Lors de l’échange qui a remplacé mes cours, lundi 16 octobre, mes élèves ont évoqué le génocide dont serait victime le peuple palestinien et celui qui aurait frappé les Algériens.
J’ai indiqué qu’il y avait trois grands génocides qui faisaient consensus et qui étaient les plus couramment cités : celui des Arméniens, celui des Juifs et celui des Tutsis.
J’ai dit cependant que la définition de génocide de l’ONU permettait de qualifier de génocide d’autres actes et qu’il y avait des débats sur le sujet. De tels débats sont, bien entendu, légitimes et ils peuvent avoir lieu à l’École pour autant qu’ils respectent les exigences de l’argumentation rationnelle ou qu’ils visent sincèrement à l’atteindre. Il y a une différence entre l’affirmation « les Palestiniens sont victimes d’un génocide commis par Israël » et la même affirmation assortie d’une argumentation qui la fonde, comme celle, par exemple, que fournit l’historien israélien Raz Segal, sur Democracy Now et, surtout, dans A Textbook Case of Genocide, publié dans Jewish Currents.
J’ai invité les élèves qui, comme le professeur Segal, pensent qu’Israël commet un génocide à Gaza à asseoir leur affirmation sur des arguments rationnels et factuels. Certes, on ne peut pas attendre d’un élève de 17 ans le niveau d’argumentation d’un universitaire spécialisé dans les génocides, mais c’est à l’École qu’on amorce ce processus argumentatif et elle veut qu’on ne se contente pas de déclarations péremptoires.
J’ai dit aussi qu’il ne m’appartenait pas de trancher des débats qui opposent des spécialistes et l’opinion publique (nous ne sommes pas spécialistes de tout). Il me fallait, plus modestement, œuvrer à ce que les échanges soient dépassionnés, dans la mesure du possible, et rationnels, dans la mesure du possible.
Le président Macron a fourni un contre-exemple de ce qu’on attend des élèves lorsqu’il a déclaré que la colonisation de l’Algérie avait été un crime contre l’Humanité. Il n’a pas donné d’argument en faveur de sa thèse, tout à fait honorable, au demeurant. Il me semble important de montrer que l’expression à l’École a des exigences dont la société ou les politiques s’affranchissent. On attend d’un élève une argumentation rigoureuse. On n’en demande pas tant à un président.
Si je fais appel aux déclarations du président Macron, c’est aussi dans le but de montrer qu’il est important de regarder qui déclare quoi et qui peut déclarer quoi dans notre société.
La déclaration du président Macron a été regardée par certains comme une trahison, mais par d’autres comme une avancée saine. Dans la bouche de l’un de nos élèves, de certains d’entre eux, à tout le moins, cette déclaration serait regardée par d’aucuns comme la preuve d’une inféodation au régime algérien qui témoignerait elle-même d’une volonté séparatiste et d’un rejet de la société française. Je crois que, enseignants, nous devons nous interdire de substituer à l’examen d’un énoncé les intentions qu’on imputerait à celui qui le profère. Il se peut, mais je ne sais, que la parole de l’élève soit imprégnée d’une revendication identitaire et d’un rejet de la société française. Il n’en demeure pas moins que nous devons lui indiquer comment on procède, lorsqu’on est historien ou juriste, ou, simplement, lorsqu’on est un citoyen qui cherche à s’informer, pour déterminer si oui ou non la France a commis un génocide (ou des crimes contre l’Humanité) en Algérie et si Israël en commet un à Gaza. On se documente, on lit le texte qui définit l’incrimination de génocide, on se renseigne. À l’École, trouver odieux les bombardements de civils ne remplace pas un examen attentif de la situation.
Faut-il montrer la vidéo du professeur Segal à nos élèves ? Il me semble certain qu’on peut la montrer. Si je l’avais eue sous la main lors de la discussion commentée ici, je l’aurais fait. Je crois qu’il faut éviter de verser dans une démarche téléologique qui consisterait à ne pas avoir recours à ce document parce qu’on craindrait les conséquences supposément indésirables des explications du professeur Segal dans un jeune esprit. Devrait-on le faire même si on pense que les accusations à l’égard d’Israël ont pour point de départ une hostilité de principe à l’État d’Israël ou pour but de nourrir cette hostilité ? La réponse reste oui. On doit le faire parce que les arguments du professeur Segal sont sérieux et circonstanciés et parce qu’ils permettent la contradiction. La réponse reste oui, parce qu’il faut préférer l’argumentation de Segal à la vidéo de TikTok et à l’affirmation péremptoire. La réponse reste oui parce que notre mission n’est pas de former des citoyens qui défendent la politique extérieure de la France, mais des citoyens capables de prendre part à la délibération démocratique.
Je termine en affirmant qu’il faut récuser la théorie de la planche savonneuse qui voudrait que dire du mal d’Israël conduise, de proche en proche, à la radicalisation et au terrorisme. C’est l’inverse qu’il faut craindre : que l’École se départe de ce qui la légitime et la fonde et qu’elle choisisse en opportunité —politique— les vérités qu’elle dévoile et les sujets dont elle débat. Opposer le dédain aux indignations légitimes, présumer que des motifs inavouables les nourrissent, cela risque de briser la confiance que nos élèves déposent en nous. C’est cela qu’il faut surtout craindre.
PS : Le texte de Raz Segal a été traduit en français par Alain Randon : https://blogs.mediapart.fr/ahg-randon/blog/201023/gaza-un-cas-d-ecole-de-genocide-par-raz-segal