Document de travail appelé à être modifié.
Chères et chers collègues,
Dans le cadre de campagnes faisant usage de la contrainte, des stérilisations massives ont été effectuées au Pérou, dont le nombre est estimé à 300.000. Ces stérilisations ont visé massivement des femmes indigènes.
Je souhaite vous proposer de prendre part, avec vos élèves et étudiants, à une enquête sur le sujet. Cette enquête se veut internationale ; elle aspire à s’adjoindre la collaboration de collègues péruviens. Elle doit être aussi l’occasion de s’interroger sur ces faits au regard du droit pénal international et, en particulier, à s’interroger sur les poursuites dont ils pourraient faire l’objet, en vertu du principe de compétence universelle, étant donné que la limitation illégale des naissances d’une ethnie caractérise le crime de génocide en vertu de l’article II, paragraphe d de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Permettez-moi, d’abord, d’énumérer quelques faits que chacun peut constater (I. Faits constatés), auxquels j’adjoins une bibliographie sommaire qui les étaye (II. Bibliographie). Dans la partie III (Pistes de travail), je propose quelques pistes de travail, qu’il faudra préciser et définir.
Je souhaite préciser qu’en application de l’article 40 du code de procédure pénale, qui fait obligation au fonctionnaire acquérant la connaissance d’un délit dans l’exercise de ses fonctions de le porter sans délai à la connaissance du procureur de la République, j’ai informé des faits énumérés plus bas madame la Procureure de Lille.
I. Faits constatés :
- dans le cadre de campagnes faisant usage de la contrainte, des stérilisations massives ont été effectuées au Pérou, dont le nombre est estimé à 300.000
- ces stérilisations ont visé massivement des femmes indigènes,
- ces femmes font partie d’un groupe ethnique,
- le paragraphe d de l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide incrimine les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe lorsqu’elles sont mises en œuvre dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel,
- l’intention de détruire en partie la population indigène se déduit raisonnablement de l’emploi dans le Plan Verde, mis en place par les Forces armées péruviennes, de l’expression extermination totale (exterminio total),
- le Pérou a adopté une loi d’amnistie susceptible de rendre impossibles les poursuites pour les faits susmentionnés,
- les États-Unis, en application des préconisations du National Security Study Memorandum 200: Implications of Worldwide Population Growth for U.S. Security and Overseas Interests (NSSM200), ont mis en œuvre des actions visant à contrôler la natalité dans un certain nombre de pays dits moins développés (least developed countries, LDCs),
- l’agence USAID, qui a financé la politique de contrôle de la natalité au Pérou, ne pouvait ignorer, selon le rapport de la sous-commission d’enquête sur les stérilisations forcées de 2002 (Subcomisión Investigadora de Personas e Instituciones Involucradas en Acciones de Anticoncepción Quirúrgica Voluntaria, Informe Final sobre la Aplicación de la Anticoncepción Quirúrigca Voluntaria) qu’une politique de stérilisation contrainte était mise en œuvre,
- d’autres institutions qui ont conditionné leur aide au Pérou à la baisse de la natalité (la Banque mondiale, notamment) ont pu contribuer, volontairement ou non, à la campagne de stérilisations contraintes,
- le président syrien Bachar Al-Assad a pu faire l’objet d’un mandat d’arrêt alors qu’il ne réside pas en France,
- des personnes impliquées dans les faits susmentionnés pourraient résider dans le territoire français
Je vous prie d’agréer, madame la Procureure, l’expression de mes salutations distinguées.
Sebastián Nowenstein, professeur agrégé, lycée Gaston Berger, Lille.
II. Biblographie sommaire.
Untold Truths: The Exclusion of Enforced Sterilizations from the Peruvian Truth Commission’s Report. Cet article présente des arguments juridiques sérieux en faveur de la thèse selon laquelle les stérilisations contraintes des femmes indigènes péruviennes constituent un génocide (page 23 et suivantes).
Rapport Kissinger : National Security Study Memorandum NSSM 200 Implications of Worldwide Population Growth For U.S. Security and Overseas Interests (THE KISSINGER REPORT) December 10, 1974.
INFORME No 71/03 PETICIÓN 12.191 SOLUCIÓN AMISTOSA MARÍA MAMÉRITA MESTANZA CHÁVEZ PERÚ 10 de octubre de 2003 établi par la Commission interamairicaine des Droits humains portant reconnaissance par l’État péruvien des abus commis dans le cadre de sa campagne de stérilisation.
La stérilisation forcée de population autochtone dans le
Mexique des années 1990, Pierre Gaussens. Cet article évoque le cas péruvien et traduit un extrait du Plan Verde qui défend la nécessité d’une extermination totale de groupes humains désignés de façon large et ambiguë.
Stérilisations forcées des Indiennes du Pérou. Cet article du Monde diplomatique fait une synthèse des informations connues en 2004. Il montre l’implication de l’agence USAID dans la campagne de stérilisation et, citant David Morrison, qui fit connaître l’affaire aux États-Unis, suggère que le financement octroyé par ladite agence n’a pas cessé en dépit de la poursuite des abus : «Pourtant, l’Usaid n’a pas cessé d’envoyer de l’argent au gouvernement péruvien. Un financement devenu illégal.»
Au Pérou, les crimes du conflit armé pourraient rester impunis. Cet article du Monde nous informe de l’adoption de la loi d’amnistie susceptible de rendre impossibles les poursuites contre les faits cités plus haut.
Bachar Al-Assad : le mandat d’arrêt délivré par la justice française, aboutissement du précieux travail des militants syriens. Cet article du Monde nous informe de l’émission d’un mandat d’arrêt contre le président syrien.
Quelle portée pour le mandat d’arrêt international visant Bachar al-Assad ? Cet article examine l’innovation que constitue l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre d’un chef d’État et se demande si un un mandat d’arrêt émis à l’encontre de personnes ne résidant pas en France est entaché de nullité.
Nuevas luces. La vigencia de la memoria posconflicto: el caso peruano de esterilización forzada (1996-2000). Dans cet article, l’universitaire péruvienne Ballón Gutiérrez étend la responsabilité des stérilisations contraintes au-delà du périmètre de l’État péruvien et affirme que ladite responsabilité touche différentes organisations internationales et étrangères.
Subcomisión Investigadora de Personas e Instituciones Involucradas en Acciones de Anticoncepción Quirúrgica Voluntaria, Informe Final sobre la Aplicación de la Anticoncepción Quirúrigca Voluntaria. Document cité au point 8. Les pages 45 et suivantes concernent l’implication d’organismes non péruviens tels que l’agence USAID.
III. Des pistes de travail.
Notre enquête doit, dès le départ, être pensée pour que chacun puisse y prendre part. Cette enquête, je la conçois, aujourd’hui, en vous écrivant, à partir de ma position d’enseignant, ce qui veut dire que chaque élève de ma classe doit pouvoir y contribuer utilement, en ce compris L, qui, après 5 ans d’espagnol, me demande : « comment on dit « je » en espagnol, monsieur ? » et qui risque : « L’Argentine est en Asie, hein, monsieur ? » Mais notre enquête fera aussi appel aux travaux universitaires publiés sur le sujet, comme on peut le constater dans la bibliographie sommaire proposée plus haut.
Ces exigences sont-elles conciliables ? Je voudrais aborder cette question à partir de ma classe et des activités qui s’y déroulent. Je montrerai ensuite que ces activités contribuent, certes, à l’animation d’un cours, mais aussi à l’établissement des faits et à leur analyse, c’est-à-dire, à améliorer leur connaissance.
Un reportage photographique.
Juliette Pavy, lauréate du prix Françoise Demulder 2023, a photographié les femmes groenlandaises victimes de stérilisations forcées. Nous allons nous efforcer de réunir des photographies permettant de documenter la problématique des stérilisations forcées s’étant déroulées au Pérou. Nous allons, pour ce faire, solliciter les archives, mais aussi nos collègues péruviens qui exercent au sein des populations les plus touchées. Nous serons prudents, afin de ne pas exposer nos collègues à des représailles.
Il ne suffira cependant pas de donner un visage aux victimes. Il faudra aussi en donner un à ceux qui ont organisé les stérilisations, à ceux qui les ont commises, à ceux qui les ont financées. Ces visages seront humains, mais pas seulement. USAID est accusée d’avoir financé illégalement les stérilisations. Il faudra une photo de son siège, qui sera une photo du visage de cette institution.
Ces photos seront disposées sur un tableau, comme dans les séries policières. Elles seront reliées par des flèches. Mais elles donneront lieu aussi à une expression artistique, à des fresques. J’annonce ici un pari sur lequel je reviendrai plus tard : engager une communauté variée dans une réflexion collective permettra de poser des questions, de formuler des hypothèses, d’établir des connexions. Le pari qui est fait est celui d’une intelligence collective qui mobilise des facettes variées de la pensée. Le policier des séries (dans une variante de cette image, il s’agit d’un journaliste), seul, à une heure avancée de la nuit, regarde le tableau et, tout d’un coup, comprend. Cette image qui nous est familière, décrit modestement nos ambitions. Nos enquêteurs à nous se compteront par centaines et seront en France, au Pérou, aux États-Unis et ailleurs. Il n’y aura pas qu’un seul tableau.
Nous allons solliciter l’ambassade du Pérou, la Banque Mondiale, USAID. Nous photographierons ces lieux et, si nous y sommes autorisés, celles et ceux qui incarnent ces entités. S’ils nous reçoivent, leurs mots les défendront des accusations dont cet État et ces institutions font l’objet. S’ils ne le font pas, les photos muettes parleront pour eux.
Notre pari est donc celui de l’intelligence collective. Mais il est aussi celui du temps long. Les enquêtes journalistiques ne durent qu’un temps, la nôtre sera sans fin. Sur cette question aussi, je reviendrai plus loin.
Enregistrements sonores.
Est-il vrai, comme l’affirme Getgen (voir supra) que des arguments forts existent en faveur de la thèse selon laquelle la stérilisation forcée de femmes quechua constitue un génocide ? Cette question peut être posée en France. Nous solliciterons des juristes, qui s’exprimeront simplement, car ils devront se faire comprendre de nos élèves. Le principe de compétence universelle existe dans de nombreux pays occidentaux : la justice espagnole, par exemple, est-elle compétente pour connaître des stérilisations forcées s’étant produites au Pérou ?
Nous demanderons à nos partenaires péruviens de rechercher et d’entregistrer les analyses des juristes de leur pays, mais aussi les témoignages oraux des victimes et des associations qui les défendent.
Les enregistrements sonores donneront lieu aussi à un « tableau d’enquête », comme celui évoqué plus haut, qui permettra de disposer les photographies. Il faudra réfléchir à la distribution spatiale des sons.
Enquêter. Prendre la place du procureur ou du juge d’instruction.
Je l’ai dit plus haut, j’ai saisi la procureure des stérilisations forcées survenues au Pérou. J’ignore, puisqu’elle n’a pas estimé opportun de répondre à mon courrier, s’il y aura instruction ou pas. Mais, quel que soit le choix de la justice française, nous pouvons enquêter de notre côté et nous pouvons imaginer, avec nos élèves ou étudiants, que nous sommes procureur ou juge. Ou ne rien imaginer du tout et, simplement, en tant que citoyens, en tant qu’enseignants, enquêter parce qu’il nous semble important de le faire. Observons, au demeurant, que le procureur est sous l’influence de la société quand il apprécie l’opportunité d’engager des poursuites ou de ne pas le faire, puisque sa décision doit être la meilleure pour la société. Lorsque nous délibérons publiquement sur les stérilisations massives effectuées au Pérou, lorsque nous enquêtons publiquement sur cette question, nous formons la volonté du procureur et la contraignons. Donner à voir à nos élèves ou étudiants qu’on peut peser sur la justice par l’expression publique et qu’il est normal et sain de le faire me semble important. La volonté du procueur ne lui appartient pas, elle n’est qu’un outil au service de la société.
Une contextualisation historique
Il faudra travailler sur la genèse de l’idée selon laquelle il est nécessaire d’améliorer la qualité des populations en limitant les naissances de ceux dont le patrimoine génétique serait insatisfaisant. Fatal Misconception, un ouvrage de l’historien étasunien Matthew Connelly, fournit un panorama étendu sur le sujet et fournit un point de départ intéressant sur la question. Ce n’est pas par hasard que cette idée a été reçue comme une vérité d’évidence un peu partout dans le monde, puisque, comme le montre Connelly, des hommes et des femmes ont agi pour la diffuser et l’imposer, souvent avec la plus grande brutalité. Cette idée est-elle morte ou, au contraire, perdure-t-elle dans les mentalités ? Cette idée vit-elle autour de nous, au lycée, dans nos quartiers, dans notre ville ? Nous enquêterons donc localement aussi.
De l’intelligence collective.
De nombreuses recherches (voir The secret ou our success, Joseph Henrich, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Bernard Lahire) tendent à accréditer l’idée que ce qui singularise l’homme est sa capacité à mettre en œuvre des processus d’accumulation culturelle et d’intelligence collective. Nous devrions, en tant qu’enseignants, chercher à faire prendre conscience à nos élèves de l’importance de ces résultats. Ce qui compte, pour produire de la connaissance, devons-nous démontrer avec eux, c’est moins un cerveau exceptionnel que la capacité d’un groupe humain à déployer des dispositifs qui favorisent l’émergence et la productivité de notre cerveau collectif.
Parce qu’ils constituent un public, parce que sans eux la transmission culturelle n’a pas de sens, nos élèves et nos étudiants contribuent à faire émerger le savoir. Pour cela, il n’est pas besoin d’être savant, il suffit d’être exigeant et d’être attentif.
Mais il y a d’autres contributions, plus gratifiantes, plus précises. L’une d’elles passe par le regard. Poser un regard et l’enregistrer par une photo contribue à créer du savoir. Poser une question à un ambassadeur, qu’il y ait réponse ou pas, fait vivre cette question, comme le fera l’enregistrement d’un juriste qui expliquera ce qu’est et ce qui n’est pas le crime de génocide. Solliciter des camarades péruviens contribue à la création et à l’entretien des réseaux de notre cerveau collectif. Et quand l’élève rédigera un court texte qui, sous une forme ou sous une autre, il sera en train de créer une connaissance précieuse, celle qui montre comment un jeune esprit regarde les faits graves qui lui sont soumis.
Les stérilisations forcées sont indissociables de l’idéologie eugéniste, que la connaissance scientifique remet à sa place, celle d’un instrument de pouvoir et de domination. Montrer par l’exercice de l’intelligence collective l’effarante vacuité de cette idéologie que des cerveaux brillants ont endossée me semble une manière honorable de la combattre.