À Bruxelles, le 27 juillet 2018.
Monsieur le Procureur de la République,
Le 17 mai 2018, des policiers conduits par l’officier Dupont1, police aux frontières, brigade des chemins de fer, m’ont contraint, sous la menace de faire usage de la force, à abandonner le train 9132 à destination de Bruxelles de 15.33, alors que j’étais muni d’un titre de transport valable que j’ai pu leur présenter et alors que je ne constituais nullement une gêne pour les voyageurs, puisque j’étais assis tranquillement à ma place.
J’ai bien expliqué aux policiers que je les suivrais sans difficulté s’ils me mettaient en état d’arrestation, mais qu’en l’absence d’une telle arrestation, j’étais libre d’aller et venir. Les policiers ont récusé mon raisonnement et ont considéré qu’ils pouvaient me contraindre à descendre du train sans m’arrêter. À leurs yeux, mon refus de descendre du train constituait un refus d’obtempérer qui les mettait en droit d’employer la force sans qu’il y ait arrestation pour autant. Je n’ai pas eu d’autre choix que de suivre les policiers et de quitter mon train. Je n’avais pourtant commis d’autre « infraction » que celle qui a consisté à recevoir l’ordre manifestement illégal de quitter mon train et à y opposer un refus argumenté pendant quelques minutes.
Monsieur le Procureur, j’ai été victime, à l’évidence, d’une arrestation arbitraire, mais aussi d’une voie de fait, puisque les actes des policiers sont insusceptibles de se rattacher à un quelconque pouvoir de leur administration.
J’ai longuement parlé avec les policiers après l’incident. Il est apparu clairement que ces fonctionnaires ont cru de bonne foi pouvoir agir comme ils l’ont fait. J’ai dit aux policiers que je comprenais sans difficulté leur erreur, puisque leurs collègues belges, dans des circonstances analogues, avaient réagi comme eux2, et de façon répétée…, jusqu’à ce que le service juridique de la police fédérale belge réalise que les arrestations auxquelles ils procédaient étaient infondées.
Les désaccords entre Eurostar et moi sont anciens3. La compagnie a les moyens humains et financiers de porter ces désaccords devant les tribunaux. Elle s’y est toujours refusée, consciente sans doute de la faiblesse juridique de sa position.
Monsieur le Procureur, la police ne doit pas prêter main forte à Eurostar en procédant à des arrestations en dehors de tout cadre légal. La police française défend les libertés publiques et la légalité républicaine ; elle ne saurait être mise au service des intérêts d’une compagnie privée qui semble considérer la loi comme inférieure aux normes qu’elle-même édicte4.
Permettez-moi de rappeler ici, monsieur le Procureur, les conclusions du commissaire du gouvernement Corneille sur l’arrêt Baldy, rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1917, toujours d’actualité, espère-t-on :
« Pour déterminer l’étendue du pouvoir de police dans un cas particulier, il faut toujours se rappeler que les pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers, que le point de départ de notre droit public est dans l’ensemble les libertés des citoyens, que la Déclaration des droits de l’homme est, implicitement ou explicitement au frontispice des constitutions républicaines, et que toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ».
Monsieur le Procureur, lors de la discussion consécutive à l’intervention des policiers, l’un de ces derniers, comprenant la justesse de ma position, s’est écrié : « Mais, monsieur, vous vous battez contre Eurostar…: c’est le pot de terre contre le pot de fer ! » Je lui ai répondu que nous, les citoyens, avec la police agissant en défense des libertés publiques, n’étions pas si faibles que cela. Le fait que j’aie réussi à mettre un terme aux contrôles britanniques à Bruxelles le prouvait. Mais, ai-je ajouté, une telle issue aurait été impossible sans l’attachement à la légalité et à la déontologie des policiers belges, qui ont refusé de continuer à m’arrêter. Leur refus fut exemplaire : ayant compris le bien fondé de ma position et ayant compris que l’on ne pouvait me reprocher la moindre infraction, ils ont agi en fonctionnaires qui servent la Nation et non des intérêts particuliers5. Courageusement, ces policiers ont refusé d’exécuter les ordres manifestement illégaux qui me visaient6.
L’affaire Benalla montre que la société française ne tolère plus que la police soit mise au service d’intérêts particuliers. Les réactions des syndicats de policiers dans cette affaire ont montré aussi l’attachement profond de ces derniers à une police qui, au service de la Nation, défend des libertés publiques. La police de ces syndicats, celle qu’ils défendent, n’est pas au service d’intérêts particuliers, aussi haut placés, aussi puissants soient-ils. Procéder à une arrestation sur ordre d’Eurostar n’est pas plus légitime que de le faire sur ordre d’un chargé de mission de l’Élysée.
Pardonnez-moi d’insister7 sur un point, monsieur le Procureur : je ne vous écris pas pour vous demander des sanctions, mais pour vous demander de bien vouloir prendre les dispositions appropriées qui éviteront que des incidents comme ceux du 17 mai ne se reproduisent. Je ne doute pas que vous le ferez.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, monsieur le Procureur de la République, l’expression de mes salutations républicaines.
Sebastián Nowenstein.
1Le nom de l’officier en charge de l’intervention est un pseudonyme et la date de l’incident a été modifiée. Cette lettre ne vise pas à demander des sanctions à l’égard de fonctionnaires qui ont agi, à mon estime, de bonne foi. Le but de cette lettre aura été atteint si vous prenez les mesures nécessaires pour que les faits en question ne se reproduisent pas.
2Les policiers belges aussi ont voulu m’arrêter sans m’arrêter, pour ainsi dire. Pas plus en droit français qu’en droit belge, la chose n’est possible, à ma connaissance, mais cela semble être un réflexe logique, que d’invoquer ainsi une obligation légalement inexistante dont le non respect ferait naître la légitimité de l’acte qu’on voulait poser.
3Ces désaccords ont débuté lorsque j’ai refusé de me soumettre à des contrôles britanniques illégaux qui avaient lieu à Bruxelles. Après des péripéties qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais qui impliquent des échanges de courriers nombreux avec la police et des questions parlementaires, j’ai eu gain de cause et les contrôles ont cessé.
4Les échanges que j’ai eus avec Eurostar montrent la volonté de la compagnie de ne pas se soumettre à la législation en vigueur. Les conditions d’achat imposées aux voyageurs, qui ont un peu évolué au gré de mes remarques, recèlent des énoncés d’une franche drôlerie… qui le sont moins si l’on se rappelle la capacité réelle qui est celle du transporteur, en position de force, de les imposer à l’usager en dépit de leur illégalité, en dépit aussi de leur absurdité manifeste. Voir, par exemple, ici : Au sujet des condtions de tranport d’Eurostar : (http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2017/05/26/au-sujet-des-conditions-de-transport-deurostar/ )
5Considérant injuste que les policiers qui m’arrêtaient soient exposés à des poursuites pour des faits dont les responsables véritables étaient des politiques, j’avais saisi leurs syndicats : Contrôles britanniques à Bruxelles. Lettre aux syndicats de policiers (http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2018/04/27/controles-britanniques-a-bruxelles-lettre-aux-syndicats-de-policiers/)
6L’existence de ces ordres fut, de la façon la plus invraisemblable, niée.
7Voir note 1.