Affaire Sandoval. Lettre au ministre Blanquer (II) par la voie hiérarchique.

Monsieur le Ministre Blanquer,

s/c du chef d’établissement

Pendant la durée de votre mandat de directeur de l’IHEAL, cette institution prestigieuse a octroyé des charges de cours à monsieur Sandoval, qui, poursuivi pour crimes contre l’humanité, vient d’être extradé par la France vers l’Argentine. En parallèle avec les missions d’enseignement que vous lui aviez confié, monsieur Sandoval a œuvré, nous apprend Le Monde diplomatique1, en tant que conseiller politique de l’une des pires organisations terroristes d’Amérique latine, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC).

Pendant la durée de votre mandat, donc, des jeunes gens et de jeunes filles qui s’inscrivaient à l’Institut que vous dirigiez pour se former et s’éduquer ont été confiés à monsieur Sandoval.

Cette situation profondément anormale a donné lieu à des interrogations auxquelles vous avez fait répondre par votre entourage que vous vous êtes contenté de signer les contrats de monsieur Sandoval et que ce dernier vous avait été recommandé par un enseignant, Carlos Quenan. Selon la presse, des enseignants ayant exercé à l’IHEAL affirment que vous ignoriez le passé de tortionnaire de Sandoval.2

Cependant, cette défense ne vous exonère pas : elle a pour seul effet de ne pas vous accabler. Parce que les enseignants ne peuvent pas savoir si vous saviez ou pas (ils ne peuvent que déclarer qu’ils ne savaient pas). Parce qu’elle élude la question de savoir si votre ignorance était invincible ou si, au contraire, elle naquit d’une attention insuffisante portée à la candidature de monsieur Sandoval. Et parce qu’elle ne concerne pas un double problème pourtant fondamental : celui de laisser inexpliqué l’acte positif de l’embauche que vous avez posé année après année entre 1999 et 2004 (quels étaient les mérites de Sandoval ?) et celui de la responsabilité morale et institutionnelle non assumée de ce qui doit être considéré a minima comme une erreur des plus regrettables.

Je pense que si vous n’avez pas assumé cette responsabilité morale et institutionnelle, c’est parce que vous avez du mal à percevoir la gravité de la situation. Je pense que poser le même problème dans un cadre autre pourrait contribuer à vous dessiller.

Remplaçons l’Argentine des militaires par une tyrannie africaine et les AUC par Daesh.

(Aucune analogie n’est parfaite, bien entendu : Daesh est accusé d’avoir causé 5000 morts en Syrie, alors qu’on impute 30 fois plus de morts aux AUC en Colombie).

Imaginons donc que vous ayez embauché un ancien tortionnaire devenu conseiller politique de Daesh sans savoir de qui il s’agissait. Est-ce que vous vous seriez contenté de faire dire à votre entourage que vous aviez signé sans savoir ? Je crois que non. Je crois que vous auriez estimé que l’opinion publique et les anciens étudiants d’un tel homme avaient à tout le moins le droit de savoir dans quels conditions il aurait été embauché dans l’université française. Vous auriez exprimé vos regrets sans doute, présenté vos excuses, peut-être.

Cette analogie vous aide-t-elle à y voir plus clair ? Aurez-vous, il est encore temps, un mot pour les anciens étudiants de Sandoval ?

Les actes que vous poserez pour réparer l’erreur commise n’épuisent cependant pas le sujet. Il faut aussi se demander pourquoi vous n’avez pas pris spontanément les initiatives qu’il fallait. Je me le suis demandé, en tout cas.

Je crois que la réponse, c’est que vous avez posé le problème dans un cadre de communication politique et non dans celui du tort fait aux étudiants et à l’Université. Ce qui vous a empêché de trouver la bonne réponse au problème moral que vous aviez devant vous, c’est justement, que vous n’avez pas perçu, que vous ne semblez toujours pas percevoir, qu’il s’agit d’un problème moral3.

Inévitablement, j’ai pensé à l’expérience classique de Wason4, qui montre qu’un problème simple posé en des termes abstraits provoque beaucoup d’erreurs (plus de 80%), alors que le même problème, rapporté à la notion de règle morale, est facilement résolu par une majorité des personnes qui s’y confrontent5. Je crois donc que vous avez été victime d’un biais cognitif provoqué par le fait que vous ne vous êtes pas placé dans la bonne perspective. Si l’expérience de pensée que je vous ai proposée plus haut a quelque mérite, c’est peut-être parce qu’elle permet d’imaginer une situation où la pression sociale vous contraindrait à poser le problème en des termes moraux et à prendre en considération le tort fait aux étudiants dans cette affaire6 7.

Il reste, bien entendu, que dans la vraie vie, contrairement à ce qu’il se passe en psychologie expérimentale, il est de la responsabilité de chacun d’adopter la perspective correcte lorsqu’il fait face à un problème ; aucun expérimentateur ne choisit à notre place.

Monsieur le ministre, je crois que l’ensemble de la communauté éducative française a intérêt à ce que toute la lumière soit faite sur le passage de monsieur Sandoval à l’IHEAL. Il y va de l’honorabilité de nos institutions. A cette fin, j’ai initié une pétition à l’intention de madame Frédérique Vidal, ministre en charge de l’enseignement supérieur, pour qu’une enquête soit diligentée sur les circonstances qui ont conduit l’IHEAL à employer monsieur Sandoval.

Je crois, monsieur le ministre, que la demande portée par cette pétition est une initiative que vous devriez relayer auprès de votre collègue et que vous devriez soutenir. Vous montreriez ainsi que vous agissez en toute transparence et, surtout, vous pourriez apporter dans un cadre plus rigoureux que celui de l’agitation médiatique toutes les réponses qui permettront à chacun d’avoir confiance dans le fait que les enseignants sont choisis en France avec soin et que les responsabilités pour les erreurs commises -et il est inévitable qu’il y en ait, nous sommes humains- sont assumées.

Il me semble aussi qu’alors que vous souhaitez développer le recrutement local des enseignants par le chef d’établissement, cette affaire montre la nécessité d’assortir votre initiative de garde-fous qui éviteront qu’un Sandoval ne se retrouve en face de nos élèves. Elle montre, également, que, pour être crédible, votre initiative doit être adossée à une culture de la responsabilité (l’accountability des anglo-saxons8) dont l’affaire Sandoval conduit à douter qu’elle soit pleinement acclimatée en France.

Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes salutations dévouées.

Sebastián Nowenstein,

professeur agrégé

1Voir https://www.monde-diplomatique.fr/2007/05/MAZURE/14697

2Voir https://www.liberation.fr/checknews/2019/12/16/jean-michel-blanquer-a-t-il-engage-mario-sandoval-accuse-de-tortures-en-argentine-a-l-iheal-en-1999_1769376 ,

https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/desintox-jean-michel-blanquer-n-etait-pas-au-courant-qu-il-avait-recrute-un-tortionnaire-argentin_3752619.html.

3J’écarte, naturellement, l’hypothèse selon laquelle vous auriez parfaitement vu la portée morale du problème, mais auriez choisi de l’ignorer. La question de savoir s’il s’agit d’un problème moral ou d’un problème de communication est peut-être idéologique. Je pense cependant qu’un consensus sur ce qui aurait été une « bonne réponse » naîtrait facilement chez la plupart de ceux qui examineraient avec attention le problème.

4La tâche de Wason est présentée de façon accessible par wikipedia. Pour une discussion plus poussée, on peut lire Dan Sperber, Vittorio Girotto. Does the selection task detect cheater detection?. Julie Fitness, KimSterelny. New directions in evolutionary psychology, Macquarie Monographs in Cognitive Science, Psychology Press., 2002.

5C’est ce qu’on appelle la version déontique de la tâche de Wason, dans laquelle la personne est confrontée non à un problème exprimé en termes de nombres et couleurs, mais en termes de respect ou non d’une règle.

6Il se pourrait que la différence de réussite face à la tâche de Wason ne soit pas due à la nature du problème posé, mais au choix des outils cognitifs aptes à la résoudre. Dans la version déontique de Wason, les conditions pragmatiques dans lesquelles le problème est posé nous conduiraient vers le choix des bons outils cognitifs, alors que ce ne serait pas le cas lorsque le problème est posé avec des couleurs et des nombres. Voir Sperber et Giotto, supra: 2000; Sperber & Wilson 2002) : This specialized comprehension module pre-empts any downstream domain-general or domain specific reasoning mechanism people might have otherwise appealed to, including a cheater detection module, if there is one.

7Dans le cas présent, il n’est pas clair qu’une façon de poser le problème soit plus abstraite qu’une autre. Il s’agit, plutôt de se mettre ou non à la place de l’autre et d’intégrer le tort qui lui a été fait. L’évocation de la tâche de Wason est utile parce qu’elle montre que la façon dont on appréhende un problème et la perspective qu’on adopte pour le résoudre détermine la solution qu’on lui donne. J’ai eu l’occasion de le constater en classe, en travaillant sur le récit de Borges Tema del traidor y del héroe : les réponses que les élèves donnent à la question de savoir comment Ryan doit réagir varient suivant la façon dont je leur pose la question et suivant la perspective qu’ils adoptent. Pour un traitement humoristique du problème, on peut lire Qu’auriez-vous fait à la place de Ryan ? Monsieur Nierenstein diffuse son projet pédagogique. L’erreur dans le cas de la tâche de Wason, « l’erreur » que vous semblez avoir faite en n’assumant pas publiquement vos responsabilités dans l’affaire Sandoval et les divergences que j’observe chez mes élèves lorsque je leur soumets le cas de Ryan semblent être des cas particuliers d’un énoncé plus général selon lequel la façon de poser un problème donné détermine fortement la réponse obtenue.

8Cette accountability requiert que les responsabilités soient clairement assumées, y compris en l’absence d’une faute directement imputable à une personne précise. Voir, par exemple, Responsibility for Failures of Government: The Problem of Many Hands Dennis F. Thompson.