Cher Monsieur,
Je vous remercie du temps que vous avez pris de m’adresser cette lettre et je vous sais gré d’avoir pris la peine d’avancer des arguments sérieux pour justifier votre désaccord. Je reconnais sans difficulté que la décision ne pas rapporter à ma hiérarchie administrative des propos antisémites est discutable. Je voudrais néanmoins préciser plusieurs choses soit pour apporter un complément d’information soit pour rectifier certaines de vos affirmations.
Tout d’abord, notez bien que, contrairement à ce que vous avancez, ma démarche ne relevait pas d’une expérience pédagogique. Je n’ai pas cherché à tester une hypothèse. Une « expérience » au sens de quelque chose qui nous est arrivé et qui se révèle important pour nous, n’a pas le sens d’une expérience scientifique conduite selon un protocole préétabli. Que cette expérience de vie me conforte dans mes convictions philosophiques, je vous le concède cependant.
Mais la réflexion philosophique vient après, après parce que j’ai d’abord cherché à résoudre un problème pratique et que ce problème pratique je ne l’ai pas pensé comme un cas pratique qui permettrait de valider ou non mes analyses théoriques : j’ai des élèves que je dois accompagner jusqu’au baccalauréat et pour faire passer mon enseignement je dois maintenir les conditions de la confiance. Mais je ne peux non plus laisser passer des propos particulièrement scandaleux moralement ; je dois donc d’intervenir au risque de saper la relation de confiance. Il s’agit d’un dilemme moral et toute réponse à ce dilemme (faire un rapport, dénoncer, laisser passer, discuter, etc.) affecte l’un ou l’autre de nos devoirs d’enseignant et de fonctionnaire de l’Éducation Nationale.
Vous le reconnaissez vous-même : les choses ne sont pas simples ; si elles l’avaient été, je n’aurais pas relaté cet épisode de ma vie de professeur de philosophie du secondaire. Comme enseignant, ma première mission est d’enseigner, et plus précisément d’enseigner un programme en vue d’un examen. Comme professeur de philosophie, ma mission est d’encourager la réflexion critique de mes élèves, de leur apprendre par l’exercice de la pensée à penser par eux-mêmes. Comme fonctionnaire, j’ai des devoirs et des droits qui encadrent la poursuite de ces missions. Nous sommes appelés en permanence à mettre en équilibre différents engagements et différents devoirs.
Mais une chose est simple dans mon esprit : la liberté de parole dans une classe de philosophie est la chose la plus précieuse car il n’y a pas de philosophie sans l’exercice de la parole. C’est notre devoir et notre honneur que d’élever la réflexion de jeunes personnes par le maniement des arguments et des idées, et non par la censure et la sanction administrative. En autorisant non pas des propos antisémites mais la discussion sur des propos antisémites qui ont été tenus en classe, j’ai la conviction d’être resté plus fidèle à ma mission d’enseignant que si je les avais rapportés à ma hiérarchie avec les conséquences néfastes sur la scolarité des élèves incriminés que cela aurait entraîné.
Par ailleurs, rien n’inhibe plus la discussion que la crainte de dire quelque chose de répréhensible – c’est un des arguments retenus dans l’affaire Sullivan contre le New York Times. Je ne peux accepter que l’on encourage l’autocensure dans un cours de philosophie. Il est préférable de tolérer l’erreur de raisonnement et l’erreur morale (je ne dis pas faute) pour la corriger par l’usage de la raison, que de la nier ou de la criminaliser. En ne dénonçant pas des propos délictueux tenus en classe, je n’ai pas joué contre l’institution en essayant de garder la faveur de mes élèves. Vous savez comme moi qu’aux yeux de nos élèves, nous représentons toujours notre institution. En revanche, j’ai le sentiment d’avoir fait ce que je devais pour assurer les deux missions pédagogiques qui étaient les miennes.
Enfin, vous écrivez : « cela m’accable comme vous d’entendre des propos antisémites, mais il me semble qu’il y a une différence non négligeable entre une parole un peu honteuse et cachée, proférée dans une logique murmurée de défi et de provocation et une parole que l’on tient publiquement. » Nous sommes en désaccord sur cette question et je défends une position qui recueille assez peu de soutien en France et ailleurs en Europe. Comme vous m’avez fait l’honneur de lire mon modeste livre La tolérance, un risque pour la démocratie?, je me permets de vous renvoyer à un article dans lequel je traite différemment de la question de la liberté d’expression pour les propos haineux : « Tolérer les extrêmes », (Esprit, numéro 418, octobre 2015).
J’aimerais vous répondre de manière plus exhaustive, notamment sur les objections sociologiques que vous avancez et qui, je crois, ne me concernent pas. Mais le temps me manque ; je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Je finis en vous remerciant de nouveau de votre lettre.
Salutations distinguées,
Marc-Antoine Dilhac