Lettre à Pierre Lemaître.

À Timburbrou, le 28 mars 2024

Je viens de finir votre roman Au revoir là-haut.

En vous lisant, je n’ai cessé de penser à un épisode qui s’est déroulé pendant l’un de mes cours il y a une dizaine d’années et aux suites improbables qu’il a connues. Je vous écris dans l’espoir que vous en ferez un récit palpitant, comme le sont ceux que vous écrivez. Faire des paroles de mon élève une fiction serait, je pense, la seule façon de rendre aux faits qu’il m’a rapportés la place qu’ils méritent. Pour ma part, j’ai demandé à maintes reprises que l’armée reconnaisse qu’elle avait menti, qu’elle avait manipulé des enfants et les familles des tirailleurs sénégalais, que la presse locale reconnaisse aussi qu’elle avait été complice. Mes forces sont maigres, alors que celle de votre plume est grande.

Je sais qu’on ne commande pas l’inspiration d’un écrivain. Je ne sais même pas si ce courrier vous parviendra. Mais je crois que je dois à mon élève et à ses camarades de lancer cette bouteille à la mer. Je le dois aussi à la mémoire de ces tirailleurs sénégalais dont, à Chasselay, on prétendit avoir retrouvé les restes sans pouvoir nullement le prouver. Je le dois, enfin, à celui qui, dans le pays sud-américain où je suis né, fut enlevé par les militaires et dont on ne retrouva jamais le corps.

Il faisait froid ce jour-là dans ma salle. Il était tôt et les élèves, qui ne dorment jamais assez, baillaient et n’écoutaient guère. La veille, nous avions travaillé sur Tema del traidor y del héroe, de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges. C’est un récit dont le début est étrange, puisque le narrateur affirme ne pas très bien savoir où et quand il se déroule. Ryan, le protagoniste, découvrira à la fin que son arrière-grand-père, dont il a entrepris d’écrire la biographie, n’est pas le héros que chacun croyait, mais un traître. Il découvrira aussi que les événements qu’il raconte ont été préfigurés par d’autres, survenus en des temps éloignés, ou, plus troublant encore, qu’ils le sont par d’autres, qui sont des créations littéraires. Que l’histoire eût copié l’histoire semblait étonnant ; que l’histoire copie la littérature était inconcevable : Que la historia hubiera copiado a la historia ya era suficientemente pasmoso; que la historia copie a la literatura es inconcebible…

Nous avions aussi étudié Historia del guerrero y de la cautiva, du même auteur. Dans ce récit très court, on comprend que deux destinées que la mer et les siècles séparent sont, en réalité (c’est-à-dire, pour Dieu), égales. Elles sont les deux faces d’une même pièce : « El anverso y el reverso de esta moneda son, para Dios, iguales. »

Le travail du jour consistait à trouver (ou à inventer) deux histoires qui, en vérité, seraient la même histoire.

Il y eut au départ de la réticence, de l’incompréhension, mais peu à peu les élèves se mirent au travail. Je ne vous ennuierai pas avec les premières tentatives, qui, pour vous, n’ont pas grand intérêt mais sans lesquelles, je crois, Diouf n’aurait jamais raconté l’histoire de son arrière-arrière-grand-père, qui fut tué à Thiaroye par l’armée française. Un feu nourri répondit aux protestations des tirailleurs sénégalais qui, après s’être battu pour la France réclamaient la solde dont cette dernière les spoliait. L’ancêtre de Diouf, ce tirailleur dont le nom m’est inconnu, avait pris part aux protestations contre cette spoliation, qui le volait, mais surtout l’humiliait, lui comme ses camarades. Diouf, mon élève, pense souvent à ces événements lointains. Il a parfois l’impression que les souvenirs de la tuerie sont les siens. Il a l’impression d’y avoir assité. Il pense à ces cris qui interpellent les supérieurs, à ces soldats dont on ne demanda pas l’avis lorsqu’on les envoya se battre et, pour beaucoup, mourir en France et qu’une fois la tâche accomplie, on voulut disperser pour mieux les dépouiller des quelques francs que constituaient leur solde, leur pécule, comme on disait. Le sable et le vent noieront l’indignation, a-t-on dû se dire, qui s’éteindra avec les hommes dont elle brûle la poitrine. Diouf voudrait savoir ce que son ancêtre fit lors de ces protestations contre une si criante injustice. Il aime à se dire qu’il fut l’un des meneurs. Il pense aussi à ces autres soldats, blancs, probablement, qui, sous les ordres du général Dagnant, a-t-il lu dans Wikipédia, tirèrent sur leurs camarades.

C’est bien, Diouf, mais quelle est l’autre histoire, cette histoire dont celle que tu nous as racontée est le double. Car, souviens-toi, il faut que nos histoires aillent par deux.

Eh bien, l’autre histoire, monsieur, c’est celle du massacre des prisonniers noirs à Chasselay. Vous savez ce qui s’est passé à Chasselay, monsieur ? Non ? Alors, je vais vous raconter.

C’était en juin 1940. Des troupes françaises se sont rendues aux Allemands, qui ont massacré les Noirs, les tirailleurs sénégalais, mais épargné les Blancs. Alors, je trouve que, dans les deux histoires, il y a un élément commun, c’est qu’on n’hésite pas à tuer les Noirs, à les mitrailler. Je suis sûr qu’on n’a pas spolié les soldats blancs comme on a spolié les soldats noirs. Et je suis certain que si cela avait été le cas, on ne les aurait pas mitraillés comme on a mitraillé mon arrière-arrière-grand-père. C’est vrai qu’il y a une différence dans les deux histoires. A Chasselay, ce sont les Allemands qui ont tiré sur des prisonniers, alors qu’à Thiaroye, ce sont les soldats français qui l’ont fait, qui ont tiré sur leurs camarades. Mais dans votre histoire, aussi, monsieur. Enfin, pas la vôtre, celle que vous nous avez racontée, je veux dire. Il y a plus de différences entre l’histoire du guerrier et celle de la captive qu’entre les histoires de Chasselay et de Thiaroye.

Des années après, alors que, concentré, j’entrais dans la salle du tribunal administratif, un jeune homme me sourit non sans timidité. C’était Diouf.

Voici ce qui s’est passé.

Après que Diouf m’eut parlé du massacre de Chasselay, je me suis intéressé au sujet. Le 9 novembre 2022, un article de Justine Brabant, de Mediapart, expliquait que l’armée avait prétendu faussement, dans une « Note aux rédactions » que des recherches génétiques avaient été effectuées pour identifier les corps de 25 tirailleurs enterrés dans le Tata sénégalais de Chasselay. Des enfants avaient été amenés sur le site pour honorer ces soldats venus de si loin défendre notre liberté. Une cérémonie avait été organisée, la ministre Darrieussecq avait fait un discours et les enfants avaient chanté et prononcé des discours préparés avec leurs professeurs. On invita une famille de tirailleurs identifiés. La presse se fit l’écho de l’hommage.

Le souci, expliquait Justine Brabant en reprenant les propos de l’historienne Armelle Mabon, c’est que les recherches génétiques n’avaient jamais existé. L’armée plaida l’erreur, mais garda pendant de longs mois la Note aux rédactions mensongère sur son site. Le comportement de la presse locale fut tout sauf exemplaire, vous pourrez le voir dans le dossier que je joins à ce courrier.

Deux jours après la parution de l’article de Justine Brabant, je demandais au ministère des Armées, en vertu des dispositions contenues dans le Code des relations entre le public et l’administration, communication

  1. du message susmentionné de J. Fargettas et de la réponse, si elle existe, qui lui aurait été faite ;
  2. de tout document par lequel le ministère aurait corrigé sa Note aux rédactions, précédemment citée, qu’il l’ait été adressé aux médias, aux enseignants dont les élèves ont pris part aux célébrations ou au public en général ;
  3. de tout échange sur la question impliquant madame Julie Creuseveau, cheffe de cabinet de la ministre Darrieussecq à l’époque des faits et signataire de la note susmentionnée ;
  4. de tout document permettant d’expliquer l’apparition dans la Note aux rédactions de recherches génétiques inexistantes, en particulier de tout échange sur la question qui impliquerait madame Julie Creuseveau, cheffe de cabinet de la ministre Darrieussecq à l’époque des faits et signataire de ladite note ;
  5. de tout document portant sur les suites données à l’intérieur du ministère à l’erreur commise ;
  6. de tout document qui aurait été créé en rapport avec l’enquête de Mediapart mentionnée plus haut ;
  7. de tout document ayant permis d’établir l’identité des 25 hommes dont la mémoire a été célébrée par la ministre Darrieussecq ;
  8. de toute estimation de la marge d’erreur correspondant à l’identification des restes de ces 25 hommes.

Lorsque vous demandez des documents, l’absence de réponse de l’administration pendant deux mois vaut refus. Constatant ce refus, j’avais saisi le Tribunal administratif, ce qui m’avait permis de retrouver Diouf.

Je ne vous ai pas tout dit, monsieur. J’étais parmi les élèves qui ont chanté ce jour-là. On habitait à Chasselay à l’époque. Après, on a déménagé à Lille. J’ai repensé à votre cours et je me suis dit qu’en plus des deux massacres, il y avait deux autres histoires que j’aurais pu vous raconter, celles du mensonge. On a menti après Thiaroye et on ment aujourd’hui encore. C’est le même mépris pour la vérité et pour les corps de nos ancêtres.

Tu n’es plus dans ma salle de classe, Diouf, mais ces deux histoires-là, tu peux encore les raconter.

Diouf a souri. Au revoir, monsieur. Au revoir, Diouf.

Diouf a fini ses études d’histoire et a publié dans Afriques un article qui revient sur le Tata sénégalais de Chasselay et sur le choix du mensonge dans la construction du récit national. L’article reprenait son mémoire de master, déjà rédigé quand je lui suggérais de raconter le mensonge de Chasselay.

J’ai demandé l’autorisation de mon ancien élève avant de vous écrire. Il me l’a accordée. Il a lu cette lettre. Il aimerait que vous racontiez l’histoire des tirailleurs de Chasselay et de Thiraoye. Vous avez, plus bas, ses coordonnées.

Voilà, cher monsieur, ma mission s’arrête là. J’espère que vous contacterez Diouf et que vous écrirez un roman sur Thiaroye, sur Chasselay, sur ces morts oubliés et sur leurs proches, qui sont aussi ceux qu’on retrouve dans la bouche du capitaine Pradelle :

– Qu’est-ce que ça peut foutre, bordel de merde ! Quand ils viennent se recueillir, les parents, ils creusent la tombe pour vérifier que c’est bien leur mort à eux ? « 

Au revoir là-haut, Pierre Lemaître

PS : Les lecteurs de ce blog le savent : je reçois des documents émanant de mondes parallèles. Ces courriers proviennent le plus souvent du futur ; il arrive cependant, c’est le cas de celui qu’on vient de lire, qu’ils viennent du passé. Le Pierre Lemaître de ce monde-là y a répondu gentiment, mais il n’a pas écrit le roman que l’auteur du courrier appelait de ses vœux. Il y a sans doute des mondes dans lesquels ce roman existe.