Comment contraindre ceux qui s’expriment dans le débat public à accepter les règles de l’argumentation rationnelle ?
Telle était la question dont débattaient les membres du club Démocratie et délibération du lycée de Timburbrou ce jeudi pluvieux du mois de mars 2036.
Gratska avait fait un exposé solide. Elle avait étudié des heures d’interventions publiques du ministre. Il parvenait à éluder les questions, à diffuser des contre-vérités, à désinformer. Rien ne parvenait à le disqualifier durablement. Ses paroles ou ses actes indignaient un temps, puis étaient comme oubliés. Gratska pensa un instant qu’un mécanisme inconnu d’elle produisait un oubli général à intervalles réguliers, qu’un nouveau passé était induit dans les esprits et que, peut-être, pour une raison qui lui échappait, le mécanisme ne fonctionnait pas comme il l’aurait dû pour elle et pour ses amis. Elle écarta, bien entendu, ce scénario de science-fiction, mais se força, devant nous, à le faire de façon argumentée : quand on interrogeait les gens, ils se souvenaient des écarts et des mensonges du ministre, mais on observait un phénomène fascinant de dépérissement de l’indignation. Au bout d’un certain temps, les faits perdaient leur pouvoir, ils cessaient d’exister au sens où ils cessaient d’interagir avec nos émotions.
Le ministre, de façon consciente ou non, savait cela, affirma Gratska. Le ministre savait que la meilleure réponse était, toujours, de ne pas en donner. L’idéal, c’était le silence. Ce qu’il fallait éviter, c’était d’argumenter, parce que, cela Gratska l’avait observé aussi, tant que le débat perdurait, l’émotion perdurait aussi, et l’indignation ne cessait pas. Quand le ministre ne pouvait pas se taire, il parlait. Il parlait pour ne pas parler, pour ne pas dire, pour détruire la possibilité de l’argumentation. Ou, alors, il insultait. Ce faisant, il créait de l’émotion, mais une émotion qui portait sur autre chose que sur son action de ministre, une émotion qui portait sur son mauvais caractère ou sur sa misogynie ou sur son impolitesse.
Ce qui aidait le ministre, c’était la brièveté des échanges. Grâce à elle, il pouvait répéter les mêmes propos encore et encore, ses éléments de langage, comme disaient ses conseillers. Il pouvait aller 10 fois, 20 fois, 100 fois devant les médias sans jamais s’exposer à une critique rationnelle. En construire une devant lui était impossible, car il n’y a pas de dialogue sans un minimum de collaboration des personnes qui y prennent part. En plus, la plupart du temps, les journalistes étaient d’une complaisance confondante. Non, l’Humanité n’était pas plongée régulièrement dans le bain de l’oubli, mais le ministre pouvait agir comme si tel était le cas.
Gratska et ses amis considérèrent plusieurs solutions. Pour rire, ils envisagèrent d’enlever le ministre et de le soumettre à une interview sans fin. Adlo, cependant, exigea que l’on précisât dans le compte-rendu des débats que la proposition avait pour but de faire rire et qu’elle ne constituait nullement une proposition d’action. Adlo avait raison, car tout était enregistré et chaque ambiguïté pouvait donner matière à poursuites. Adlo avait souvent raison, mais ses interventions angoissées avaient parfois pour effet de dissiper la joie et la spontanéité des échanges.
-C’est pourtant cela qu’il faut…, fit une voix qu’on entendait très peu.
Kalta parlait peu, mais ce qu’elle disait était très écouté. Les statistiques montrent que Kalta parlait souvent après Adlo, comme si elle choisissait les moments où chacun devenait pensif pour glisser ses réflexions dans les esprits de sa voix à peine audible.
-C’est de cela que nous avons besoin, d’une interview qui se prolonge sans fin, qui revient à chaque fois à l’instant où on l’a laissée. Il faut un Grand Débat qui ne se termine jamais.
Il fallait que le débat durât indéfiniment. Il fallait parvenir à faire de chaque journaliste un chaînon du Grand Débat. Il fallait contraindre les journalistes à poser les bonnes questions sans se laisser distraire ou intimider. Il fallait que les journalistes se mettent au service du Grand Débat, pas au service de leurs carrières.
Kalta marqua une pause et on entendit la pluie cingler les fenêtres.
Il fallait, d’abord, préparer des dossiers solides. Ces dossiers porteraient sur les sujets importants, mais aussi -peut-être surtout ? – sur la façon dont les hommes publics parvenaient à se soustraire à l’argumentation loyale. Le Journaliste, Kalta parlait désormais de lui comme d’un être générique, dirait :
Confronté à vos mauvais chiffres, monsieur le ministre, vous avez à cinq reprises agressé votre interlocuteur au lieu de répondre sur le fond. Je note que vous semblez procéder de façon différente lorsque vous êtes en face d’un homme et lorsque vous êtes en face d’une femme. Je vous saurais reconnaissant (ou reconnaissante) de ne pas avoir recours aujourd’hui aux mêmes artifices.
Il fallait, avant l’interview, transmettre de façon publique et, si possible, solennelle, le dossier au Journaliste et à l’Homme Public. L’objectif n’était pas de dicter les questions, mais de permettre le débat en agissant de façon préemptive pour désactiver les mécanismes par lesquels on le détruisait.
Une fois cette destruction préalable de ce qui détruit le débat effectuée, il fallait entrer dans le fond du sujet.
Monsieur le Ministre, vous avez reçu comme nous, une liste contenant vos déclarations sur le protocole sanitaire que vous appliquez pour faire face à la Pandémie. Cette liste, nos équipes ont pu le vérifier, est exacte. Reconnaissez-vous avoir tenu des propos contradictoires non justifiés par l’évolution de la Pandémie ? Je note que, depuis votre dernier passage chez nos collègues de B33, vous n’avez pas été en mesure de produire des documents permettant de justifier vos affirmations.
Kalta se destinait au droit. Elle lisait avec passion les interrogatoires de la police et voyait en eux une forme de recherche méthodique de la vérité qui l’éblouissait sans, cependant, l’aveugler. Aussi percevait-elle sans mal qu’il y avait une gêne parmi ses camarades, que ces derniers ne pouvaient adhérer à son enthousiasme devant cette transformation de l’interview politique en un interrogatoire qui traitait l’Homme public en délinquant.
Elle choisit, pourtant, de ne pas se justifier. Elle poursuivit en donnant un autre exemple :
Monsieur le Ministre, l’article L141-1 du code de l’éducation impose l’égal accès de chacun au service public d’éducation, qui est gratuit. Pourtant, pendant le temps scolaire, des voyages payants sont organisés. Un argumentaire complet vous a été transmis qui démontre que ces voyages méconnaissent le prescrit légal. Qu’avez-vous à dire sur le sujet ?
Kalta se tut. On débattit de ses idées. Ossara apaisa les craintes de ceux qui redoutaient qu’on vît en eux des fanatiques voulant effacer l’indispensable et souhaitable contenu humain que devait revêtir la vie politique. Elle rappela leur insignifiance : ils étaient encore très loin de pouvoir imposer l’idée de Kalta. Ils étaient juste des jeunes qui réinventaient le monde et à qui personne n’allait prêter attention. En réalité, il fallait s’occuper de comment promouvoir l’idée de Kalta. Rien ne permettait de penser qu’elle allait percer. Surtout, rien ne permettait de penser qu’elle réussirait au point de supplanter le mode dominant d’interview.
D’abord, nous ne sommes rien. Les mots d’Ossara flottaient dans l’air. On ne parle pas de rien, fit-elle. Je veux dire, Kalta, pourquoi est-ce qu’on accepterait de parler de nous, pourquoi est-ce qu’on accepterait de parler de ces faits qui ont cessé d’exister parce qu’on en parle plus, parce qu’ils ne vibrent plus en nous ?
Ornacko prit alors la parole sous le regard de Kalta, qui n’avait pas donné de suite à la question d’Ossara.
Il faut aller dans le monde réel, dit-il, le regard bas, comme s’il ne se parlait qu’à lui-même.
Tous les visages se tournèrent vers lui, comme aimantés. Choqués, effrayés…, vibrants, pourtant. Tu veux dire…, dehors, vraiment dehors ?
C’est ça, dehors.
Depuis des années, on ne sortait guère. Cela n’était plus possible, à cause de la Pandémie.
Il faut faire une manifestation.
Une manifestation, cela veut dire qu’on va dehors, qu’on se réunit et qu’on proteste. Nous serons une information, nous ne serons pas rien, le Journaliste parlera alors de nous, il posera nos questions, nous commencerons à exister.
La vie ne se déroulait plus dehors. On ne sortait pas. On n’allait pas dehors.
Alors ?
Aller dehors restait possible, théoriquement, à condition de changer d’univers ou de temps. L’existence numérique supprimait, en réalité, le temps.
Le lycée de Timburbrou s’était déjà manifesté dans des univers parallèles, des univers où l’on sortait, où le temps donnait encore l’impression de s’écouler.
-Ce sera pour… rire, dit Adlo.
Chacun assuma sa part. Il n’était pas question de faire une demande officielle, qui serait refusée. On entrait dans l’illégalité. On allait sortir, sortir…
***
A 52 ans, EN était fier de sa forme physique. Il courait une dizaine de kilomètres par jour, il soignait son alimentation, il n’était pas en surpoids. Tout le monde fut dès lors étonné quand il commença à faire des crises d’épilepsie.
Il dut rester chez lui. Il devait voir régulièrement un neurologue et se soumettre à des résonances magnétiques.
Pendant ses séjours forcés à la maison, désœuvré, il écrivait. C’est en lui, ou par lui, que les voyageurs de Timburbrou commencèrent à s’insinuer chez nous.
Tout transfèrement commençait par des mots. Il fallait d’abord commencer à faire exister les arrivants dans des mots. Pour comprendre le processus, on peut penser à la Bible et aux événements qu’elle a suscités. La Bible, et l’Église, qu’elle agit, comme on dit, provoquent l’espérance chez le croyant qu’advienne en lui un miracle. A force d’y croire et à force d’espérer, le miracle advient, c’est-à-dire que le croyant se convainc, par exemple, que la Vierge s’est montrée à lui. Prenez ce processus au sérieux et vous comprendrez un peu mieux les manifestations des univers qui commencent à se produire chez nous. Ce que les mots annoncent finit par arriver. Les lycéens de Timburbrou s’annoncent par les mots, puis, peu à peu, se concrétisent.
On peut aussi prendre l’exemple de ces parasites qui, s’emparant du système nerveux central de leurs proies, parviennent à engendrer des comportements chez ces dernières, qui mettent leurs corps au service de de la diffusion du patrimoine génétique que les parasites portent. Une fourmi montera aux herbes les plus hautes, elle sera mangée et le parasite pourra infecter l’herbivore. Toxoplasma gondii suscite chez la souris l’attirance pour l’urine du chat et certains comportements humains pourraient être corrélés à une infection par ce parasite, dictés par lui. Les parasites, quant à eux, sont agis par leur génome, qui les parasite, pour ainsi dire. Il ne faut pas oublier, au demeurant, et cela est vrai pour tous les êtres vivants, pour tous les phénotypes, comme on dit, y compris pour nous, êtres humains : nous ne sommes jamais que le véhicule que le génome se donne pour être au monde, pour exister.
En tout cas, on est aujourd’hui certain qu’EN pensait inventer Adlo, Kalto ou Ossara et les autres.