Le Groenland, en réalité, est composé de deux îles. Dans quelques années, avec l’aménuisement de la calotte glaciaire, on les verra apparaître.
Jean Duferme, guide et géologue.
À Timburbrou, Groenland, le 15 avril 2138
(Traduit sans dénaturation du groenlandais, Kalaallisut, par Esteban Nierenstein.)
Chères collègues,
Comme vous le savez, lors du dernier cours, mes élèves ont travaillé sur le discours indirect. Ils ont raconté ce que les personnages de Las Meninas avaient dit pour expliquer la scène à laquelle nous assistons en regardant le tableau : la princesse a dit que, s’ennuyant, elle avait demandé où étaient ses parents, etc, etc.
Vous vous rappelez aussi que, alors que nous essayions de nous partager les classes de la façon la plus équitable possible, cette quadrature du cercle qui nous fait perdre du temps tous les ans, nos discussions se sont un instant arrêtées. Nous avons tous été très heureux d’entendre Anne nous parler de ses recherches sur la symbologie du rocher chez Benito Diéguez Serrano, un auteur injustement ignoré du siècle d’or espagnol, le sujet de sa thèse. Tu es, Anne, la plus jeune d’entre nous et, je crois, la seule à posséder une thèse. Tu as parlé avec simplicité de tes travaux, avec gêne, même, je dirais. Mais le sujet nous a paru passionnant et nous t’avons demandé de nous en dire plus. Nous te taquinons parfois, mais nous sommes fiers d’avoir une universitaire parmi nous.
Hélas, nous étions pressés et nous avons dû revenir à notre répartition des groupes. Mais nous t’attendons de pied ferme : il faudra nous parler des rochers. Je dois dire que j’ai, pour les rochers, une tendresse particulière. Avant d’arriver au Groenland, j’ai été, longtemps, guide en Islande. Je partais avec des groupes deux semaines dans les montagnes, et les rochers constituaient la trame de mes discours. Contrairement aux oiseaux, ils étaient toujours à leur place, là où il fallait. Les Islandais anciens ont déposé sans lésiner des histoires de trolls sur leurs rochers. Je crois que, dans un pays sans chemins, c’était une manière de jalonner l’espace, de ne pas se perdre, de retrouver toujours son chemin. Il y a un autre rocher qui a marqué ma vie, la Peña de Arias Montano, situé dans la province de Huelva. J’ai parcouru d’innombrables fois le chemin que l’humaniste solitaire qui lui donna son nom empruntait pour se rendre à Castaño del Robledo.
Après notre conversation avec Anne, je me suis dit que j’allais travailler en classe sur cet épisode du Quichotte dans lequel Marcela explique qu’elle n’y est pour rien dans le décès de Grisóstomo, mort d’amour, mort de ne pas être aimé en retour par Marcela. Cette dernière proclame qu’elle est libre, qu’elle ne va pas se marier, qu’elle veut poursuivre sa vie de bergère, qu’elle n’est pas coupable d’être né belle. Elle dit tout ceci pour décourager les innombrables soupirants qu’elle s’est acquis sans l’avoir recherché le moins du monde.
Notre conversation m’avait rappelé une réponse que, jeune, j’avais adressée publiquement à un vieux professeur qui voulait, à une époque où les revendications féministes gagnaient en vigueur, voir dans ce passage la preuve que Cervantes et don Quichotte avaient tout compris avant les autres. Ce qui m’avait fâché, c’était que le digne professeur avait choisi de passer sous silence les dernières lignes du chapitre, celles où don Quichotte, après avoir pris la défense de Marcela, qui n’avait rien demandé et qui, manifestement, se débrouillait très bien toute seule, interdit à ses soupirants de la suivre… pour mieux partir lui-même à sa recherche. J’avais vu dans l’article une récupération anachronique et opportuniste.
J’ai 208 ans, mais je n’ai pas oublié Manuel, ce professeur que j’ai eu, lycéen à Séville. Dans les années 4O du vingtième siècle, cet homme courageux laissait poindre une ironie discrète lorsqu’il parlait des vertus très espagnoles que le régime de Franco attribuait au grand livre. Une lignée profuse de commentateurs a voulu voir dans ce roman les mérites les plus étranges et variés. Il y en a eu, figurez-vous, qui ont trouvé dans Cervantes un prédécesseur de la théorie de la relativité d’Einstein.
Ce sont eux que j’ai détestés le plus, parmi ces intellectuels serviles et opportunistes. Je les détestais parce qu’il y avait une belle question à examiner : le Quichotte était l’un des ouvrages préférés d’Einstein. C’était une belle question, mais on la salissait avec des récupérations ineptes. C’est Newton qui a eu l’idée d’un temps unique ou absolu, au sein duquel se déroulent les événements. Avant le temps était aristotélicien. Le temps de Descartes est aristotélicien. Ce temps-là est relatif et local, il met en rapport des événements entre eux, il dépend d’eux, il ne s’écoule pas impérturabalement, insensible à tout. À l’époque de Cervantes, il n’y avait pas de temps unique. Jusqu’au dix-neuvième siècle, chaque village avait le sien propre, son temps propre. Cervantes baignait dans un temps relativiste. Einstein lisait le Quichotte parce que c’est un livre extraordinaire, cela l’a peut-être amusé d’y trouver un temps relativiste, mais vouloir imputer à Cervantes une prescience en matière de physique relativiste est quelque chose qui m’indigne. Mes adversaires, qui ignorent mon existence, ignorent aussi celle de Pierre Menard, ce qui est plus grave. Ce symboliste nîmois, nous raconte Borges, réécrivit le Quichotte. Borges a démontré définitivement que la phrase « La historia, madre de la verdad… » n’a pas le même sens sous la plume de l’un et de l’autre, de Cervantes et de Menard. Le sens d’une phrase aussi est local ou relativiste en ceci qu’il dépend de celui qui la profère (Austin), mais aussi des autres phrases qui l’entourent. Et si on m’apportait un brouillon de Cervantes avec, écrite de sa main, la formule E = mc2, cela ne changerait rien à mes yeux. Je dirais qu’il avait voulu tester la plume fraichement taillée.
Mais revenons au cours. Nosya (ou Yanos, je parlerai plus bas sur ces noms en palindrome), qu’un jour j’ai sanctionné parce qu’il avait voulu m’intimider, parce qu’il avait dit, menaçant : « tu m’enlèves ce zéro, tout de suite », Nosya, donc, jouait Grisóstomo. Allongé sur les tables de devant, il faisait le mort. Ses camarades étaient les amis de Grisóstomo. Ils le pleuraient et imputaient à la cruelle Marcela la responsabilité de la mort du jeune homme, cet ami sur la naissance duquel les astres s’étaient penchés pour le doter de toutes les qualités. Soudain, Marcela apparaissait en haut du rocher qui surplombait le lieu où on enterrait Grisóstomo. Du haut de mon bureau, qui figurait le rocher, Arenta, qui jouait Marcela, se lança dans une tirade vibrante et clama son innocence. Rahoned joua don Quichotte.
J’avais choisi Nosya parce que c’était le premier à avoir dit que, oui, il pourrait mourir d’amour s’il était éconduit.
Le travail à faire consistait à emprunter le regard de l’un des protagonistes et à raconter l’épisode au style indirect. Ce travail s’inscrivait dans la suite à celui du cours précédent, dont le résultat inquiétant me hante toujours. Rapporter la parole de quelqu’un est, dans certaines cultures d’Uqbar, une opération interdite.
Les élèves réfléchissaient. Soudain, de sa grosse voix, Nosya dit, « Eh, monsieur, est-ce que je peux faire parler le mort ? » Bien sûr, Nosya, pas de souci.
Nosya reprocha à ses amis d’avoir abandonné sa dépouille pour courir après Marcela. Grisóstomo, incarné donc par Nosya, réfléchirait amèrement à l’amitié, si fragile, si prête à trahir, surtout quand l’amour rivalise avec elle. Arlarnaa Eduarda, soudain, se leva et déclama :
Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m’était à venir
M’est advenu
Avant d’être interrompue par Arlarnaa Eduarda, Saïroussa, avait dit à quel point la scène la dérangeait : « Mais, monsieur, c’est choquant. Ils le laissent tous là, Gri.., Grisomachin ; le mort, je veux dire ! Ils disent tous que Marcela l’a tué et puis elle apparaît et voilà, ils le lâchent là et ils partent, les baveux, après elle ».
J’oublie quelque chose. La plupart des élèves ignoraient qui était Don Quichotte. Ce n’était pas le cas de d’Ardane-Farle : petite fille, elle avait vu un dessin animé inspiré de l’ouvrage qu’elle découvrait maintentant. « Mais, monsieur, il n’y avait pas cette histoire, dans le dessin animé ». C’est sans doute qu’ils n’ont pas retenu cet épisode. Quand on adapte un livre, on ne retient pas tout. « Mmmhh »… Ardane hésitait entre deux autorités, celle de son dessin animé et celle de son prof.
Puis, elle a cru retrouver, dans sa mémoire, l’épisode de Marcela. « Il la viole, monsieur, c’est ça ? ». Non, Ardane, non. Don Quichotte ne viole personne. Je pense que tu confonds avec un autre épisode qui se déroule dans une auberge, que le chevalier croit être un château. Il croit que la fille du châtelain le cherche pour s’offrir à lui, alors que celui que la servante cherche, en vérité, c’est le muletier, qui dort dans la même pièce que don Quichotte. « Ah, oui, c’est vrai, monsieur ». Don Quichotte attrape Maritornes par le poignet, juste pour lui parler, juste pour la retenir, juste pour lui dire qu’il est fidèe à Dulcinée, mais la chose ne va pas plus loin, puisque le chevalier se prend un terrible coup de poing de la part du muletier et la scène se termine en bagarre générale. À quel moment, ton esprit a-t-il transformé la scène pour imputer au malheureux don Quichotte ce viol qui n’existe pas dans le roman et qui ne doit pas exister dans ce dessin animé que tu as regardé alors que tu étais petite fille ? Don Quichotte ne viole pas. D’autres ont violé. Un esprit impute à don Quichotte des actes que d’autres ont commis.
Ce matin, j’ai discuté dans le train avec Sara, une collègue qui enseigne l’histoire-géo. Je lui ai dit que j’étais heureux, parfois, de découvrir à nouveau frais les oeuvres sur lesquelles je travaille par le regard décalé des élèves. Je pensais plutôt à ce Grisóstomo qui, ultime cruauté, voyait ses amis abandonner sa dépouille pour partir en courant derrière Marcela. Je ne pensais pas trouver ce Quichotte mué en satyre violeur que j’ai découvert hier.
Tout d’un coup, j’ai cru comprendre. J’ai revu le visage aux traits inouits de mon élève et j’ai pensé à la campagne effrayante que le Danemark mena au Groenland entre 1966 et 1970. Mon élève a pu être l’une de ses adolescentes chez qui, sans consentement, on implanta ces stérilets trop grands qui provoquèrent infections, douleurs et stéritlité. Le gouvernement danois voulait limiter les naissances d’enfants groenlandais, qui, trouvait-il, lui coûtaient trop chers.
Hier, j’ai écrit à l’ambassadeur du Danemark. Certains crimes sont imprescriptibles.
À Lille, le 22 mai 2024
Monsieur l’Ambassadeur,
Enseignant au lycée Gaston Berger de Lille, je prépare un dossier sur la définition et la caractérisation du crime de génocide.
Le présent message a pour but de vous interroger sur la position de l’État danois au sujet de la campagne massive d’implantation de spirales que les autorités danoises ont déployée au Groenland.
Ces spirales, comme vous le savez, étaient posées chez des adolescentes sans le consentement et l’information complète de ces dernières ou de leurs représentants légaux. Ces spirales ont empêché de nombreuses femmes d’avoir des enfants, ce qui était le but recherché par l’État danois. Je note, à titre subsidiaire, que ces spirales, trop grosses pour les utérus des jeunes filles n’ayant pas connu de grossesse, ont provoqué des saignements, des douleurs intenses et des infections.
Sur l’étendue de la campagne, je me réfère au ministère de la Santé groenlandais, cité par Amnesty International :
Le gouvernement danois a systématiquement, au cours d’une courte période [entre 1966 et 1970], inséré des DIU (dispositifs intra-utérins) à la majorité des femmes groenlandaises en âge de procréer ».
https://www.amnesty.fr/chronique/spirale-infernale
Je comprends qu’une commission d’enquête travaille actuellement sur le sujet dans votre pays. Serait-il possible, cependant, que vous me communiquiez la position de l’État danois sur le sujet, telle que définie aujourd’hui ? Votre pays estime-t-il avoir perpétré un crime de génocide contre le peuple groenlandais ? Y a-t-il ou y a-t-il eu des poursuites pénales pour les faits évoqués ?
Ces questions me semblent pertinentes, car le fait de prendre des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe caractérise le crime de génocide (article II, §d de la Convention pour la prévention et la prévention du crime de génocide).
Je publie ce courrier à l’adresse https://sebastiannowenstein.org/2024/05/22/limplantation-forcee-de-diu-chez-les-adolescentes-groenlandaises-par-le-gouvernement-danois-caracterise-t-elle-un-crime-de-genocide-dossier-pedagogique-crime-de-genocide-lettre-a-lambassadeur/
J’inclurai dans le dossier que je prépare votre réponse, si vous estimez opportun de me la faire parvenir.
Je vous prie d’agréer, monsieur l’Ambassadeur, mes salutations les meilleures.
Sebastian Nowenstein, professeur agrégé, lycée Gaston Berger, Lille.
***
Un dernier mot, chères collègues.
J’ai travaillé aujourd’hui sur le même sujet avec une autre classe. Youn, souvent perdu dans ses pensées, me demanda si j’avais inventé cette histoire de Marcela et de Grisóstomo. Non, Youn, il s’agit d’un épisode du Quichotte. Le Quichotte est le roman le plus vendu de tous les temps. Youn, comme Ardane la veille, n’était pas totalement convaincu. « Mais, s’il est tellement célèbre, pourquoi personne ou presque dans la classe ne le connaît ? ».