Pour Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël (Le Monde, 24/01/2024), la situation stratégique de son pays est proprement catastrophique. Israël ne dispose que d’un allié, les États-Unis. Il fait face à l’Iran et à ses alliés. Entre les deux, un marais aux contours flous. Au-delà, on trouve les puissances du Sud global. Enfin, au bout du marais, il y a la Russie et la Chine.
Je ne suis pas certain de saisir avec précision les contours de cette géostratégie marécageuse, mais je suppose que l’Amérique Latine fait partie du Sud global ou, à tout le moins, que certains pays latino-américains en font partie. On comprend qu’il y règne un vieux fond d’anti-américanisme tiers-mondiste. C’est sans doute à cet atavisme que l’auteur impute les réactions indignées qu’y suscite le bombardement de Gaza, comme celles, par exemple, qu’exprime le président Colombien Gustavo Petro lorsqu’il polémique avec Israël sur Twiter.
Cette explication ne tient que si l’on ignore qu’Israël collabora activement avec les régimes les plus brutaux de la région. Il s’agit du Guatemala de Ríos Montt, où, dans les années 80 du vingtième siècle, se déroula le génocide maya. Il s’agit de l’Argentine de la dictature (1976-1983), volontiers antisémite. Ou encore de la Colombie des paramilitaires, lesquels paramilitaires en vinrent à construire des fours crématoires, tellement leurs victimes étaient nombreuses. Cette explication ne tient que si l’on s’interdit d’observer que l’armée guatémaltèque utilisait la même rhétorique à l’égard des Indiens que celle qu’Israël déploie aujourd’hui à l’égard des Palestiniens : il n’y a pas de civils, il n’y a pas d’innocents, les victimes ne sont pas des êtres humains, diabolisation, au sens propre, de ces dernières, etc. Cette explication ne tient que si on oublie que les paramilitaires colombiens glorifiaient Israël, que la droite guatémaltèque parlait de palestiniser les Indiens, que des parents de disparus juifs argentins se désespéraient que l’État d’Israël fît passer la défense de ses intérêts et ses exportations d’armes avant la vie de leurs enfants.
Antiaméricanisme ? Peut-être. Il reste qu’en Amérique Latine, ce sentiment est nourri de faits bien réels et d’une longue série d’immixtions impérialistes et brutales, de coups d’État et de massacres aujourd’hui très bien documentés. Et si l’antiaméricanisme impacte Israël, il n’y a rien d’étonnant à cela, car c’est par l’entremise de ce pays que les États-Unis ont souvent agi, quand le faire de façon ouverte aurait impliqué des coûts réputationnels trop importants. Lorsque le Congrès devenait curieux ou susceptible, c’est vers Israël que le gouvernement des États-Unis s’est fréquemment tourné, comme le montrent le Contragate ou le cas du Guatemala.
On ne sait où situer des pays comme la France ou l’Allemagne dans la pensée de l’ancien ambassadeur. On ne sait quelle place occupent de régimes ethno-nationalistes alliés de son pays : Hongrie, Pologne jusqu’il y a peu, Inde…). On sait, en revanche, que le recours par la Hongrie et par la Pologne à l’antisémitisme ou au négationnisme à des fins de politique interne n’a pas suscité de réaction particulièrement vive de la part d’Israël. On sait que Hitler, dans la réécriture de l’histoire par Benjamin Netanyahou, ne voulait pas tuer les Juifs. On sait aussi qu’à la fin de sa vie, Rafi Eitan, qui entraîna les paramilitaires colombiens, apporta son soutien à Alternative pour l’Allemagne (AfD), en espérant qu’elle soit une Alternative pour l’Europe. Sans doute que, dans une contribution à venir au Monde, l’ambassadeur aura à cœur de nous dire où situer le marais ethno-nationaliste de plus en plus proliférant dont Israël est, pour beaucoup, le champion.
La cartographie singulière d’Elie Barnavi et son analyse ignorent l’histoire. Les Palestiniens, quant à eux, n’existent dans l’article que comme masse susceptible de débordement en Egypte. L’armée israélienne, croirait-on, n’a pas tué plus de 25.000 Gazaouis (40 % d’enfants, 80 % de civils). Israël n’est pas près de se regarder en face.