Madame,
Laura Ardila est l’auteure de La Costa Nostra, un livre qui décrit sans complaisance les pratiques d’un clan politique colombien, celui des Char. Laissez-moi résumer en quelques mots le sort mouvementé que connut son travail.
Le livre était prêt. Planeta Colombie avait validé le manuscrit, dont, pendant deux ans, elle avait suivi de près l’évolution. Rendez-vous avait été pris pour la photo de la quatrième de couverture. Mais le couperet tomba : la maison mère espagnole s’opposait à la publication. Les risques de poursuites de la part de personnes citées dans le livre étaient trop grands, bien que le travail fût irréprochable. Laura Ardila dénonça le procédé, la société colombienne s’en indigna. Le courageux éditeur indépendant Rey Naranjo publia le livre sans qu’il y eût de poursuites. Cette passe d’armes valut à La Costa Nostra une notoriété remarquable ; on se pressait pour l’acheter ou pour se le faire dédicacer. J’ajoute que Laura Ardila évoquait dans son livre le cas Lezo, pour lequel les dirigeants du groupe multimédia espagnol ont été mis sur écoute par la police de leur pays.
Travaillant sur cette affaire en tant qu’enseignant, je me suis demandé si la chose aurait été possible en France. Je rentrai les mots Bolloré, censure et édition dans mon navigateur : Meurice et Gendrot avaient eu la surprise de voir les éditions Le Robert annuler au dernier moment la publication de leur livre. Les risques de poursuites étaient trop grands. Le livre fut publié par Flammarion. Il n’y eut pas de poursuites.
Juan David Correa, l’éditeur de Laura Ardila chez Planeta, quitta l’entreprise, car il estimait que le désaveu de la non-publication de Costa Nostra lui enlevait toute légitimité à l’égard des écrivains qu’il accompagnait. Il est aujourd’hui ministre de la Culture de son pays. Vous, vous avez, avec un certain nombre d’auteurs, quitté Fayard. Vous êtes maintenant PDG de Flammarion.
Pourquoi Planeta et Le Robert (ou Editis) ont-ils agi comme ils l’ont fait ?
Cette lettre est publique. Permettez-moi de rappeler, même si vous ne le savez que trop, ce qui empêcha la parution du livre de Meurice et Gendrot. Ce fut, nous dit Le Monde, une phrase, une vanne, celle-ci :
« Faire long feu : Expression remplacée aujourd’hui par : révéler sur Canal+ les malversations de Vincent Bolloré ».
https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/13/le-groupe-editis-suspend-la-parution-d-un-livre-de-guillaume-meurice-juste-avant-sa-sortie_6141497_3234.html
Je l’écrivis à la PDG d’Editis : en découvrant la pierre d’achoppement, cet obstacle dirimant à la publication du livre, je me suis esclaffé. Puis, je me suis inquiété : « Que n’auriez-vous pas fait si l’affaire avait été sérieuse ? »
Voulut-on délivrer un message ? Intimider ? Dire que l’on ne craignait ni le ridicule ni les poursuites judiciaires consécutives à la rupture d’un contrat ?
Je me permets de vous écrire, car je souhaiterais verser au dossier que je prépare sur l’affaire Ardila le regard que vous portez sur les évolutions récentes de l’édition en France et dans le monde. Vous avez déclaré, en arrivant chez Flammarion :
« Je suis heureuse de rejoindre une maison et un groupe qui portent haut, depuis si longtemps, les valeurs de liberté, d’indépendance, de créativité, d’exigence indispensables à nos métiers »
Faut-il craindre qu’une partie de l’édition ne substitue à ces valeurs des choix qui seraient fondés sur le désir de plaire à un actionnaire ou sur la crainte qu’il inspire, plutôt que sur la qualité des travaux qui lui sont soumis ?
Bien cordialement,
Sebastian Nowenstein, professeur agrégé.
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