À Bruxelles, le dimanche 5 novembre 2017.
Madame la Professeure,
Je travaille en ce moment avec mes élèves sur la question catalane et je voudrais vous demander de commenter, en prenant appui sur vos travaux, un point précis que je voudrais aborder : celui de l’échec performatif de la déclaration d’indépendance de la Catalogne. Plus précisément, je voudrais vous interroger sur cette situation étrange qui s’est produite où l’on a vu le Parlement de Catalogne proclamer l’indépendance tout en organisant la neutralisation de la force performative de son énoncé.
Je vous écris après avoir lu votre article PERFORMATIVITÉ, NORMATIVITÉ ET DROIT, de 2004, dont beaucoup de choses m’ont échappé, mais que j’ai compris assez pour penser que vous soumettre la problématique sur laquelle je travaille serait approprié.
Permettez-moi de résumer rapidement la situation que je me permets de soumettre à votre considération.
Le vendredi 27 octobre, l’opinion publique a compris que le Parlement catalan (le Parlement, désormais) avait voté l’indépendance, la fameuse Déclaration unilatérale d’indépendance (DUI). Le Parlement avait en effet voté deux « propositions de résolution » par lesquelles il incitait le gouvernement catalan à proclamer l’indépendance et à entamer un processus constituant. Cependant, et de manière apparemment paradoxale, le Parlement a choisi d’affaiblir la force de sa déclaration d’indépendance, voire, d’après certains, à ne pas la proférer valablement, tout en gardant l’apparence de l’avoir fait. Le Parlement a choisi, en effet, de voter des « propositions de résolution », qui ne sont pas des lois, mais des déclarations par lesquelles le Parlement incite une instance, ici, le gouvernement de Catalogne (le Gobern, désormais) à faire quelque chose, en l’occurrence, à proclamer l’indépendance, alors même que le Président de ce même Gobern avait déclaré s’en remettre au Parlament. Un deuxième moyen d’affaiblir la force performative de l’acte en question a été de situer la déclaration d’indépendance non dans la partie qui fut votée, mais dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution. Ce n’est qu’après le vote que certains juristes -aiguillonnés ou non par les indépendantistes- ont compris qu’il était douteux que l’indépendance ait été proclamée. Certains juristes, seulement, car d’autres ont compris que l’indépendance avait été proclamée. Il est clair, cependant, pour chacun qu’il y avait une volonté ou une intention de limiter la force performative de l’acte de langage dont on parle ou de ménager la possibilité que l’on conclue à son échec.
Je vous cite :
Ce caractère explicite est nécessaire, pour Austin, à la situation juridique : en matière de droit, un performatif peu explicite peut être considéré comme ambigu et donc vicié; c’est alors un cas d’insuccès : dans sa classification, il est dans la catégorie insuccès, exécutions ratées, actes viciés (misfires, misexecutions, act vitiated) :
Qu’est-ce qui se passe lorsque le vice est vicié, pour ainsi dire ? Lorsque, donc, le vice ne résulte pas d’une erreur ou d’une absence d’habilitation, mais de la volonté de celui qui profère l’énoncé de le vicier ? Le vice introduit de mauvaise foi et caché sournoisement lors de la profération, mais visible après, à la lecture attentive, ou à certaines lectures attentives, comment faut-il l’analyser? Si l’on exclut l’intention dans l’estimation de la portée performative d’un acte de langage vicié sournoisement, il faudrait en principe conclure à la nullité de l’acte. Mais il y aurait là une forme d’immoralité, à tout le moins pour une partie des actes performatifs, ceux, notamment, qui relèvent de la promesse. Car, en effet, la promesse non seulement engage celui qui la profère, mais, aussi, oblige celui qui la reçoit. Une promesse peut s’analyser comme un don différé et, depuis Mauss, on reconnaît que le don oblige celui qui le reçoit. Une promesse viciée permet d’obliger celui qui la reçoit tout en exonérant celui qui la profère de l’exécuter. Si l’un des arguments en faveur de l’idée de supprimer l’intention de l’analyse de la promesse est de nature morale et vise à empêcher qu’une intention félonne permette d’échapper à la nécessité d’exécuter la promesse, la situation que l’on analyse ici n’a-t-elle pas pour effet de neutraliser au moins en partie l’argument ? Supprimer l’intention pourrait être une démarche axiologiquement neutre, en ceci qu’elle ne permet pas de supprimer l’immoralité. Faut-il prévoir une règle qui interviendrait en cas d’intention sournoise de vicier une profération, laquelle règle restituerait le caractère performatif de l’énoncé vicié sournoisement ?
D’un point de vue politique, que se passe-t-il lorsque une instance habilité pour proférer des énoncés performatifs en use avec insincérité ? Vous citez Récanati :
En énonçant sérieusement une phrase dans une situation de communication, un locuteur accomplit, selon Austin, un certain type d’acte social, défini par la relation qui s’établit, au moyen de l’énonciation, entre le locuteur et l’auditeur. (EP 19)
Ce que je retiens ici, c’est l’adverbe sérieusement. Que nous dit la pragmatique au sujet des énoncés non sérieux, insincères ou déloyaux ?
Je me pose une autre question : que nous dit la pragmatique au sujet des énoncés du droit dont l’interprète habilité, au sens de Kelsen, c’est-à-dire, le juge, est tenu de rechercher le sens dans la volonté ou l’intention du locuteur ? Si l’on se résout à faire appel à la volonté du législateur, dans le cas catalan, laquelle de ces volontés retenir, celle qui se manifeste dans l’exposé des motifs -l’indépendance-, ou celle qui se dégage du choix d’un acte de langage qui n’est qu’une préconisation et qui est dépourvu de force de loi ? La position en principe si élégante qui consiste à récuser l’existence de règles permettant de déterminer la force performative d’un énoncé est-elle tenable? Ne se trouverait-on pas alors face à un modèle incapable de classer les énoncés et dépourvu dès lors d’un réel intérêt scientifique ?
Les travaux de Jean-Marie Schaeffer (Pourquoi la fiction ?), Françoise Lavocat (Fait et fiction), Otto Pfersmann (Les modes de la fiction : droit et littérature) Michel Troper et Francis Hamon (Droit constitutionnel1) me paraissent pouvoir être interrogés utilement sur la question, mais je manque de temps en ce moment pour leur écrire.
1Les professeurs Hamon et Troper évoquent des situations où les constituants proclament des formules sans la moindre intention que leur force performative soit mobilisée : En quatrième lieu, l’opposition traditionnelle néglige l’usage rhétorique que les constituants peuvent faire de formules comme souveraineté nationale ou souveraineté populaire. Il est possible et il arrive fréquemment qu’on les proclame sans autre souci que d’obtenir une adhésion populaire, mais sans aucune intention d’en tirer la moindre conséquence. Michel Troper, Francis Hamon, Droit Constitutionnel, LGDJ, 33 éd., p 198. Il semblerait donc que la force performative du droit ne soit pas activée de façon homogène ou neutre.