aux théories complotistes, celle d’un premier ministre, en l’occurrence, fait peser sur la délibération publique. Le discours complotiste, en refusant la argumentation loyale, se traduit en effet par une attrition du débat publique.
J’ai aussi émis l’idée qu’outre un travail sur la façon dont le recours aux théories complotistes intervient dans l’espace publique, il serait aussi bienvenu de travailler sur de véritables complots. N’était-ce pas là la meilleure façon qui soit de rendre dérisoires les complots grotesques et adolescents des Reptiliens ? Lors de nos discussions, les exemples de la guerre d’Iraq et des attentats de Madrid avaient été évoqués. Je me suis permis d’ajouter à ces deux exemples de conspirations destinées à abuser l’opinion publique l’exemple de l’industrie du tabac, qui avait agi afin de tromper la population sur la dangerosité de la cigarette.
Que l’État ait décrété qu’il y a urgence à agir ne suffit pas à justifier que nous nous focalisions sur des théories du complot insignifiantes, ces théories que les médias ressassent en boucle se copiant les uns les autres. S’agit-il de guérir des élèves atteints de complotisme ?, ai-je interrogé. Ou de se donner un objet d’étude sérieux ? Votre réponse m’a rassuré : vous avez rejeté la métaphore médicale. Pouvait-il en être autrement ?

  1. Liberté de conscience et jugement critique.

L’École a pour mission de transmettre des connaissances, de former au jugement critique et de faire partager les principes et valeurs de la République. Elle ne se mêle des croyances, qui relèvent de la liberté de conscience de chacun, que si celles-ci interfèrent avec ses missions. Ainsi, l’École ne cherche pas à extirper les croyances religieuses des élèves. L’école enseigne la théorie de l’évolution, parce que cette dernière est la plus à même de décrire le vivant ; elle ne le fait pas pour détruire telle ou telle croyance.
Quid des Reptiliens ? L’École peut-elle chercher à détruire la croyance en leur existence ? S’il n’est pas impossible de trouver des arguments en faveur d’une réponse positive à cette question, il me paraît qu’établir une typologie des croyances pour distinguer celles qui doivent être extirpées par l’École de celles qui ne doivent pas l’être risque de conduire à une situation difficilement lisible par les élèves et les familles. Les religions seraient-elles sanctuarisées, alors que d’autres croyances feraient l’objet de mesures d’éradication ? Une intervenante énonça avec force et sans preuves que si tous les complotistes ne partaient pas faire le djihad, tous les djihadistes étaient complotistes. Il s’agit sans doute d’un argument fort, mais insuffisant, ce que l’on peut prouver par une démonstration par l’absurde : tous les musulmans ne sont pas djihadistes, mais tous les djihadistes sont musulmans. Cherchera-t-on à éradiquer l’islam ?
Il est certain, en revanche, que l’École peut se donner le complotisme comme objet d’étude, de même qu’elle peut légitimement étudier le fait religieux. N’est-ce pas infiniment plus raisonnable d’agir de la sorte, ai-je demandé ? La difficulté, bien entendu, c’est qu’il faudrait alors définir rigoureusement le phénomène et éviter les approches déséquilibrées ou non fondées sur des faits.

  1. Le complotisme est-il au programme ?

Vous avez affirmé, monsieur l’Inspecteur, que le complotisme ne figurait pas dans nos programmes. Vous avez ajouté que les élèves s’intéressaient aux Templiers et pas à l’industrie du tabac.
De ces deux affirmations, vous avez conclu que nous devions nous intéresser aux Templiers.
Ce syllogisme me pose problème. Ses deux prémisses me paraissent douteuses et sa conclusion fausse, même dans l’hypothèse où les deux prémisses seraient vraies. L’École a mission d’éveiller à l’inconnu et d’enseigner ce que l’élève ignore. Si elle ne s’interdit pas de s’intéresser aux sous-cultures des élèves, elle n’a pas vocation à faire découler de ces dernières les contenus qu’elle enseigne.
Il reste que, même si votre syllogisme doit être écarté, cela vaut la peine de s’intéresser aux deux prémisses qui le fondent.
Le programme de langues vivantes du cycle terminal est organisé autour de quatre notions : espaces et échanges, l’idée de progrès, mythes et héros et lieux et formes du pouvoir. Il n’est guère nécessaire de faire appel à des constructions sophistiquées pour intégrer l’étude du complotisme et des complots dans ces notions. Je connais moins bien les programmes des autres disciplines, mais il me semble que nombreux sont ceux qui peuvent accueillir une réflexion sur les questions qui nous occupent.
Que les élèves s’intéressent véritablement et en nombre significatif aux Templiers n’a pas été que je sache, prouvé. Pas plus que leur désintérêt pour la manière dont l’industrie du tabac manipule nombre d’entre eux pour les amener à s’intoxiquer et à mettre en danger leur intégrité physique. Il me semble cependant évident que l’École est dans son rôle lorsqu’elle cherche à préserver la santé des élèves et à susciter leur intérêt pour la question que j’évoque.

  1. Être cohérents pour être crédibles.

Les conspirationnistes s’expriment, aussi, en français, comme nous, en particulier quand on traduit leurs propos de l’allemand. Les conspirationnistes utilisent des procédés rhétoriques. Les conspirationnistes emploient des pronoms, des verbes, des adjectifs et des adverbes quand ils parlent. Les conspirationnistes partagent l’écran en trois en dessinant deux lignes verticales. Les conspirationnistes utilisent les codes de la télévision. Les journalistes de Russia today savent se montrer serviles avec leurs invités. Ils utilisent aussi l’ironie. Ils disent « nous savons que… ».
L’un des intervenants s’est efforcé de nous montrer les procédés que les conspirationnistes utilisent pour convaincre ceux qui les écoutent. Il n’a pas pu montrer que lesdits procédés leur sont propres ni que les conspirationnistes ne font pas appel à d’autres procédés. Il n’a pas dit en quoi le « Nous savons que… » des conspirationnistes diffère du « On constate que… » d’un enseignant.
Étudier les procédés qui permettent aux médias complotistes de susciter la conviction ou l’adhésion à partir de pas grand-chose est une démarche légitime. À condition, bien entendu, de ne pas prétendre contre toute évidence que les médias orthodoxes sont irréprochablement objectifs. Ils ne l’ont pas toujours été lorsqu’il s’est agi d’informer sur les supposées armes de destruction massive qu’aurait possédées l’Iraq de Sadam Hussein, ils ne l’ont pas toujours été lorsqu’il s’est agi d’informer sur les attentats de Madrid et ils ne l’ont pas toujours été au sujet des manipulations de l’industrie du tabac. La rhétorique creuse et la servilité à l’égard des « experts » ne sont pas l’apanage des médias confidentiels ou exotiques.
Non sans solennité, monsieur l’Inspecteur, vous avez voulu alors nous mettre en garde. Critiquer les médias orthodoxes risquait d’augmenter la méfiance. Le doute non contrôlé -le doute anarchique, avait dit un intervenant- risquait non pas de déciller, mais -avez-vous dit- de tout ébranler. Le doute risquait d’agir sur nos élèves comme des bactéries. Et, comme pour donner plus de force à votre message, vous avez doublé la métaphore de l’infection par celle de l’explosion catastrophique : le doute non maîtrisé risquait d’être des bactéries ou des bâtons de dynamite, susceptibles de tout détruire.
Ayant défendu l’idée d’inclure les médias orthodoxes dans l’exercice critique, j’ai demandé la parole pour réagir à votre propos : votre double métaphore m’avait paru excessive. « Je vous l’accorde, monsieur Nowenstein », avez-vous dit. Puis vous nous avez souhaité de bonnes vacances.
Vous étiez sans doute fatigué, monsieur l’Inspecteur. Je souhaite attribuer à cette fatigue votre réaction. Je ne combattrai pas dans ce qui suit l’idée que les propositions que j’avais formulées puissent être valablement associées à des bactéries ou à des bâtons de dynamite. Je me contenterai de me demander s’il y a ou non des objections dirimantes à opposer à l’idée d’analyser de façon critique les médias les plus importants.
Mais peut-être protesterez-vous que vous n’avez pas banni la critique des médias. Vous ne vous opposez qu’à la critique excessive. Ce qui m’autorise à discuter ici la formulation que j’ai substituée à votre métaphore des bactéries et des bâtons de dynamite, c’est le contexte dans lequel vous parliez. Il était 16 heures passées lorsque vous avez pris la parole longuement et, je le disais plus haut, avec solennité. Nous avions passé six heures -j’exclus les conversations du repas- à parler de la désinformation véhiculée par d’obscurs sites complotistes et des officines étrangères. Dans ce contexte, réagir comme vous l’avez fait à de modestes demandes d’une plus grande cohérence dans l’étude de la désinformation revient, dans les faits, à nous enjoindre à restreindre sévèrement le travail de réflexion critique sur nos médias les plus importants. J’observe à ce propos que les réserves que j’ai formulées au sujet de l’extrait de journal télévisé dont nous avons déjà parlé n’ont pas suscité votre approbation et que la preuve par le journal télévisé d’Élise Lucet de l’expansion du complotisme ne vous a pas heurté.
D’autres intervenants sont allés dans le même sens que vous. L’une d’elles pour nous mettre en garde, comme vous, contre les risques de décrédibiliser la presse sérieuse par un exercice excessif du jugement critique. Un autre a voulu nous prémunir, de façon plus générale, contre le doute anarchique, sans toutefois nous donner les éléments qui permettent de le différencier du doute acceptable.
Il y a deux ans à peu près, avant en tout cas les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher, j’ai été confronté à la problématique dont nous parlons. Alors que je sortais de mon lycée, je suis tombé sur un ancien élève. Nous avons discuté. Pour faire bref, je dirai que j’ai entrepris de lui faire abandonner un énoncé qu’il avait formulé selon lequel il était lié par une solidarité islamique aux membres de Daech. Notre discussion porta ses fruits, puisque deux semaines après, cet élève est venu me dire que j’avais raison, qu’il était dans l’erreur et que les gens de Daech, c’était des fous. J’ai rendu compte de nos échanges dans une lettre ouverte que j’ai transmise à mon élève et que monsieur Nowenstein a bien voulu publier sur son blog : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2015/11/21/lettre-ouverte-a-un-ancien-eleve-daech-et-la-fraternite-islamique/, mais ce que je voudrais retenir ici, c’est un aspect de notre discussion. Mon ancien élève semblant douter de l’islamité des chiites, je lui avais demandé si, a fortiori, il ne devait pas douter de l’islamité de Daech, ce qui aurait pour effet de détruire le lien de fraternité islamique que mon élève disait devoir maintenir avec eux. Mouloud, tel est le pseudonyme que je lui donne dans ma lettre, m’avait répondu en citant un apologue dans lequel il était reproché au neveu du prophète de ne pas avoir épargné un ennemi qui, alors qu’il était à la merci de sa lame, avait proclamé qu’Allah était le seul dieu et Mohamed son prophète. Mouloud raisonnait par analogie : qui était-il pour décréter que quelqu’un qui proclame son adhésion à l’islam par l’énoncé cité ne le fait pas avec sincérité ? Voici ce que j’écrivais à Mouloud :

Mais Mouloud, toi aussi, tu es un peu coupable. Tu étais un peu coupable, puis-je écrire, je crois, désormais. Je veux parler de ce que j’appellerais une application à géométrie variable du scepticisme. Lorsque tu me disais que tu n’étais personne pour juger de la sincérité d’une profession de foi, tu faisais un usage partiel et partisan des outils de la pensée. Il est vrai qu’on ne peut jamais savoir ce que les gens pensent en leur for intérieur. Mais si tu considères prudent de douter de tout, de ne jamais déduire des comportements les pensées intimes, alors, il faut le faire partout et toujours et ne pas réserver cette bienveillance extrême à une seule catégorie de la population. Le biologiste anglais Dawkins se moquait des relativistes radicaux qui affirment que la science est une production sociale en disant : « Montrez-moi un relativiste à 30.000 pieds et je vous montrerai un hypocrite ! »6. Pardonne-moi, Mouloud, mais je pense qu’il y a une forme de déloyauté intellectuelle à douter de l’islamité des chiites parce qu’ils se flagellent et à ne pas le faire au sujet des sunnites de Daech en dépit du fait qu’ils tuent, violent et pillent… Plus généralement, il y a une forme de déloyauté à réserver à l’énoncé de la profession de foi musulmane une sorte de privilège exorbitant du droit commun7, comme si cet énoncé seul devait échapper au scepticisme8. On pourrait douter de la sincérité de toutes les paroles qui sortent de la bouche d’un homme (ou d’une femme) sauf de celles-là ?

Je crois que nos élèves, même s’ils ne sont pas lu Habermas et Rawls, sont en mesure de déceler la tromperie. Il y a tromperie, lorsque l’on proclame que l’on incarne le jugement critique et l’universel pour ensuite façonner l’objet de son étude dans le but d’en occulter certaines facettes, peut-être pas les moindres.
Il ne s’agit certainement pas de verser dans le relativisme. Tout ne se vaut pas et le JT d’Élise Lucet n’est pas Russia today. Mais comment ne pas voir dans ces mises en garde répétées et dans ces injonctions à ne surtout pas trop critiquer nos médias un pendant à ce scepticisme à géométrie variable que je reprochais à Mouloud ? Ce que l’on peine à accepter, c’est cette idée préalable que tout va si mal que la moindre critique de son camp est une faiblesse coupable. C’est une logique agonistique, une logique de temps de guerre. Il est vrai, nous l’admettions plus haut, que la France est en guerre, à l’estime à tout le moins de l’ancien premier ministre et de toute une partie de la classe politique. Il reste que nos élèves ne sont pas nos ennemis, qu’une partie infime d’entre eux est tentée par le djihadisme et qu’ils ne sont pas tous sous influence. L’École peut encore rester l’École.
Ce qu’il nous faut, c’est non pas magnifier la menace, mais préserver ou augmenter notre crédibilité. Il est plus important que l’on puisse voir en nous des enseignants qui ne transigeons pas avec la rigueur et la déontologie. Nous servons mieux la République en incarnant sans faiblir ses valeurs et principes qu’en cherchant à endoctriner en occultant ce qui gêne9. La presse aussi a besoin de nous. Elle a besoin que nous formions des lecteurs exigeants pour pouvoir résister à ceux qui veulent faire d’elle le véhicule d’un récit de domination.
La question de la pertinence du doute ne se résout pas en balisant pour les élèves ce qui peut être exposé à lui et ce qui ne doit pas l’être. Ce qu’il faut apprendre à nos élèves, c’est que l’honnêteté intellectuelle interdit d’appliquer le doute de façon opportuniste en fonction des résultats que l’on veut obtenir. Épargner certains médias dans le but de faire accroire qu’ils sont irréprochables nous décrédibilise.
Il en va de même lorsque l’on privilégie outrancièrement une école de pensée dont les positions sont controversées et ne suscitent pas le consensus de la communauté scientifique. Les travaux de deux auteurs ont été mis en exergue par nos intervenants. Il s’agit de Pierre-Andrée Taguieff et de Gérald Bronner. Je rappelais au début de cette lettre comment vous m’aviez mis au défi, monsieur l’Inspecteur, de prouver la fausseté de ce que vous affirmiez. Vous aviez aussi, on s’en souvient, la sociologie de votre côté. Sans doute pouviez-vous vous réclamer de Taguieff et de Bronner. Mais, monsieur l’Inspecteur, vous m’accorderez sans peine que ces auteurs n’épuisent pas la sociologie. La faveur qu’ils rencontrent dans l’éducation nationale ne correspond en rien à un quelconque consensus sur leurs travaux. Les critiques dont ces auteurs font l’objet ont été passées sous silence. Choisir ses références en fonction non de l’état du savoir ou de la science, mais dans le but apparent de renforcer une position que l’on a décidé au préalable de voir prévaloir est en cohérence avec un usage à géométrie variable du doute ou du scepticisme. Il reste que ces deux démarches, si présentes lors de notre journée, relèvent de la malhonnêteté intellectuelle et ne devraient pas avoir droit de cité dans l’École.
Il se peut cependant qu’il y ait une tension entre l’obligation que nous crée l’article L111-1 de faire partager les valeurs de la République et la rigueur intellectuelle. S’il s’avérait qu’une présentation biaisée du problème du complotisme conduisait à une adhésion à « nos » valeurs, faudrait-il -à notre corps défendant, bien sûr- s’y résoudre ? Je vous ai déjà imputé, monsieur l’Inspecteur, une position proche de celle qui se dégage d’une réponse positive à la question que je pose. J’ignore, naturellement, comment vous répondriez à la question présente, mais il me semble inévitable d’en aborder la problématique ici, dès lors que j’affirme, comme je le fais, que la formation qui nous a été dispensée contenait des biais sérieux.
Dans un courrier que je vous ai adressé il y a deux ans en raison de votre fonction de référent laïcité académique, j’abordais une question comparable : faut-il occulter les faiblesses juridiques de la loi de 2004 dite du foulard pour ne pas ébranler la confiance des élèves dans les institutions de la République ? Un an après, je vous ai interrogé sur une question analogue : les moyens de la preuve auxquels doit faire appel un conseil de discipline devant se prononcer sur la base de ladite loi sont-ils conformes au droit ? J’aurais eu besoin de votre réponse pour prendre position sur ces questions devant les élèves. Je pense que, malheureusement, des obligations plus pressantes ont dû vous empêcher de répondre à mes questions.
Dans la solitude de mes lectures, dans les échanges avec mes collègues, dans ma pratique et dans ma réflexion, j’ai trouvé une réponse que je me permets de vous soumettre et qui s’inspire de Stuart Mill et de deux de ses commentateurs, Ruwen Ogien et Marc-Antoine Dilhac :
S’il y a urgence, s’il y a un donc danger imminent et que celui-ci est sérieux, s’il n’y a pas d’autre moyen de parer à ce danger imminent et sérieux, si la République est en danger, on peut se résoudre à avoir recours à une présentation que l’on sait biaisée. Il va cependant sans dire que l’on ne saurait renverser la charge de la preuve : il appartient à celui qui défend la nécessité d »une présentation biaisée d’un problème d’apporter la preuve du danger imminent et sérieux qui la justifie. Cette solution que j’ai trouvée est une extension de la façon dont la théorie du droit traite souvent la question de la liberté d’expression, qui ne saurait être absolue : elle peut être limitée si la profération d’un énoncé entraîne un danger imminent et sérieux et si les conditions ne sont pas réunies qui permettraient de combattre utilement l’énoncé en question par l’argumentation rationnelle.
Ce qui me pose problème dans ce que j’ai entendu lors de notre formation, c’est qu’on n’a jamais prouvé l’existence d’un danger imminent et sérieux qui justifierait que l’on s’écarte de l’argumentation rationnelle et des principes normaux de fonctionnement de l’École. Il ne faudrait pas que notre institution s’installe dans une sorte d’état d’urgence permanent dont le motivation se fonderait sur des supposées vérités d’évidence que l’on se dispenserait de démontrer. Nous risquons d’accréditer l’idée que l’École prend moins en charge la transmission du savoir que la diffusion d’une idéologie ou, à tout le moins, le combat contre des courants de pensée légitimes.

  1. De l’alter-mondialisme au djihadisme, il n’y a que sept clics.

De nombreux dangers nous guettent, ai-je appris lors de notre formation. Nous avons déjà vu celui qui naît d’une critique excessive des médias conventionnels. Mais il y en a d’autres. De proche en proche, de clic en clic, on peut se retrouver djihadiste, après passage par la case conspirationnisme (on l’a vu : tous les djihadistes sont conspirationnistes.)
Lecauseur.fr, journal peu suspect de sympathies altermondialistes ou islamistes, nous rassure quelque peu : Daech lutte farouchement contre le conspirationnisme. Manuel Moreau, bravant les risques de poursuites, a consulté pour notre information le magazine Dabiq. Je le cite :

En fouillant un peu, on trouve en ligne la version anglaise du magazine Dabiq de l’Etat Islamique 1. Et à sa lecture, on conçoit mieux que Daech soit furieux contre les conspirationnistes. « Les théories du complot sont devenues une excuse pour abandonner le Djihad », nous apprend un article. Pour les fous d’Allah, les complotistes sont donc des « abrutis » qui donnent tous les pouvoirs aux « infidèles », en refusant de reconnaître que les islamistes ont perpétré les attentats du 11 Septembre et que l’État Islamique est une création émanant de la volonté d’Allah lui-même. En effet, poussés par « leur désir et leur débilité », les conspirationnistes font de l’Etat Islamique une création de la CIA et sapent donc son autorité.10

Non sans humour et goût du paradoxe, Manuel Moreau affirme que le gouvernement a peut-être  trouvé en l’Etat islamique un allié inattendu dans la lutte contre les affabulations du complotisme.
Manuel Moreau ne prouve pas que le conspirationnisme ne peut pas conduire au djihadisme, mais il pose une question pertinente à ceux qui, comme notre collègue déjà citée, affirment que tous les djihadistes sont conspirationnistes : est-il possible de prouver votre énoncé ? Dans mes cours de EMC, plusieurs élèves ont cherché à montrer que les attentats dont la France a été victime n’ont pas été commis par Daech, mais par des officines qui veulent du mal aux musulmans. J’ai fait remarquer à mes élèves que Daech avait revendiqué les attentats et n’avait pas nié par la suite les avoir organisés. Certes, nous ne sommes nullement obligés de croire les déclarations de Daech, si des motifs valables nous font penser que cette organisation ment. Mais, en l’espèce, je ne voyais pas quels pouvaient être ces motifs. En existe-t-il pour étayer l’énoncé de notre collègue ? En existe-t-il pour penser que le conspirationnisme renforce mécaniquement Daech ? Je dois vous avouer, monsieur l’Inspecteur, que je me suis souvent demandé, pendant notre formation, si nous réfléchissions sur le conspirationnisme ou si nous nous armions pour lutter contre le recrutement djihadiste. Si ces deux objectifs sont légitimes, si l’on peu concevoir qu’il existe des points de rencontre entre ce que l’on met en œuvre dans la poursuite de l’un et l’autre de ces objectifs, il n’en reste pas moins que postuler sans motif sérieux leur identité ne peut qu’être source de confusion.
Je ne sais pas si l’article du Causeur doit suffire à nous rassurer. Je voudrais, par précaution, en quelque sorte, analyser d’autres dangers qui nous guettent. Craignant toutefois d’être trop long, j’ai décidé de ne m’intéresser qu’à l’un de ces dangers, celui de passer de clic en clic de l’altermondialisme au djihadisme. La structure narrative de cet avertissement se retrouvant dans d’autres récits sur ces dangers qui nous guettent, on peut se dispenser de les présenter dans le détail, il nous sera toujours loisible de nous demander si le récit auquel il est confronté est ou non construit de la même manière que celui qui va nous occuper rapidement.
Une des intervenantes nous a dit qu’une élève lui a dit qu’elle était passé en à peine sept clics d’un site altermondialiste à un site djihadiste (ou était-ce un site conspirationniste ?). On commence souvent sa navigation animé d’un sentiment de solidarité et, très vite, de proche en proche, on se retrouve dans des endroits peu recommandables. Cela est vraisemblable, cela est possible, mais est-ce avéré, représentatif, significatif ? Le conspirationnisme fait son miel de la confusion entre le possible et le vraisemblable et le réel. Tout ce qui est possible n’arrive pas forcément, nous a-t-on invité à faire remarquer aux élèves. Quel sens donner, alors que nous avons conscience de cette indispensable distinction, à ces récits de dangers que très peu de faits (un seul, de mémoire), qu’aucune statistique ne vient étayer et qui ne reposent que sur quelques témoignages et la vraisemblance de leur trame ?
Nul n’ignore les biais que provoquent les algorithmes de recherche sur Internet. Un article récent du Guardian (https://www.theguardian.com/technology/2016/dec/05/google-must-review-its-search-rankings-because-of-rightwing-manipulation) évoquant la question a été largement commenté. Mais ce qui frappe, c’est l’insistance avec laquelle, lors de notre formation, on a mis en avant un seul type de dérive possible, celle que ressasse à longueur de posts le site http://www.conspiracywatch.info/, celle aussi qui s’insère idéalement dans les théories de l’incontournable Taguieff. À défaut de chiffres, à défaut de toute volonté d’estimer de façon objective les dangers que l’on met en avant, nous versons dans une exacerbation du principe de précaution qui est une paresse intellectuelle et une atteinte à notre obligation de neutralité : éloignons-nous de l’altermondialisme et de sa critique du libéralisme, n’affaiblissons pas trop les médias conventionnels par notre analyse rationnelle, méfions-nous de la critique des États-Unis et d’Israël, mais également de Snowden etc, etc. L’extrême centre politique reste une option politique : il ne se confond ni avec la neutralité, ni avec une démarche scientifique rigoureuse. Le soupçon systématique et non étayé qui frappe un courant de pensée, et qui ne se réduit pas à la caricature qu’en font Taguieff, Bronner et Reichstadt, instrumentalise politiquement l’École et porte atteinte à sa neutralité. La théorie de la pente savonneuse vaut-elle mieux que la théorie du complot ? Voir des dérives partout nous rend-il neutres ?
Snowden. Cet informaticien a dévoilé un gigantesque complot de plusieurs services secrets dirigés par ceux des États-Unis pour espionner les communications de millions de personnes, y compris celles de nos plus hauts dirigeants. On a aussi appris11, à la suite de ses révélations, que les services secrets allemands ont espionné EADS le fleuron européen -et allemand- de l’aéronautique pour le compte des États-Unis. Le nom de Snowden a été cité par l’un des intervenants pour… le ranger parmi ceux des complotistes. Sur Internet, tout ce que j’ai trouvé, c’est que des agences iraniennes avaient affirmé que Snowden avait diffusé des documents -introuvables- selon lesquels Daech était une création des services secrets états-uniens et israéliens et que le premier chef de l’organisation, Al-Baghdadi- était un juif. Même conspiracywatch affirme que les allégations iraniennes ne reposent sur rien : http://www.conspiracywatch.info/snowden-al-baghdadi-et-le-mossad-la-derniere-intox-complotiste-a-la-mode-s-invite-dans-la-presse-alter_a1280.html
Que dire…
Je pense toutefois qu’il n’est pas impossible de dédouaner un peu notre collègue. Rappelons que Gérald Bronner, cet auteur de référence déjà cité qui nous a été conseillé avec enthousiasme lors de notre formation, emporté par le désir de trouver dans le réel de quoi confirmer ses thèses, portait l’accusation gravissime et mensongère que des milliers de personnes (5000, plus exactement) étaient mortes à Haïti en raison des excès du principe de précaution, qui avait conduit certains « comités » à ne pas chlorer l’eau alors que le choléra sévissait dans le pays. L’invention est consignée, nous dit Stéphane Foucart, du Monde12, dans l’ouvrage du penseur La Planète des hommes. Réenchanter le risque. Dans un autre de ses ouvrages, La pensée extrême, comment les hommes deviennent des fanatiques, qui figure dans la biographie qui nous a été donnée, l’auteur colporte une autre histoire imaginaire : un peintre japonais se suicide en se jetant depuis le haut d’un immeuble sur sa toile, laquelle est ensuite léguée au musée d’art moderne de Tokyo. Nous avons sans doute affaire à ce que l’on appelle le biais de confirmation, qui se manifeste lorsque l’on cherche exclusivement à confirmer une thèse et que l’on exclut tout ce qui peut la contredire ou la questionner. Il se pourrait que notre collègue ait été victime de ce même biais de confirmation qui, on le voit, frappe aussi les plus grands.
Pendant notre formation, je me suis souvent dit que nous aussi, nous étions, collectivement, victimes de ce biais de confirmation. J’ai parfois l’impression que nous cherchons à confirmer nos peurs. Anxieusement, nous nous mobilisons autour d’objets mal définis, comme le complotisme. Mais de fortes pressions s’exercent aussi sur nous qui accroissent les crispations. Lors de nos délibérations, un collègue a affirmé que les incidents consécutifs au refus de la minute de silence après les attentats de Charlie Hebdo avaient été sous-évalués. De fait, une commission sénatoriale, la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession présidée par la sénatrice Laborde fut même crée pour savoir si notre ministère n’avait pas sous-évalué le nombre de ces incidents. Ayant suivi avec intérêt les travaux de la commission, je fus frappé par le fait qu’à aucun moment celle-ci ne s’était interrogée sur la base légale de l’imposition de cette minute de silence. J’ai écrit à madame Laborde, alors que le travaux de sa commission touchaient à leur fin, pour l’avertir de ce qui me semblait être une faille risquant de fausser le résultat des travaux : si la minute de silence ne pouvait être imposée, la refuser ne constituait pas un incident. Il se pourrait, écrivais-je, que le nombre d’incidents ait été sur-évalué et non sous-évalué. Ne pas participer à une minute de silence relève de la liberté de conscience de chacun. Sanctionner ce refus sans base légale est une atteinte au principe de légalité. Dans mon courrier à madame Laborde, je remarquais :

« Il est certes légitime de s’interroger sur un fait social, le refus de la minute de silence, alors même que ce refus serait protégé par le principe de la liberté de conscience. Mais il serait étrange que l’exercice d’un droit garanti par un principe de valeur constitutionnelle se trouvât parmi les faits étudiés par une commission d’enquête parlementaire. »13

Inévitablement, les travaux de la commission révélèrent ce que le nom qu’elle s’était donné et l’exposé des motifs14 de sa constitution annonçaient déjà qu’elle allait trouver. Avec candeur, le biais de confirmation se donnait à voir de façon limpide et explicite. S’étonnera-t-on que des collègues de Saint-Denis aient refusé de témoigner devant une commission qui savait à l’avance ce qu’elle allait trouver ?
Créer des infractions là où il n’en existe pas et se mobiliser autour d’objets flous sont des activités qui nous détournent de nos missions fondamentales et nous décrédibilisent. La meilleure façon de défendre les valeurs de la République pour nous, enseignants, n’est-ce pas de donner à voir un respect strict du principe de neutralité et le refus des instrumentalisations politiques ?
Je crois que nous sommes nombreux à souhaiter pouvoir nous concentrer sur nos missions premières. J’aurais aimé ne pas avoir à écrire cette lettre. Notre formation ne m’a pas donné le sentiment que nous retrouvions le chemin d’un fonctionnement apaisé.

  1. Être et devoir être.

Les travaux de la Commission d’enquête sur le fonctionnement du service public de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession m’ont laissé perplexe à plus d’un titre. J’ai été frappé, par exemple, par la confusion entre les notions d’être et de devoir être. Des inspecteurs, des philosophes, des penseurs faisaient fi encore et encore d’une distinction pourtant clairement posée depuis Hume. En voudra-t-on à nos intervenants d’avoir, eux aussi, versé dans cette confusion ?
Évoquant la mise en cause de l’argument d’autorité, l’un des intervenants a abordé la question sérieuse et pertinente de la légitimité comparée des instances qui portent des discours sur le réel. Pourquoi faut-il attacher plus de valeur à la parole de l’enseignant qui explique la genèse du Protocole des sages de Sion qu’à un site qui le présente comme un document authentique ? Pourquoi retenir la théorie de l’évolution plutôt que celle du dessein intelligent ou le créationnisme ? On espérait un traitement sérieux de cette question sérieuse. La réponse qui nous a été fournie a le mérite indéniable d’être facile à retenir : nous sommes dans le camp de l’universel laïque. Professeur, j’incarne le savoir, tu dois donc me croire… Était-ce une question de temps ? Il s’agissait du dernier exposé et vous aviez pressé les intervenants, sans doute bien malgré vous, monsieur l’Inspecteur, pour que nos travaux se concluent à l’heure prévue. Mais, votre insistance pour que l’on épargne de toute critique les médias orthodoxes et l’étrange tendance des autorités venues témoigner devant la commission sénatoriale déjà citée à confondre ce que l’École doit être et ce qu’elle est me font penser que nous avons affaire à un biais important et peut-être institutionnel qu’il est nécessaire d’analyser.
Je ne le ferai pas ici. Mais permettez-moi juste d’observer que tout se passe comme si on disait : le professeur doit être rigoureux et objectif, donc, il l’est ; la presse doit bien faire son travail, donc, elle le fait ; les sanctions prononcées par l’École doivent respecter les principes généraux du droit, donc, elles le font. Certes, les mécanismes présomptifs sont présents dans le droit et, plus généralement, notre vie en société se conçoit difficilement sans eux. Il reste que le droit sait qu’il ne faut point en abuser. Si l’article 1352 du code civil dispose que la présomption légale dispense de toute preuve celui au profit duquel elle existe, l’article 1353 exige que les présomptions de fait, celles qui conduisent un magistrat à déduire d’un fait connu un fait inconnu, soient fortement étayées. Ne devrions-nous pas nous inspirer de la sagesse du droit ? Nos vertus, celles de l’École, se prouvent au quotidien, par la rigueur et l’exemplarité de notre travail, plus qu’elles ne se présument ou ne s’imposent par le truchement de sentences définitives devant lesquelles chacun est prié de s’incliner et auxquelles chacun est prié de se soumettre.

  1. De la soumission.

La psychologie évolutionniste a émis l’hypothèse que certaines croyances particulièrement difficiles à accepter pour la raison auraient pour fonction de montrer l’ardeur de la volonté d’un individu à s’intégrer dans un groupe. Ainsi, accepter que Dieu est tout-puissant, bon et qu’il permet le mal est particulièrement coûteux en termes cognitifs. Accepter de sacrifier sa rationalité pour croire en l’énoncé mentionné serait un gage que le croyant donne à la communauté des fidèles de sa volonté de s’intégrer en elle avec sincérité. La question se pose, bien entendu, depuis longtemps. Au IIième siècle après J.-C., Tertullien écrivait :

La chair du Christ, V, 4  : « Le Fils de Dieu a été crucifié : je n’en rougis pas, parce que c’est à rougir. Le Fils de Dieu est mort : c’est d’emblée croyable, puisque c’est inepte ; enseveli, il a ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible. »15

Il se pourrait que le fait d’exiger de nos élèves qu’ils se soumettent à des propositions non démontrées soit une manière d’estimer leur adhésion à « nos » valeurs. L’injonction « d’être Charlie » peut être analysée de la sorte, mais aussi notre prétention d’établir une ligne séparant le complotisme de ce qui n’en relève non pas en fonction de critères objectifs, mais en suivant la ligne essentiellement idéologique que notre formation a donnée à voir. J’ai mis le possessif nos entre guillemets pour indiquer que nos valeurs ne sont pas celles de la République, mais des valeurs idéologiques ou identitaires.
Il n’est pas choquant en soi que l’École favorise la constitution d’un socle de valeurs ou de marqueurs identitaires communs. Mais sans doute faut-il le faire avec modération et respect. Est-ce le cas ?

  1. Popper

Je relève dans cette rubriques quelques affirmations formulées par nos intervenants qui sont généralement acceptées comme des vérités d’évidence, mais qui ne semblent pas reposer sur grand-chose et surtout, qui ne paraissent pas falsifiables au sens de Popper. Il est en effet frappant d’observer que le recours tout à fait fondé à la pensée de Popper pour faire le départ entre des énoncés scientifiques et des énoncés qui n’en relèvent peut aller de pair avec une production abondante et convaincue d’énoncés relevant de la deuxième catégorie.
Depuis 15 ans, on observe…
Toute une famille d’énoncés de notre formation obéissaient à ce modèle. Établir des périodisations confère à une affirmation une apparence de précision souvent appréciée. En l’absence de toute motivation, ces périodisations doivent être considérés comme arbitraires et essentiellement rhétoriques. On dit 15 ans, mais 10 ou 20 auraient fait l’affaire tout aussi bien.
Nous vivons dans une société de la défiance.
Difficile de savoir de quoi on parle, ni comment on peut savoir si l’énoncé est vrai ou faux.
Nous vivons dans une société de la transparence, tout se sait.
Cet énoncé, un lieu commun parent de celui que l’on vient de citer, a peut-être un contenu plus précis. Mais comment savoir que tout se sait ? Cet énoncé véhicule un mythe contemporain que la lecture du Monde aurait pu inciter à nuancer :

L’important, ce qui compte, c’est de mesurer de combien d’information je dispose par rapport aux autres. « La transparence nous leurre lorsqu’une des parties est en mesure de profiter indûment de l’autre grâce à un meilleur accès à l’information ». L’important n’est pas la quantité d’information disponible ou publique, mais la symétrie d’accès à l’information pourrait-on résumer. « Demandez-vous si le développement des technologies de l’information vous a permis d’en savoir plus sur l’État ou s’il a permis à l’État d’en savoir plus sur vous ? L’informatisation des services bancaires a-t-elle permis aux particuliers d’en savoir plus sur leurs banques ou aux banques d’en savoir plus sur leurs clients ? » Pour Roger Taylor, l’âge de la transparence de l’information semble avoir surtout rendu le monde plus opaque.

http://internetactu.blog.lemonde.fr/2017/01/21/peut-on-armer-la-transparence-de-linformation/

Il y a une porosité accrue entre le réel et la fiction.
L’efficacité de l’énoncé repose sur le mot « accrue ». Sans lui, pas de justification de cette urgence qui fait naître l’obligation de nous mobiliser et de lutter contre les Illuminati et les Reptiliens. Des preuves du caractère accru de cette porosité ? Nous n’en avons pas vu. Cette notion de la porosité entre réalité et fiction est merveilleusement traitée par Borges dans Uqbar, Tlön, orbis tertius, un texte -de fiction- publié en 1940. Je travaille souvent sur ce texte avec mes élèves.
7 clics.
Toute une famille d’énoncés décrivent les effets d’Internet. Nous nous sommes déjà intéressés à la rapidité vertigineuse avec laquelle l’altermondialisme peut conduire au djihadisme. Il existe une littérature abondante et nuancée sur la question que nos intervenants écartent, considérant sans doute que leur auditoire sait déjà tout sur la question.
Russia today.
Des chiffres préoccupants nous ont été donnés par un intervenant au sujet de Russia today. Notre collègue s’est distingué des autres intervenants en proposant un énoncé vérifiable. On pourrait estimer que cet énoncé n’a pas sa place dans une rubrique dédiée à des énoncés non poppériens, mais il aurait été peu élégant typographiquement de proposer une rubrique pour à peine quelques lignes.
Je manque de temps pour effectuer des recherches étendues, mais wikipédia m’apprend que Russia today gonfle ses statistiques, que moins de 1 % de son audience correspond à des vidéos politiques, que plus de 80 % de celle-ci correspond à des vidéos d’accidents, crimes, désastres et phénomènes naturels.

However, The Daily Beast has revealed that RT hugely exaggerates its global viewership and that its most-watched segments are on metrosexuals, bums, and earthquakes.[133] Between 2013 and 2015, more than 80% of RT’s viewership was for videos of accidents, crime, disasters, and natural phenomena, such as the 2013 Chelyabinsk meteor event, with less than 1% of viewership for political videos.[118] In late 2015, all of the 20 most watched videos on its main channel, totaling 300 million views were described as « disaster/novelty ». Of the top 100, only small number could be categorized as political with only one covering Ukraine.[101] The most popular video of Russian president Putin shows him singing « Blueberry Hill » at a 2010 St. Petersburg charity event.[118]

https://en.wikipedia.org/wiki/RT_(TV_network)

Notre collègue dispose cependant d’autres sources : son fils lui a dit que tout le monde connaissait RT. Le collègue partage alors avec nous une sorte de révélation sur la coupure entre ce que nos adolescents regardent et nous. Ici, il retrouve la teneur de la plupart des affirmations que nous avons entendues pendant notre journée : des énoncés spectaculaires et non étayés. En ce sens, la séquence que nous venons d’évoquer avait toute sa place dans cette rubrique.
Mais je ne puis me résoudre à laisser cette lettre sans citer ma fille, à l’instar de ce qu’a fait notre collègue. Ma fille ne connaissait pas RT, mais elle connaît Fox News, cette chaîne réputée pour ses pratiques agressives de désinformation dont l’un des experts, on s’en souvient, avait expliqué qu’il y avait des zones de Londres où une police religieuse frappait et blessait sérieusement ceux qui ne s’habillaient pas en conformité avec les exigences de l’islam :

« Parts of London, there are actually Muslim religious police that actually beat and actually wound seriously anyone who doesn’t dress according to Muslim, religious Muslim attire, ».

Voici ce que nous dit Wikipédia au sujet de l’audience de Fox News :

In primetime and total day ratings for the week of April 15 to 21, 2013, Fox News, propelled by its coverage of the Boston Marathon bombing, was the highest-ranked network on U.S. cable television, for the first time since August 2005, when Hurricane Katrina hit the Gulf Coast of the United States.[47]

January 2014 marked Fox News’s 145th consecutive month as the number one rated cable news channel. During that month, Fox News beat CNN and MSNBC combined in overall viewers in both prime time hours and the total day.[48] In the third quarter of 2014, the network was the most-watched cable channel during prime time hours.[49]

During the final week of the campaign for the United States elections, 2014, Fox News had the highest ratings of any cable channel, news or otherwise. On election night itself, Fox News’ coverage had higher ratings than that of any of the other five cable or network news sources among viewers between 25 and 54 years of age.[50]

The network hosted the first prime-time GOP candidates’ forum of the 2016 campaign on August 6. The debate reached a record-breaking 24 million viewers, by far the largest audience ever for any cable news event.[51]

Sans vouloir mettre en cause la pertinence des renseignements que mon collègue et moi avons reçu de nos enfants respectifs, n’est-il plus approprié, intellectuellement, de travailler sur Fox News et son impressionnante influence politique plutôt que sur RT, qui essaye de gonfler la sienne dans toutes les langues ? Ne retrouve-t-on pas dans cet épisode ce qui a souvent caractérisé nos travaux, à savoir un intérêt poussé pour des choses négligeables et une forme d’indifférence à l’égard du conspirationnisme et des complots qui pèsent ou ont pesé véritablement sur le débat public ? Ce décalage est-il le fruit du hasard ou ressort-il à une causalité analysable ? Il se pourrait qu’il donne à voir un biais politique qui serait constitutif d’une atteinte à l’obligation de neutralité de l’École.
D’autres énoncés de ce type ont déjà été analysés. Il serait déplaisant de trop alourdir cette rubrique, une opération mentale simple permet de les dupliquer ici. Mentionnons juste le top 5 des théories complotistes, constitué par Europe 1, que le gouvernement nous recommande et que l’un des intervenants proposa à notre réflexion. Fréquents aussi chez les conspirationnistes, avons-nous appris, les classements arbitraires et péremptoires donneraient, à peu de frais, une impression de scientificité.
Comment interpréter le recours massif de nos intervenants à des énoncés invérifiables certainement, faux peut-être? Faut-il s’en inquiéter ?
La première réaction que l’on pourrait avoir, ce serait de se dire que ces énoncés n’ont pas pour but de transmettre des informations, mais de susciter une atmosphère fraternelle fondée sur le partage de lieux communs, un peu comme lorsque l’on socialise dans un café et que l’on dit aux gens ce qu’ils veulent entendre. On peut toutefois s’interroger sur le danger qu’il y a recouvrir ce genre de lieux communs de l’autorité d’une formation de notre ministère destinée à susciter des pratiques vertueuses ou à améliorer celles qui existent déjà. Nous l’avons déjà vu plus haut : ce n’est pas la même chose de proférer des énoncés complotistes quand on est un lycéen qui joue à se faire peur ou qui pose et quand on aspire à présider la France. La pragmatique d’Austin et ses suites nous le prouvent.

Monsieur l’Inspecteur, si vous cherchez, vous n’aurez pas de mal à trouver dans cette lettre des affirmations non poppériennes. Je vous l’accorde à l’avance. J’admets aussi que la communication humaine ne saurait se priver des propos non poppériens et qu’une journée de formation n’est pas un congrès scientifique. Ce qui me fait réagir, c’est la densité irrespirable de ces propos dans les exposés que nous avons entendus ou, pour dire la même chose autrement, l’absence quasi complète de propos vérifiables dans ces discours. Il me semble aussi qu’il faut éviter de donner des allures d’énoncés scientifiques à ce qui ne l’est pas : dire « on a l’impression que le conspirationnisme s’accroît » n’est pas la même chose que de dire « on constate que le conspirationnisme s’accroît ». Observons enfin qu’il y a des propos non poppériens qui, s’installant dans une doxa généralement admise, ont pour effet de renforcer le biais de confirmation qui la protège, alors que d’autres, plus humbles, forcément, ouvrent des perspectives qui peuvent conduire à un traitement plus objectif d’un problème. Je dis que ces derniers propos sont plus humbles parce qu’ils ne bénéficient pas de l’assentiment préalable qui découle de la doxa et qu’ils susciteront la critique qui découle comme mécaniquement de l’ensemble d’énoncés généralement admis qu’ils ébranlent.
Nous avons cependant l’obligation de travailler autant que nous le pouvons avec des connaissances objectives. C’est vers cela que nous devons tendre, même si nous ne saurions nous interdire les propos non vérifiables. Je ne veux pas me dédouaner moi-même. Je voudrais que vous considériez ces lignes comme provisoires. Je vais m’efforcer de les compléter et d’étayer mes propos mieux que je ne le fais.

  1. Lutter contre le complotisme, c’est rigolo.

Il y a eu, au cours de la formation, quelques trouvailles verbales heureuses.
L’une d’elles fut « le complot, c’est rigolo ! »
Il s’agissait de mettre en avant l’attrait que les histoires de complot suscitent dans la population en général et chez les jeunes en particulier. Je me suis d’ailleurs réjoui, après une intervention que vous avez faite, monsieur l’Inspecteur, de voir que l’on abordait cet aspect-là des choses : il se pourrait que le complotisme soit une sorte de constante anthropologique, qui mobilise des demi-croyances et puis voilà : il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat.
J’émets l’hypothèse que l’anti-conspirationnisme aussi est rigolo. Il nous propose un récit valorisant. Il fait de nous un peu l’avant-garde de la République et de la défense de ses valeurs, peut-être même sommes-nous aux premiers postes de la lutte contre le terrorisme ? Le goût pour le jeu et les bonnes histoires ne disparaît pas forcément avec l’âge, même si, à n’en pas douter, il évolue et emprunte des formes nouvelles.
Au début de notre formation, un collègue fit une remarque qui me parut très juste : les familles ne s’attendent pas à ce que nous contribuions à développer le jugement critique des enfants. Ce qu’elles veulent, c’est que nous les préparions aux examens et que nous garantissions leur réussite. On a parfois l’impression que le parcours scolaire est perçu comme un long combat dont seulement quelques-uns sortiront vainqueurs.
Cette attitude semble en tension avec les injonctions nombreuses, portées notamment par le code de l’éducation, que reçoit l’École de favoriser le jugement critique. Je pense pouvoir affirmer que les enseignants revendiquent hautement cette obligation : si je n’entends jamais rappeler l’obligation qui est la nôtre de développer l’esprit de défense16, il me semble que peu d’enseignants récuseraient l’obligation de contribuer à la formation du jugement critique des élèves. Il n’est pas interdit, toutefois, de formuler l’hypothèse que les dispositions du code de l’éducation sur le jugement critique sont essentiellement rhétoriques et que le législateur n’a pas voulu leur voir produire des effets. Rappelons à ce sujet ce qu’écrivent les professeurs Tropper et Hamnon dans leur manuel de droit constitutionnel :

En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence »17

Il se pourrait que le contraste entre notre faible appétence pour prendre en charge notre obligation de contribuer à l’esprit de défense et de renforcer le lien armées-Nation et l’enthousiasme que suscite l’idée de contribuer au jugement critique soit superficiel ou essentiellement verbal. Il se pourrait que nous négligions autant l’une que l’autre. Cette thèse serait en cohérence avec le sondage dont les résultats nous ont été communiqués par une intervenante : de façon générale, il semblerait que la population française ne pense pas que l’École favorise le développement du jugement critique.
Voyons trois éléments qui peuvent étayer cette thèse. Je donnerai ensuite une formulation plus modérée de la thèse avancée ici qui pourrait prendre en charge les faits que je vais citer. Ces faits sont étroitement liés à mon expérience professionnelle et leur valeur probatoire générale est faible. Cependant, il me semble qu’ils ont leur place ici : Le premier fait, c’est l’absence de réponse à des interpellations rationnelles que je vous ai adressées en tant que référent laïcité ou que j’ai adressées à madame la ministre par la voie hiérarchique. Le deuxième fait, ce sont les biais dont a souffert notre formation et que j’essaye tout au long de cette lettre de démontrer. Le troisième fait étaye de manière indirecte l’hypothèse en interprétant le discours des élèves dans une situation de classe comme le reflet du discours que l’institution leur tient.

  1. Des interpellations rationnelles restées sans réponse.

1.1 Le 14 novembre 2015 et le 30 août 2016, je vous ai adressé à vous, ainsi qu’à votre collègue, madame Maturnia18, deux courriers19 par lesquels je vous demandais de prendre position sur des questions que, en tant que professeur principal, j’avais dû aborder avec mes classes sur injonction de notre proviseur. Ces courriers étaient une tentative d’aborder sur la base du droit et de l’analyse rationnelle la question de la loi du 15 mai 2004 dite du foulard.
1.2. J’ai aussi écrit à madame la ministre pour l’interroger sur la question de savoir si l’École pouvait ou non endosser le slogan « Je suis Charlie »20. Dans ce courrier aussi je cherchais à argumenter de façon rationnelle en me référant à des travaux universitaires et à des textes de droit. Pas plus que les courriers sous-mentionnés, cette lettre n’a pas donné lieu à une quelconque réponse.

  1. Le deuxième fait que l’on peut mettre en avant, ce sont les biais de notre formation que je décris dans cette lettre.
  2. Le troisième fait requiert d’en accepter mon interprétation pour être admis comme élément de démonstration. Je m’attends à ce que vous l’écartiez, ce que je comprendrais sans mal. Je reste convaincu cependant que mon interprétation peut être testée par des protocoles appropriés. Dans le cadre du programme d’Enseignement moral et civique, j’ai, en conformité avec le programme, abordé la question des discriminations. J’ai choisi, pour ce faire, de m’appuyer, entre autres publications, sur les témoignages recueillis par le défenseur des droits, Jacques Toubon, dans Accès à l’emploi et discriminations liées aux origines. Mais avant d’évoquer ces publications, j’ai demandé aux élèves des plusieurs classes de seconde de donner des exemples de discriminations. Je dirais que moins de 5 % (je n’ai pas fait de statistiques précises, il s’agit d’une estimation) des élèves ont parlé des discriminations à l’embauche liées aux origines, et ce, alors même que dans mes classes il y a une part importante d’élèves qui appartiennent aux catégories de population victimes de discriminations. Étant donné que le phénomène revêt une importance massive –Un testing de l’INSEE a par exemple mis en évidence que la discrimination à l’embauche à l’encontre des candidats issus de l’immigration était de l’ordre de 40% en 201321, écrit le Défenseur des droits-, et que les élèves n’ont pas pu ne pas en entendre parler, on est en droit de s’interroger sur les raisons qui ont conduit mes élèves à proposer toutes sortes de discriminations sauf celle que j’avais l’intention d’aborder dans mon cours. Sans exclure que des recherches plus poussées puissent infirmer mon interprétation, j’émets l’hypothèse que les élèves ont intériorisé l’idée qu’il n’est pas de bon ton à l’école d’évoquer ce genre de discriminations. Or, quand on lit le rapport du Défenseur des droits, on se dit que l’école doit préparer ses élèves à affronter ce genre de difficulté. Ne pas le faire, exclure le sujet de la réflexion exigeante mais sereine de l’École, c’est prendre le risque que d’autres instances, des instances qui peuvent être animées de passions anti-républicaines, prennent en charge les frustrations de ceux notamment qui, ayant mérité de l’École et de la République, se trouvent relégués injustement lorsqu’ils veulent accéder à l’emploi. C’est la même crainte qui m’a incité, monsieur l’Inspecteur, à vous envoyer ces courriers que vous avez laissés sans réponse.

Cette thèse, qui veut que notre engagement à favoriser le jugement critique soit essentiellement rhétorique peut être à bon droit jugée excessive. Une formulation plus modérée de notre thèse peut-elle rendre compte de la réalité et des faits que j’ai évoqués ? On pourrait l’énoncer ainsi : l’École favorisera le jugement critique dans certains domaines pour le décourager dans d’autres. Il y a un socle idéologique que l’École s’efforce de sanctuariser et de protéger du jugement critique.
On remarquera pour conclure que quand bien même l’analyse rationnelle conduirait à penser que la volonté réelle du Législateur n’a pas été de favoriser pleinement le développement du jugement critique, ou que notre ministère souhaite restreindre ce dernier lorsqu’il questionne certaines décisions politiques, le prescrit légal n’en est pas moins clair. C’est la volonté de m’acquitter de ce prescrit légal qui me conduit à vous interroger comme je le fais.

1À l’évidence, il s’agit d’un pseudonyme ou d’un personnage de fiction. Dans la première hypothèse, Esteban occulte l’identité d’une personne réelle ; dans le deuxième, il invente un personnage dépourvu de référence directe dans son univers. L’existence d’un inspecteur Cattagna est bien attestée dans ce blog : Lettre des élèves du lycée de Timburbrou à monsieur l’inspecteur Cattagna, correspondant académique sciences et technologie, Seine-Saint-Thomas. Nous ne sachions en revanche qu’il ait deux inspecteurs Cattagna, qui l’on désignerait par Cattagna I et II, pour les distinguer…

3L’intervenant en question, quelques minutes après mon intervention, affirma qu’il n’avait pas en tête monsieur Fillon, mais… Joseph de Maistre. Je ne puis qu’en donner acte à l’intervenant et m’excuser de cette méprise.

5L’univers de Nierenstein est fort proche du nôtre. Les noms de famille présentent parfois -pas toujours- de légères différences, comme c’est le cas ici : notre ministre s’appelle Belkacem, la leur, Belkacer.

7Voir note 6.

8Voir note 6.

9Je me suis permis lors de nos échanges d’évoquer l’imposture d’Antonio Pastor Martínez. Le désir fervent de trouver un témoin susceptible d’illustrer le combat -ô combien juste- visant à récupérer la mémoire des républicains espagnols déportés à Mauthausen par les nazis a conduit des histoiriens, des journalistes et des politiciens à exclure du récit d’Antonio Pastor Martínez tout ce qui était invraisemblable. Gérald Bronner, tellement cité par nos intervenants, nous rappelle le danger qu’il y a à vouloir faire prévaloir le bien sur le vrai.

11http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/04/24/les-services-allemands-ont-espionne-pour-le-compte-des-etats-unis_4621959_3214.html

14Voir ici : https://www.senat.fr/leg/ppr14-231.html

15 Traduction de wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tertullien Malheureusement, je n’en ai pas d’autre à ma disposition. Voici le texte latin : « Crucifixus est Dei Filius : non pudet quia pudendum est ; et mortuus est Dei Filius : prorsus credibile est, quia ineptum est ; et sepultus resurrexit : certum est, quia impossibile. »

16« À partir de la rentrée 1998, les principes et l’organisation de la défense nationale et de la défense européenne font l’objet d’un enseignement obligatoire dans le cadre des programmes des établissements du second degré des premiers et second cycles.

Cet enseignement a pour objet de renforcer le lien armées-Nation tout en sensibilisant la jeunesse à son devoir de défense ». Loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national, chapitre IV, article L.114-1, citée dans BO en ligne Hors série N°8 du 6 août 1998

17Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 198.

18Personnage inconnu dans ce blog.