À Castaño del Robledo, le vendredi 24 août 2018.
Cher Collègue,
Enseignant dans le secondaire, je travaille souvent avec mes élèves sur le récit Tema del traidor y del héroe1, de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges.
Dans ce récit, un homme, Ryan, découvre que son arrière-grand-père n’est pas le héros que chacun croit, mais un traître. Ryan décide d’occulter la vérité et publie une biographie à la gloire du « héros ».
Qu’auriez-vous fait à la place de Ryan ? ai-je souvent demandé à mes élèves.
Ils réagissent en général avec impétuosité, ils ne le font pas toujours avec grande cohérence. Certains déclarent d’emblée qu’ils auraient fait comme Ryan. Puis, lorsque je leur demande d’imaginer que leur enseignant est Ryan, ils changent d’avis : un prof ne doit jamais mentir à ses élèves, quand bien même la réputation d’un héros national dût en souffrir. À l’évidence, leurs réponses ne sont pas toujours fondées sur une sur une réflexion approfondie, qu’ils n’ont pas eu, en général, la possibilité de conduire en raison de leur jeune âge.
Vous dirigez, cher collègue, le pôle « Éthique et environnement » des Écoles militaires Saint-Cyr et vous avez nécessairement mené une réflexion sur le conflit qu’il peut exister entre le devoir de vérité que nous avons à l’égard de la communauté nationale ou de l’humanité et la loyauté ou le devoir d’obéissance hiérarchique. Faut-il sacrifier la vérité à la survie d’un mythe ? La République peut-elle rechercher l’adhésion de la jeunesse à son armée autrement que sur la base de la vérité2 ? Un chef militaire peut-il mentir à ses hommes ?
Le général Schmitt fut, de 1987 à 1991, chef d’état-major des armées. Pendant la guerre d’Algérie, il dirigea le centre de torture de l’école Sarouy3. Que diriez-vous à un jeune saint-cyrien qui se demanderait s’il aurait été du devoir du militaire ou de l’historien d’alerter l’opinion publique sur le passé du chef d’état major des armées ?
Ont-ils bien agit Duval, Prungnaud ou Dunant, qui ont désobéi à Biseseiro pour secourir des civils rwandais que l’on massacrait ? Auraient-ils dû, pour protéger leur supérieurs et la réputation de l’armée française, occulter à la justice ce qu’ils savaient4 ? Auraient-ils dû, au moment des faits, dénoncer sans attendre l’inaction de leur hiérarchie5 ?
Le temps écoulé depuis le massacre de Thiaroye nous permet d’imaginer une situation comparable à celle du récit de Borges : un jeune militaire découvre que son arrière-grand-père donna l’ordre d’abattre les tirailleurs sénégalais qui réclamaient la solde dont la France les spoliait : devrait-il, comme Ryan, occulter ce qu’il a appris ?
Dans l’incipit de son récit, Borges déclare que l’histoire qu’il va raconter aurait pu se passer ailleurs et dans un autre temps : si la problématique est universelle, le cadre du récit est contingent et en grande partie arbitraire, puisque d’autres auraient été possibles, que l’auteur énumère de façon floue et non limitative. Il suffit d’un fait infamant, d’un homme prestigieux qui le commet et de quelqu’un qui le découvre. L’arrière-grand-père de Ryan a trahi la cause de l’indépendance irlandaise, mais nous pouvons nous donner sans difficulté Thiaroye, Sarouy et Biseseiro comme points de départ.
Cher collègue, si je vous écris, c’est que j’ai la conviction que la position éminente que vous occupez et votre trajectoire sont de nature à conférer un intérêt tout particulier aux commentaires que vous pourriez formuler sur les questions que je soumets à votre analyse. Je suis certain que mes élèves porteraient une attention toute particulière à la lecture que vous feriez du texte sur lequel ils travailleront.
Je publie ce courrier sur mon blog.
Je ne manquerai pas de publier votre réponse, si celle-ci me parvient.
Je vous prie d’agréer, cher collègue, l’expression de mes salutations respectueuses.
Esteban Nierenstein,
professeur agrégé.
(Je poursuis la publication des écrits d’Esteban Nierenstein, professeur agrégé dans un autre univers et qui a choisi de publier chez nous pour éviter les sanctions dont on le menace dans son monde à lui. Je dois dire que j’ai du mal à comprendre la vindicte dont on poursuit mon collègue ; il ne dit rien de mal. SN)
2Nous devons contribuer à développer les liens entre la jeunesse, la défense et la sécurité nationale (voir, par exemple, http://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=104124) . Naturellement, nous le faisons en respectant une autre de nos missions, qui est de développer le jugement critique de nos élèves.
3Voir https://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2005/03/18/lyes-hanni-mouloud-arbadji-zhor-zerari-l-ancien-lieutenant-donnait-les-ordres-au-premier-etage-de-l-ecole-sarouy-a-alger_402069_3224.html?
4Voir, par exemple, https://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2018/03/15/operation-turquoise-au-rwanda-les-blessures-de-bisesero_5271180_3212.html
5On sait que les supérieurs de ces hommes contestent leur version des faits. On peut concevoir, avec difficulté, que ces militaires aguerris se trompent. On ne saurait concevoir qu’ils mentent : quoi qu’il se soit passé, ces soldats ont la conviction que des ordres contraires à l’honneur militaire et à une élémentaire humanité leur ont été donnés. La question que je vous soumets pose comme acquise leur sincérité.