Je vous invite à consulter auparavant
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/01/31/ecriture-collaborative/
Diego.
150 mots.
150 mots qui ont changé le monde.
150 mots, écrits en 5 minutes, qui ont changé le monde.
150 mots, donc.
Au début, ce fut une joute : il fallait inventer un personnage et le faire vivre en 150 mots par semaine. Gagnait celui dont le personnage se retrouvait le plus souvent chez les autres. Les liens devaient être fondés, comme on disait à l’époque : s’ils étaient gratuits ou arbitraires, ils ne comptaient pas. Un lien fondé est un lien cohérent ou logique, comme on dit aussi. Si j’invente un personnage qui est un tueur-à-gages et vous, un personnage qui veut se débarrasser d’un rival, il n’est pas absurde que nos deux récits soient reliés par un lien. Chez moi, le récit sera :
Jean a été contacté par Pierre (lien vers votre personnage) pour tuer Antoine (lien vers Antoine, le personnage de notre camarade, par exemple). Chez vous, on aura : Pierre a contacté Jean (lien vers mon personnage) pour tuer Antoine (lien vers Antoine).
Chaque participant devait intégrer, au moins, un lien par semaine.
Les règles de la joute imposaient que rien ne devait permettre de remonter des personnages vers leur auteur, mais bien entendu, rien ne pouvait empêcher le créateur d’un personnage de s’en déclarer l’auteur et d’utiliser des moyens extra-diégétiques dans le but d’accroître le nombre de liens vers son personnage. Très vite, il s’avéra que la puissance sociale des auteurs pesait sur les fictions et orientait celles-ci vers des personnages souvent creux mais qui, à force d’apparaître dans un nombre important de fictions, finissaient par acquérir une épaisseur qu’ils n’avaient pas d’eux-mêmes1. Il parut évident que la meilleure façon de contrer ce biais était de sortir de l’endogamie du lycée2 et d’inviter des créateurs hors de l’influence des relations sociales qui prévalaient dans l’établissement. De proche en proche, on en vint à accueillir des camarades de contrées souvent fort éloignées. D’abord, ce furent des élèves sévillans, puis russes, puis chinois. Vint le tour des Extraterrestres, des Physarum polycephalum, des fourmilières et, enfin, celui des élèves d’Uqbar. Tout le monde pouvait participer, toute chose aussi. Café para todos, disait-on à l’époque.
Cela alla vite, on le sait, mais cela n’alla pas vite au début. On tâtonna. On jugea la chose risible, on ne la prit pas au sérieux.
Ce qui, à notre estime, fut l’élément déclencheur, ce fut l’institutionnalisation des 150 mots. Celle-ci eut lieu au lycée de Timburbrou. Les enseignants de l’établissement comprirent tout le bénéfice qu’ils pouvaient retirer du goût pour ce genre de défis de leurs élèves. Ils rendirent l’exercice obligatoire. Une fois par semaine, les élèves écrivaient pendant 5 minutes une fiction qui devait intégrer ou faire référence à un élément du cours3. Naturellement, lorsqu’il s’agissait d’un cours de langue, la fiction devait être rédigée dans la langue étudiée. Les élèves connaissaient à l’avance le contenu des cours et pouvaient préparer leurs fictions afin d’être prêts pour les transcrire en 5 minutes. Ces fictions étaient notées et, dans certaines matières, elles constituaient la clé de voûte de la notation.
Avec des prétextes fallacieux, les élèves attirèrent des éditeurs dans leur lycée. Il s’en trouva un qui vit un intérêt commercial dans l’initiative. Il publia un ouvrage reprenant les principaux fils narratifs de l’histoire. Le livre intéressa, certes, quelques spécialistes en sciences de l’éducation, mais guère plus. L’explosion vint de la mise en place d’un logiciel fondé sur la théorie des graphes4 développé par Mikkhaïla Kelleta, d‘Inria5, qui permettait de lire cet univers que la linéarité du livre classique était impuissant à organiser : enfermer un tel univers dans un modèle linéaire est aussi vain que d’enfermer ces traditions orales médiévales que j’étudie depuis des siècles et qui s’entrecroisent, se renforcent ou se diluent, déclarait à l’époque l’immortelle Franticia Tierno Lasbocata. Les graphes de Kelleta permettaient de tout aller chercher, mais incluaient aussi l’oubli, dont rendait compte une formule complexe, réversible et clairvoyante.
Et pourtant, ce fut l’enfermement des fictions dans leurs cellules de 150 mots et de 5 minutes qui permit l’essor. Cela, le professeur Tierno Lasbocata ne pouvait le voir, toute occupée qu’elle était à chercher les structures susceptibles de contenir la la littérature médiévale et le mouvement des 150 mots et d’en rendre compte mathématiquement.
Octavio Paz, poète mexicain décédé en 19866, rappelait ce qu’il écrivait dans La forma y la lira : tout est affaire de rythme, l’homme a besoin de rythme. Il n’accomplit rien sans rythme. Le rythme, vint aux 150 mots par l’École et par la régularité hebdomadaire qu’elle imposait aux fictions.
Avant d’être une quasi religion, les 150 mots furent une prière. Une prière qui ne demandait rien ou presque : juste des hyperliens.
Lecteur, produire de vastes traités nous est interdit. L’histoire des 150 mots est encore à écrire et, dans ton monde, à faire advenir. Nous rendrons compte régulièrement de ce que tu écriras et, parfois, nous te donnerons quelques indices, comme nous l’avons fait ici, pour que tu saches quel futur tu dois faire naître.
Salve.
PS : La thématique de la fiction qui pèse sur le monde était une sorte de marronnier à ton époque, lecteur. Ici, tu peux consulter le long article que le journaliste argentin Jorge Luis Borges écrivit sur la question lorsque le monde d’Uqbar commença à imposer ses caractéristiques. Tu peux aussi consulter la façon dont, dans un monde parallèle au tien, cette thématique s’incarna autour de l’hebdomadaire L’Austur et du journaliste Patrick de Vesturgata.
1À l’époque, certains gauchistes voulurent voir dans ce tissu fictionnel et dans les surgissements improbables qu’il favorisait une vaste métaphore d’un événement qu’ils déploraient mais qu’ils considéraient important : l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en janvier 2023. Jorge Luis Borges, journaliste argentin ayant couvert l’évènement, avait écrit que le président français souffrait d’irréalité (adolecía de irrealidad). La coïncidence entre l’accession à la présidence de la République d’un banquier bien introduit dans les milieux des affaires mais véritable inconnu politique et l’essor des 150 mots attire l’attention, mais rien ne permet de démontrer qu’il y ait là autre chose qu’une corrélation floue. Certes, le Président était lui-même un homme de lettres original qui, féru d’histoire, s’était rendu célèbre sous le pseudonyme de Paul Ricoeur, mais ce sont des informations que l’intéressé ne dévoila que bien plus tard dans son autobiographie (Paul Ricoeur et moi, Emmanuel Macron, Paris, 2047), et que les élèves de Timburbrou ne pouvaient connaître. Il n’est pas sûr qu’à l’époque les élèves aient su qui était le président de la République française.
2Tout commença le 4 mars 2032, dans un lycée du nord de la France, à Timburbrou.
3Initialement, les histoires confluaient vers des ATTRACTEURS. Ces attracteurs conféraient aux histoires une certaine unité et facilitaient les rencontres. On ne sait pas si les attracteurs furent une propriété émergente des réseaux ou s’ils furent imposés dès le début. Un document a été versé récemment au débat, mais il ne permet pas de le trancher. Il s’agit d’un texte en quatre langues -français, espagnol, anglais et islandais- qui semble avoir circulé en 2008 qui expliquait les règles qu’il fallait respecter pour pour adhérer à un réseau d’histoires. On peut s’étonner que l’École ait réussi à imposer avec autant de facilité ses propres attracteurs. Pour d’aucuns, il s’agit d’une concession apparente des créateurs des 150 mots. Ces derniers auraient favorisé l’apparition d’une forme officielle et tolérable de leur pratique afin de mieux poursuivre la mise en place d’un corpus cryptique (CC). Ces théories complotistes se retrouvent dans certains discours qui annoncent un prochain grand remplacement de nos croyances par ce CC, à l’image des évangiles apocryphes qui jadis menacèrent l’Église. Nous avons dédaigné d’agir en justice contre ceux qui, il n’y a guère, ont affirmé que le remplacement avait déjà eu lieu silencieusement et que Le Courrier de Timburbrou en avait été l’instigateur et le bénéficiaire.
4La théorie des graphes étudie les graphes : des schémas abstraits qui relient des objets entre eux. Les graphes permettent, mieux que la linéarité des livres, de décrire le monde. Avant les 150 mots, on utilisait volontiers les graphes pour étudier des romans. À partir des 150 mots, les livres disparaissent et les fictions ne se conçoivent que structurées en graphes. (Note de l’éditeur).
5On doit dire Inria, pas l’Inria (voir la note 4 de http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/12/23/qui-est-esteban-nierenstein/ ).
6Ne sois pas étonné, lecteur : nos logiciels sont d’une fiabilité absolue et nos résultats sont vérifiés dans un monde possible où Octavio Paz est toujours en vie.