A Lille, le 23 janvier 2021.
Monsieur le Nonce,
Je suis enseignant dans le secondaire et je travaille sur les mécanismes qui permettent de rendre invisibles ou socialement tolérables certaines atteintes aux droits fondamentaux de la personne. Parmi ces atteintes, figurent la torture, l’assassinat et la disparition de personnes.
Je lis dans Le Monde du 2 décembre 2000 que Robert Schuman, alors qu’il était ministre de la Justice, co-signa avec le général Koening, le 25 août 1955, un ordre destiné à bloquer l’accès à la justice des victimes des crimes commis par les militaires français pendant la guerre d’Algérie. Je cite le journal :
Autre découverte de Claire Mauss-Copeaux : un texte du 3 août 1955, signé par le même général Koenig, mais aussi par le ministre de la justice, Robert Schuman. Il précise la conduite à tenir en cas de plaintes faisant suite à « de prétendues infractions » attribuées aux forces de l’ordre : « une action supprimant la responsabilité pénale de ses auteurs (…) [sera suivie] d’un refus d’informer ( …) Les plaintes devront faire l’objet d’un classement sans suite, dès lors qu’il apparaîtra incontestable que ces faits sont justifiés par les circonstances, la nécessité, ou l’ordre de la loi. » En d’autres termes, le pouvoir civil assurait d’avance aux militaires l’impunité pour les dépassements qu’il exigeait d’eux. Et cela, deux ans avant la « bataille d’Alger », supposée avoir constitué le tournant en matière d’exactions[1].
A ma connaissance, monsieur Schuman n’a jamais exprimé de regret public sur cette partie de sa vie pendant laquelle il contribua à la répression mise en place par l’armée française, endossa donc des crimes nombreux et conspira pour dénier aux victimes l’accès à la justice.
Je lis dans Vatican News que monsieur Bergoglio, le pape François, a reconnu les vertus héroïques de l’ancien ministre français, ce qui l’élève au rang de vénérable et est un pas dans le chemin de la béatification.
Bien entendu, personne ne songerait à dénier à l’Église catholique sa liberté de qualifier qui elle veut de serf de Dieu ou de vénérable. On peut se demander toutefois si, au vu de l’influence de votre organisation dans la société et de l’autorité morale dont elle jouit auprès d’un nombre important de Français, le fait que vous considériez qu’une personne telle que Robert Schuman soit susceptible de devenir saint ne constitue pas une banalisation de la torture, de l’assassinat ou de la disparition de personnes à des fins politiques et n’atténue leur caractère inacceptable.
Je note, subsidiairement, que la jurisprudence française considère que faire l’apologie de l’auteur d’un acte terroriste équivaut à faire l’apologie de l’acte. La question pourrait dès lors se poser de savoir si faire l’apologie d’un homme qui a œuvré en sa qualité de ministre pour intimider et terroriser la population algérienne ne pourrait pas être considéré comme relevant de l’apologie du terrorisme (ou de crime de guerre, dans l’hypothèse où l’on considérerait que les actes commis par les États ne peuvent pas être rangés sous l’incrimination de terrorisme).
Cette interrogation vous paraîtra peut-être étonnante ou baroque, mais je vous prie de noter qu’ il y a peu quatre enfants de 10 ans ont été poursuivis pour des faits supposés d’apologie du terrorisme sur la base de propos peu maîtrisés qu’ils ont tenus après l’assassinat de Samuel Paty. A cette aune, tout semble possible, tout semble même nécessaire : se concevrait-il que l’on regardât avec plus d’indulgence la glorification de Robert Schuman commise par des personnes douées de discernement qui, se prévalant, au surplus, d’une enquête longue et minutieuse, ne sauraient ignorer les responsabilités de l’ancien ministre de la Justice dans une politique de terreur dans le but de maintenir le peuple algérien sous la domination de la France ?
Bien entendu, la vie de R. Schuman ne se résume pas aux crimes dont on aurait pu le considérer co-auteur s’il n’y avait pas eu la loi d’amnistie ; rien ne vous interdit d’écarter ces crimes dans l’idée que vous vous faites de l’homme que vous instituez vénérable ou serf de Dieu. De fait, sauf erreur de ma part, ce n’est pas l’homme qui organise l’invisibilité des victimes et les réduit au silence que vous mettez en avant dans votre entreprise hagiographique. Vous ne glorifiez pas Schuman parce qu’il a pris part à la répression brutale qui s’abattit sur tant d’Algériens, mais bien, en dépit de cette participation, qui n’est pas pour vous un obstacle dirimant à sa sainteté. C’est une nuance importante, car elle devrait permettre, en principe, d’écarter le soupçon que vous ayez voulu, par le truchement de l’homme, glorifier les crimes eux-mêmes. Il reste, cependant, que, pour vous, un saint étant quelqu’un dont la vie, marquée par l’amour du prochain, est un modèle pour les autres, on peut craindre que votre apologétique de la personne implique pour certains celle des actes qu’elle a posés comme un mal nécessaire et acceptable.
Je recherche les avis de personnalités et instances diverses sur ce sujet. Ces avis visent à organiser des discussions rationnelles dans lesquelles seront examinés les arguments des uns et des autres. Auriez-vous l’amabilité de me transmettre vos commentaires sur les questions soulevées ici ?
Bien à vous,
Sebastián Nowenstein, professeur agrégé.
[1]Voir Des historiens soulignent l’emploi « systématique » de la torture par l’armée française en Algérie, Le Monde du 2 décembre 2000. Voir aussi Sylvie Thénault, Une drôle de justice; Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2017, 338 p., note 20, La pérennisation du système. qui donne les références du document : circulaire interministérielle du 3 août 1955, AN, BB18 4227*.