Faire acquérir à nos élèves la capacité de savoir s’ils doivent utiliser le verbe ser ou le verbe estar requiert de trouver un compromis entre des règles efficaces, mais trop nombreuses et, par conséquent, difficiles à retenir ou à mobiliser et des règles faciles à retenir, mais trop imprécises ou générales pour prédire avec une marge d’erreur acceptable s’il faut utiliser l’un ou l’autre des deux verbes.
Au fil des ans et des lectures, je suis arrivé à la conclusion que la règle la plus satisfaisante était celle qui disposait que ser correspondait à une démarche de classement et estar à l’absence de cette volonté. Cette règle est aisée à retenir, mais difficile à utiliser. Elle exige que l’on se mette d’accord sur ce que signifie le mot classer dans le cadre de la règle proposée.
Pour y parvenir, je commence avec la célèbre encyclopédie chinoise de El idioma analítico de John Wilkins, de Borges:
Esas ambigüedades, redundancias y deficiencias recuerdan las que el doctor Franz Kuhn atribuye a cierta enciclopedia china que se titula Emporio celestial de conocimientos benévolos. En sus remotas páginas está escrito que los animales se dividen en (a) pertenecientes al Emperador, (b) embalsamados, (c) amaestrados, (d) lechones, (e) sirenas, (f) fabulosos, (g) perros sueltos, (h) incluidos en esta clasificación, (i) que se agitan como locos, (j) innumerables, (k) dibujados con un pincel finísimo de pelo de camello, (l) etcétera, (m) que acaban de romper el jarrón, (n) que de lejos parecen moscas.
Ce fragment hilarant de Borges permet de comprendre que toutes les classifications ne sont pas raisonnables. Celles qui, mises en œuvre par le locuteur, conduisent à utiliser le verbe ser, le sont.
Je donne ensuite des énoncés tels que ceux qui suivent et demande aux élèves s’ils leur paraissent raisonnables :
Vous êtes dans la salle d’attente du médecin avec de nombreuses personnes. Le médecin sort de son cabinet et demande que les morts se mettent à gauche et les vivants à droite.
Les statistiques aident les entreprises à prédire le comportement des clients. L’un des critères utilisés est le suivant : clients qui sont assis aujourd’hui à 14.30 et clients qui ne sont pas assis à 14.30.
Un magasin de meubles classe ses chaises pour que les clients trouvent leur bonheur facilement. Il y a les chaises en bois, les chaises en plastique et les chaises cassées.
On divise le réel en des catégories raisonnables pour pouvoir le connaître. Pour ce faire, les catégories herbivore ou terrestre sont utiles. Celles de vivant ou mort ne le sont pas. Ceci ne nous empêche pas de constater un état (vivant ou mort), mais cette distinction ne nous permet pas de distinguer entre eux deux animaux vivants. Un animal mort, dans le sens de cette définition, n’est plus un animal. On peut constater que quelqu’un est assis, mais personne ne songerait à classer les animaux en animaux assis et animaux debout pour mieux les distinguer les uns des autres. Les classifications sont générales et préalables. Elles visent des entités, pas les états circonstanciels que ces dernières connaissent.
Cette réflexion conduit à comprendre que le fait qu’on puisse établir des classements déraisonnables n’altère pas la pertinence de la règle : on dit « Juan está muerto », « Juan está sentado », « Juan está de pie », « La silla está rota ».
On dit, par contre,« Juan es español », « Juan es médico », « La silla es de madera » ou « Juan es alto ».
Il est raisonnable cognitivement de classer les gens en fonction de leur nationalité, de leur profession ou de leur taille. Il est aussi raisonnable de classer les meubles en fonction de la matière dont ils sont faits. On peut fabriquer des chaises en bois, on ne fabrique des chaises cassées.
Il est vrai, cependant, que, devant un ensemble de chaises dont certaines sont cassées, on peut établir deux ensembles, celui des chaises cassées et celui des chaises qui ne le sont pas. Mais la classification, au sens de notre définition, ne porte pas sur quelque chose de survenu et qui peut arriver à toute chaise, le fait d’être cassée. Notre classification doit permettre de classer des chaises, non des objets qui l’ont été. On peut classer les êtres en mortels et immortels (ce sera ser), mais on ne peut pas distinguer les mortels entre morts et vivants (estar). Toute chaise finira un jour par se casser, tout homme finira par mourir, tout chien peut être assis ou couché. Des états qui concernent la totalité d’une population ne permettent pas de distinguer les individus qui la composent.
Une fois qu’on perçoit ce qu’est une classification raisonnable, on observe que l’opération qui conduit à l’établir n’est pas très différente de celle qui permet de définir. Classer et définir sont des opérations proches. D’où l’équation classer=définir=ser.
La règle qui prédit que lorsqu’on classe, on utilise ser est facile à retenir, mais, en général, elle ne suffit pas à produire rapidement des résultats satisfaisants. Elle peut être complétée par les deux règles suivantes, qui conduisent à utiliser estar :
- Lorsqu’on évoque quelque chose qui est survenu à l’entité (personne, animal, objet, etc), et qui n’est pas l’une de ses caractéristiques propres, on utilise estar.
- Lorsqu’il s’agit d’indiquer un état qui diffère de l’état normal, on utilise estar.
J’ajoute que les règles données plus haut sont proches de la règle assez efficace qui consiste à dire que si, dans la phrase française, on peut remplacer le verbe être par se trouver, on doit employer estar. Cette règle, bien entendu, requiert un certain entraînement et implique d’accepter des énoncés qui ne sont pas usuels ou même corrects en français : Juan se trouve mort*. Je dis aux élèves que, pour bien faire fonctionner cette règle, il faut utiliser estar à chaque fois qu’on peut remplacer être par se trouver et qu’il faut ajouter un certain nombre de cas où l’emploi du verbe se trouver conduit à des énoncés bizarres, mais dont le sens reste accessible. Jean se trouve mort* est plus compréhensible que Jean se trouve médecin* ou Jean se trouve espagnol*.
Juan está muerto, enfermo, nervioso, etc.
Après, on examine les cas où l’on a ser et estar dans un même environnement (es nervioso, está nervioso) avec des sens différents selon que l’on fait appel à l’un ou à l’autre des verbes.
Je dis aux élèves qu’à mon sens, la bonne procédure consiste à utiliser les règles faciles à retenir énoncées plus haut et à mémoriser des règles plus particulières pour les cas pour lesquels on échoue de façon répétée ou pour lesquels un processus de réflexion trop long doit être mis en place.
PS : Notre tendance à établir des catégories peut se révéler, en biologie, un biais qu’il faut interroger : https://www.quantamagazine.org/what-is-an-individual-biology-seeks-clues-in-information-theory-20200716/