En septembre 2003, était diffusé sur Canal+ le documentaire Escadrons de la mort, l’école française, qui révélait que des assesseurs militaires français avaient conseillé leurs homologues argentins dans la mise en place de techniques de répression utilisées par l’armée française pendant la guerre d’Algérie.
Le 10 septembre 2003, les députés Mamère, Billard et Coché déposaient une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine entre 1973 et 19841.
Le 16 décembre 2003 était enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le rapport portant sur la proposition mentionnée plus haut2, rédigé par le député Roland Blum. Ce rapport, qui concluait au rejet de la proposition, est un exemple saisissant de négation des principes de l’argumentation rationnelle et loyale que l’École s’efforce de transmettre. En tant que tel, il mérite d’être étudié. On peut aussi le lire comme une action de désinformation. À ce titre, il doit être mis en parallèle avec la liste des accords et traités que publie l’ambassade de France en Argentine3 et qui, dix-sept ans après le rapport du député Blum, continue d’accréditer la thèse selon laquelle les accords en vertu desquels des militaires français ont conseillé leurs homologues argentins n’ont jamais existé4 5 et avec les déclarations de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères en 2004, qui, en voyage au Chili, formulait des déclarations allant dans le même sens.
Cette note analyse l’argumentation employée par le rapporteur Blum pour conclure au rejet de la proposition.
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Pour démontrer l’inexistence des accords susmentionnés, le rapporteur renvoie les députés à la liste publiée par le député Cazeneuve dans l’annexe 9 de son rapport sur la coopération militaire6. Le député Cazeneuve, pourtant, avait pris soin de noter que les accords de défense et de coopération bilatérale échappent souvent à la surveillance du Parlement. Il écrit ainsi (en 2001) :
Le second point d’insatisfaction de votre rapporteur concerne les accords de coopération militaire et de défense.
On l’a vu précédemment, ce dossier a fait, depuis la réforme, l’objet d’améliorations notables. Le ministère de la Défense s’attache désormais à ce que toute opération de coopération militaire soit encadrée par un accord. Sa direction des affaires juridiques, récemment créée, aide les états-majors à adopter chaque fois un cadre adéquat en termes de droit international. La liaison entre le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères apparaît bonne. Enfin, la création de la DCMD permet au ministère des Affaires étrangères de mieux maîtriser la cohérence et le contenu des accords.
Cette rigueur administrative et gouvernementale nouvelle laisse cependant largement le Parlement à l’écart du contrôle des accords, autrement dit du contrôle du cadre de la coopération militaire et de défense. C’est cette question que votre rapporteur voudrait donc aborder maintenant.
Et monsieur le député Cazeneuve de conclure :
Votre rapporteur tenait à faire ce rappel historique : il montre que l’absence d’association du Parlement à la procédure de signature des accords de défense ou de coopération militaire est traditionnelle et ancienne. «
Le député Blum était conscient que les accords de défense revêtent un caractère souvent secret, puisqu’il l’écrit lui-même dans son rapport. Pourtant, de cette liste de l’annexe 9 qu’il eût fallu présumer incomplète après une lecture — fût-elle rapide – du rapport qui la contient, le député Blum dérive une conclusion sans appel. Cette conclusion, il faut le remarquer, en plus de méconnaître les avertissements du député Cazeneuve, ignore les faits et déclarations nombreux et convergents que contient le documentaire.
Dans son rapport, le député Blum affirme que les militaires latino-américains n’avaient pas besoin de l’enseignement de leurs collègues français pour imaginer et commettre des atrocités. Cela est possible et il peut se concevoir sans mal que ces derniers auraient pu inventer tout seuls les mêmes techniques qu’ils ont reçues des Français. On peut aussi imaginer, comme le suppute le rapporteur, que, dans cette hypothèse, les militaires argentins auraient pu chercher à atténuer leurs responsabilités (ce qui, au demeurant, ils ne font nullement dans leurs déclarations) en imputant à d’autres les idées auxquels ils ont eu recours dans leurs pays respectifs. L’argumentation du rapporteur consiste visiblement à substituer aux faits ayant motivé la demande de constitution d’une commission d’enquête ceux qui auraient pu se produire, mais ne se sont pas produits : les assesseurs français ont bel et bien formé les militaires argentins. On peine cependant à admettre que remplacer ce qui est advenu par ce qui aurait pu advenir puisse relever d’une argumentation normale dans le cadre d’une commission parlementaire.
À deux reprises, le rapporteur proclame que la politique de la France à l’égard des dictatures latino-américaines a été dépourvue de toute ambiguïté. Il en veut pour preuve le fait que la France ait accueilli massivement des réfugiés latino-américains, qu’elle ait agi pour faire libérer des ressortissants français victimes de ces régimes et qu’elle ait rappelé un attaché militaire (le colonel Le Guen) ayant effectué des déclarations favorables à la junte au pouvoir.
Le rapporteur semble penser que ces faits rendent impossibles d’autres, moins glorieux. Avoir accueilli des réfugiés, avoir cherché à sauver des compatriotes, avoir rappelé un attaché militaire, paraît penser le rapporteur, sont des faits qui frapperaient d’inexistence d’autres faits, ceux, avérés, qui font penser que la politique de la France n’a pas été dépourvue d’ambiguïté.
Cela vaut la peine, au demeurant, de revenir sur le cas du colonel Jean-Claude Le Guen. La chronologie des faits est importante. Le 10 septembre 1979, le colonel Le Guen fait des déclarations polémiques. Le 21 septembre, le député Jean-Pierre Cot demande au ministère des Affaires étrangères s’il ne faut pas rappeler l’attaché militaire. Le 24 septembre, le quai d’Orsay désavoue le colonel et informe qu’il n’est plus attaché militaire depuis le 8 septembre7. Le colonel Le Guen ne pouvait être relevé de fonctions qu’il n’occupait pas. Ou alors, il les occupait et le ministère a menti pour cacher son embarras.
Mais ce qui est singulièrement significatif dans la présentation de l’épisode que fait le rapporteur, c’est qu’il omet de noter que l’attaché militaire ne s’est pas contenté de louer l’action de la Junte militaire, puisqu’il s’est flatté d’y avoir pris part. Il déclarait :
J’ai participé normalement à vos côtés à ces heures difficiles mais exaltantes de l’intervention des forces armées. 8
Le rapporteur mobilise aussi des faits ultérieurs à ceux que vise la proposition 1060. Il semble penser, par exemple, que l’opposition de la France aux lois d’amnistie de 1986 et 1987 dont ont bénéficié les militaires argentins doit conduire à présumer qu’elle a été irréprochable dans ses relations avec la dictature argentine. La condamnation du colonel Astiz par contumace en France, intervenue vingt ans après la signature des accords mentionnés plus haut, est utilisée dans le même but.
Relevons enfin que le rapporteur semble ignorer que les membres de l’OAS ont fait l’objet de plusieurs amnisties, celle de 1982 ne portant que sur la réintégration des officiers dans les cadres de l’armée9. Cette omission est destinée à promouvoir l’idée fausse que la France, jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir, n’aurait eu de cesse de poursuivre — farouchement – les anciens membres de l’OAS.
Le fait que ce genre d’argumentation trouve place sans scandale dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ne peut qu’interroger sur la nature des processus délibératifs qui s’y déroulent.
1 https://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/12/propositions/pion1060/(index)/depots/(archives)/index-depots
2 https://www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r1295.asp#P117_3057
3 https://ar.ambafrance.org/Accords-et-traites
4 Après avoir alerté en vain par la voie hiérachique l’ambassadrice de France en Argentine et le ministre des affaires étrangères du caractère incomplet de cette liste, j’ai écrit, également par la voie hiérarchique, au premier ministre. Aujourd’hui, le 27 décembre 2021, l’ambassade maintient la liste incomplète. On remarquera utilement que le Sénat, lui, publie une liste complète : https://www.senat.fr/rap/l12-397/l12-39711.html et https://www.senat.fr/rap/l12-397/l12-3971.pdf.
5 Dans l’article Wikipédia sur le sujet, la liste incomplète de l’ambassade de France fait douter de la réalité de ces accords : Publiée par l’ambassade de France, la liste des accords conclus entre 1853 et 2016 entre les deux pays, la France et l’Argentine, ne présente aucun accord de coopération militaire, ni en 1960, ni en 1973 ; le seul accord portant sur la défense date de 1998. Article consulté le 28 décembre 2021.
6 https://www.assemblee-nationale.fr/rap-info/i3394.asp
7 Voir les articles du Monde qui rendent compte de l’affaire : https://www.lemonde.fr/archives/article/1979/09/24/le-quai-d-orsay-ouvre-une-enquete_2784158_1819218.html et https://www.lemonde.fr/archives/article/1979/09/26/le-quai-d-orsay-desavoue-l-ancien-attache-militaire-en-argentine_2783813_1819218.html
8 https://www.lemonde.fr/archives/article/1979/09/24/le-quai-d-orsay-ouvre-une-enquete_2784158_1819218.html
9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l%27arm%C3%A9e_secr%C3%A8te#Amnistie