Monsieur Nierenstein travaille, on le sait, sur Borges. Il a voulu partager avec nous le dispositif qu’il met en place concernant le récit Tema del traidor y del héroe. Il s’agit de mettre à la disposition de ses élèves des lectures variées de ce texte.
J’ai coutume d’étudier avec mes élèves Tema del traidor y del héroe, un court récit du célèbre écrivain argentin Jorge Luis Borges.
Ryan découvre que son arrière-grand-père n’est pas le héros que chacun pense : il a, au contraire, trahi la cause irlandaise en informant les ennemis anglais des plans d’insurrection des indépendantistes dont il était le chef. Ryan décide de taire sa découverte et publie une biographie à la gloire du « héros ».
Qu’auriez-vous fait à la place de Ryan ?, ai-je souvent demandé à mes élèves.
Nombre d’entre eux me disent qu’ils auraient fait comme Ryan. Cependant, si je leur demande d’imaginer que, moi, leur prof, je suis Ryan, ils changent de position : je ne dois pas leur mentir pour protéger un ancêtre ou un héros national français.
Qu’aurais-tu fait, cher lecteur, à la place de Ryan ?
C’est une question que j’ai posée dans un certain nombre de courriers, comme on peut le voir dans liste non-exhaustive ci-après.
- Sibeth Ndiaye, chargée de mission à l’Élysée, a déclaré, selon L’Express, qu’elle assumait parfaitement de mentir pour protéger le président Macron.
- L’Église catholique a fait de Robert Schumann un serf de Dieu et semble vouloir ignorer que le père de l’Europe fut un complice actif des tortures, assassinats et disparitions par lesquelles l’État français essaya de vaincre de l’insurrection algérienne. La canonisation du père de l’Europe est en cours.
- La Junta de Andalucía continue d’afficher un document qui affirme qu’Antonio Pastor Martínez fut déporté à Mauthausen, alors qu’il s’agit d’une imposture. Ils furent nombreux ceux qui, connaissant la vérité, lui préférèrent une fiction qui leur était agréable.
- L’historien García Carcel défend la nécessité de ne pas trop s’attaquer aux mythes nationaux espagnols.
En général, on me répond par le silence, qui est, on le sait, une forme de réponse (d’un intérêt pédagogique limité, toutefois, je dois en convenir).
Tu peux substituer ta voix à celle de ceux qui n’ont pas répondu, cher lecteur ; pourquoi pas ? Leur silence t’y invite !
Je voudrais maintenant amplifier la démarche et multiplier les demandes de lecture du texte de Borges.
Je viens de rédiger une lettre destinée aux députés européens, qui ont adopté il y a peu la directive sur le secret des affaires. Faut-il diffuser des informations prouvant le comportement immoral d’une entreprise ?
Je viens d’écrire au président Macron au sujet des déclarations de madame Ndiaye et en ai profité pour soumettre aussi à son analyse un autre récit de Borges, El indigno. Le président Macron est un homme féru de littérature, il ne pourra qu’apprécier ces deux récits du maître argentin, il ne peut qu’aimer l’invite à s’y couler, me suis-je dit.
J’espère trouver bientôt le temps de poser la question du général Schmitt, qui dirigea un centre de torture pendant la guerre d’Algérie et qui fut, pourtant, chef d’état major des armées sous la présidence de Mitterrand. Fallait-il que la presse passe sous silence les agissements du général ? Il y a quelque temps, j’interrogeai le directeur du pôle Éthique et environnement juridique de Saint-Cyr sur la position de l’armée française concernant la guerre d’Algérie. Je lui demandais, dans le cadre de notre obligation d’enseigner l’esprit de défense, des références bibliographiques sur la question. J’essayerai de trouver à nouveau le temps de lui écrire. Si Ryan avait été un historien militaire, aurait-il dû taire la trahison du héros national ou, au contraire, la porter à la connaissance de l’opinion publique ?
J’espère aussi trouver le temps de demander aux entreprises impliquées dans le dieselgate un commentaire sur le texte de Borges. À mon estime, l’industrie du tabac doit être en mesure de formuler des considérations fort pertinentes également…
La question du Roi émérite de l’Espagne m’intéresse aussi beaucoup : un employé de la Casa Real qui aurait eu connaissance des activités qui ont permis au Roi de s’enrichir fabuleusement aurait-il dû les porter à la connaissance de l’opinion publique1 ?
Au-delà des acteurs, quel regard portent philosophes, éthiciens ou écrivains sur ce récit ? Je viens d’écrire à monsieur Girel, dont j’ai lu l’ouvrage Science et territoires de l’ignorance...
On peut lire le cours, en espagnol, de Sebastián Nowenstein sur la question : Clase sobre Tema del traidor y del héroe, de Borges.
1Le New York Times s’était interrogé il y a quelque temps sur l’enrichissement Juan Carlos Ier : https://www.nytimes.com/2012/09/29/world/europe/juan-carlos-i-seeks-redemption-for-spain-and-monarchy.html