Le Courrier de Timburbrou, le 18 décembre 2048.
Un conte de Noël.
Estrujo Fernández est un homme âgé de 94 ans. Il a du mal à se rappeler ce qu’il a fait ce matin, mais ses souvenirs d’il y a 50 ans sont d’une acuité sans faille.
Il se rappelle cette curieuse journée du 7 janvier 1998, où les policiers et les enseignants manifestèrent ensemble pour réclamer la démission du Dasenito.
Pendant qu’il me parle, son regard se porte souvent sur les photos qui ornent le bahut sans âge qui meuble sa chambre. Il regarde souvent la Meuse, qui, derrière une large fenêtre, file, grise, vers Namur.
J’ai choisi cette résidence à cause de sa vue sur la Meuse, dit-il. Puis, après un long silence, il commence son récit :
On n’avait jamais vu les policiers manifester devant le Rectorat. On n’avait jamais vu les policiers manifester avec les profs.
Tout a commencé avec une jeune collègue qui a entrepris de photographier des policiers venus déloger gentiment des élèves qui bloquaient notre lycée.
Un policier, fatigué, excédé, lui avait reproché son comportement et une discussion polie, mais ferme s’en était suivie.
Puis, plus personne n’avait songé à l’affaire. Le policier et la collègue s’étaient croisés sur le marché, quelques jours après, avec leurs conjoints respectifs. Ils ont échangé un sourire, parce qu’ils savaient que rien de cela n’était grave. La collègue m’avait dit : “J’ai eu l’impression que c’était un peu comme quand on engueule un élève. On le croise après, il sourit et il dit bonjour”. Le policier, ai-je pensé, a dû dire la même chose à ses collègues. Trois jours après, rien de cela ne semblait grave. L’incident s’effaçait déjà des mémoires en un temps où, malgré tout, il se passait quand-même pas mal de choses.
C’était, cependant, oublier El pistolero, ainsi appelé en raison d’un geste dont il était coutumier : le pouce levé, l’index tendu, il avait coutume de vociférer quand quelque chose lui déplaisait.
El pistolero officiait en tant que Dasenito1 au Rectorat d’Eyja, une ville du nord de la Fraska.
El pistolero eut vent de l’échange entre le policier et la jeune collègue le vendredi 13 décembre 1998 à dix heures. Et, voilà, il monta dans les tours, comme on disait à l’époque. Il était connu pour cela, le Dasenito. Toutes affaires cessantes, il convoqua notre collègue au Rectorat. Pendant une heure, entre 15 heures 15 et 16.15, il exprima toute la réprobation que lui inspirait le fait que notre collègue ait pris en photo des policiers.
Une heure durant, quand-même… et c’était le vendredi 13 décembre 1998. Ce vendredi 13 décembre, des blocages violents, des intrusions et des dégradations s’étaient produits dans nombre d’établissements de la région Fraska-Hæð-Norðǔr. Pendant ce temps, le Dasenito engueulait notre jeune collègue. Pour rien. Parce que la collègue était parfaitement innocente. Elle n’avait commis ni faute, ni infraction, comme nous allions le constater plus tard.
La jeune collègue rentra au lycée toute tremblante non de peur, mais d’indignation.
Nous entreprîmes de la défendre.
Nous nous renseignâmes. Vestringio, toujours lui, produisit une circulaire de 2008 qui était sans ambiguïté et qu’il proposa de communiquer au Recteur pour bien montrer le caractère infondé de la colère du Dasenito :
« Les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image, hormis lorsqu’ils sont affectés dans les services d’intervention, de lutte antiterroriste et de contre-espionnage (GIPN, Raid, DGSI…) »
Il y eut un débat stylistique. Germina, professeur de français critiqua le recours à un texte venu du futur. Le procédé lui semblait peu élégant. Nerek, pourtant d’ordinaire pointilleux, protesta que la rudesse de la prose syndicale convenait parfaitement à la situation actuelle. Il dit que le procédé employé par le Dasenito était caractéristique des heures sombres à venir et non de la paisible année 98 du XXème siècle. Il précisa : On se croirait en 2019. On se croirait sous Le Borgne, le ministre de l’intérieur qui allait déclencher une répression d’une férocité inhabituelle sous nos latitudes.
Ce fut long. Nerek était toujours long. Toujours trop long.
Gustava approuva Vestringio, sans un regard pour Nerek, qui en fut mortifié.
Comme Gustava était la victime, celle qu’il fallait défendre, sa voix eut un poids prépondérant et l’assemblée se rangea de son avis.
Carmencita, une collègue proche de la retraite qui s’asseyait toujours à côté de la machine à café et qu’on appelait amicalement Carmencita en raison de sa courte taille et de son fougueux caractère espagnol (elle s’appelait en réalité Marie-France), fit alors une proposition qui étonna, fit rire et emporta l’adhésion. Carmencita proposa que chacun de nous prît en photo les policiers, qu’on se prenne en photo pendant qu’on prenait en photo les policiers et qu’on envoie nos photos au Dasenito.
Nerek fit court, pour une fois : le traitement de chaque dossier devant être individuel…
Et puisque nous sommes 117, sans compter Marina, qui est en congé de maternité et qu’on va laisser tranquille…, compléta Hildur…
Eh bien, cela lui fera, à raison de huit heures d’entretien par jour…
Les regards, pleins d’espoir, se tournèrent vers Mastero Cristo :
14,6 jours.
Ouais, bailla Jean-François, dont les ronflements discrets, mais audibles nous avaient fait croire qu’il ne suivait pas nos débats. Ouais, marmonna-t-il : C’est pas assez.
On entendit alors un bruit étrange, un peu comme un jappement..
Il y eut un silence et nos regards se tournèrent vers la porte.
Marina entra avec son mioche.
118, pas 117. On vous entend depuis le couloir, faudra quand-même parler moins fort, dit-elle.
Nous félicitâmes Marina. Le bébé, rose et blond comme sa mère, était magnifique et nous regardait sans peur en ouvrant de grands yeux bleus.
14,7 jours, dit Mastero.
C’est pas assez, marmonna à nouveau Jean-François.
Tratanka fit de ce ton monocorde que les élèves moquaient parfois :
En travaillant sur les alebrijes, j’ai été amenée à contacter des collègues de tous les bahuts de Nýjaborga. On leur demandera de faire de même. On sera 15 fois plus nombreux.
221,25 jours de travail, annonça Mastero.
C’est pas mal, fit Jean-François, les yeux maintenant entrouverts, mais les mains toujours posées sans mouvement sur son ventre proéminent. Jean-François, c’était un costaud.
C’est ainsi que tout commença.
Ernestina s’occupa de la rédaction des lettres nécessaires à notre action. Tratanka les diffusa, grâce à son fichier sans fin.
Nous écrivîmes aux policiers de Timburbrou, pour les aviser de ce que nous allions faire et les prier de bien vouloir noter qu’il n’y avait nulle animosité à leur égard dans notre démarche.
Nous écrivîmes au Préfet de Police, pour lui dire la même chose.
Et nous écrivîmes à nos collègues.
Puis, pour être bien sûrs qu’on sût ce que l’on faisait, on écrivit à la presse. Et je crois que nous écrivîmes aussi aux députés. Ernestina, quand elle commençait à écrire, rien ne l’arrêtait.
Le lundi 16 décembre, une nuée d’enseignants photographiait les forces de police devant les lycées de notre ville. Le mardi 17 décembre, le phénomène était visible en région parisienne et dans le sud de la Fraska. Le mercredi 18 décembre, tout le territoire national était atteint.
Les policiers, au début, s’en agacèrent et leur hiérarchie demanda des explications au Rectorat. Ils réclamèrent la démission du Dasenito, pour que les profs les laissent tranquilles. Mais très vite, ils se prirent au jeu ; ils se laissaient photographier de bonne grâce. Une cordialité nouvelle s’installa entre eux et nous. Ils étaient heureux de rentrer à la maison en disant qu’ils s’étaient pris en photo avec les profs, plutôt que de raconter qu’ils avaient gazé des gamins. Car, et nous en fûmes les premiers surpris, les blocages se firent bientôt civils, presque doux. Ils devinrent, comme cela allait été le cas des rond-points pendant la crise des gilets jaunes (merci Nerek et ta connaissance infatigable et fatigante de tous les mouvements sociaux passés et futurs), des lieux de débat et d’échanges argumentés.
Le mardi 7 décembre à 10 heures, une délégation syndicale de policiers s’exprimait avec fermeté devant le Préfet et condamnait l’instrumentalisation qui avait été faite par le Rectorat d’une non-affaire. Le mardi 7 décembre à 14 heures, les policiers manifestaient avec nous devant les locaux du Rectorat.
Le même jour, à 19.15, le Pistolero démissionnait.
Je me souviens encore de notre service d’ordre : un prof, un policier, un prof, un policier…
Monsieur Fernández tend le bras avec difficulté, s’empare d’une photo qui est sur bahut et me fait signe de m’approcher.
C’était mon père, dit-il.
****
Ernestina lève les yeux, ayant fini la lecture.
On ne parle pas. On ne parle pas tout de suite.
Donc, le gars, le prof… son père, c’était un flic ?, demande l’un de nous.
Ben, oui, c’est évident, dit Laura, toujours très proche d’Ernestina.
Euh…, tu n’en fais pas un peu trop, là ? Et le Dasenito, il démissionne, comme ça ?
Ernestina nous a fait un conte de Noël, commente à voix basse Ara, à ma droite.
Et Nerek, toujours lui, de citer l’écrivain uruguayen Benedetti et ce récit dont le titre lui échappe -il y a quand-même de l’espoir- où les spectateurs aliénés d’un concert de rock se muent en foule décidée et abattent le tyran, etc, etc. Mais personne ne l’écoute, sauf moi.
Ernestina se renfrogne, elle n’insiste pas. Elle reste silencieuse pendant quelques minutes, puis se lève et s’en va. On est gênés.
***
Ernestina publia son conte de Noël quand-même, poursuit monsieur Fernández.
Il m’attrappe le bras avec une force étonnante et m’oblige à me baisser.
Il y a toujours de l’espoir, me dit-il, en triturant les mots, d’une voix qui n’est plus douce, mais rauque et dure. Puis il relâche sa prise. Toujours, me dit-il avec défi.
En me redressant, je regarde le cadre. Je ne vois rien d’autre que mon reflet, un rayon qui entre par la fenêtre m’aveugle. Je m’éloigne du vieil homme, qui se désintéresse de moi.
1Le Dasenito, est un grade inférieur au Dasen. L’emploi du suffixe -ito, jugé trop explicite, a été abandonné en 2028.
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