Pendant l’une des tueries qu’organise Israël, en même temps qu’il distribue de l’aide alimentaire, un jeune homme parvient à se procurer un sac de 25 kg de farine. Dans le chaos de la distribution et des tirs, il perd contact avec son frère, qui l’accompagnait. Quelque temps après, il le retrouvera, mort. Il ramène à la maison le corps. L’article ne dit pas s’il a réussi à porter aussi le sac de farine qui, pendant quelques jours, allait protéger la famille de la famine.
Le récit que je fais de ce drame est bref, et pas nécessairement exempt d’erreurs qui n’altèrent cependant pas l’essentiel. Il figure dans un article que je n’ai pas réussi à lire en entier, tant la brutalité israélienne m’était insupportable.
Dans mon cerveau, bien malgré moi, une question revenait sans cesse, una question que j’avais honte de me poser : la famille avait-elle reçu la farine ? Le jeune-homme a-t-il laissé le sac chez lui avant de repartir chercher son frère ? A-t-on transporté le sac de farine, alors que le jeune homme portait le corps sans vie de son frère ?
Peut-être pour prendre du recul, pour faire cesser cette question qui revenait sans cesse, j’ai lu un article sur le célèbre dilemme du tram, cette expérience de pensée qui vous demande de choisir entre laisser le tram poursuivre sa route et tuer cinq travailleurs ou actionner un levier qui dévierait le convoi vers une voie dans laquelle ne se trouve qu’un seul travailleur, ce qui aurait pour effet d’épargner quatre vies. Une variation de ce dilemme maintenant classique propose d’imaginer que le moyen d’empêcher le tram de tuer les cinq travailleurs soit de jeter sur la voie un homme gros, qui serait tué, évidemment. Le bilan des vies sauvées serait le même, mais le nombre de ceux qui approuvent l’idée de jeter l’homme gros devant le tram est moindre que s’il s’agit d’actionner le levier d’aiguillage.
Ensuite, je me suis demandé si le dilemme de ce jeune homme pouvait être rapproché de celui d’Antigone, qui se sacrifie pour enterrer dignement son frère. Faut-il me sacrifier, moi et les miens, pour enterrer dignement les restes de mon frère ? Dans Antigone, comme dans le cas de S., le jeune homme de l’article, le tyran (Créon, Israël) interdit, par ses lois (Créon), ou par le chaos né de ses crimes (Israël), d’honorer dignement les morts.
Le dilemme du tram a été critiqué par son manque de réalisme. Les personnes auxquelles on le soumet souvent rient ou sourient. Elles ne considèrent pas la situation réaliste et, parfois, ont même du mal à l’imaginer, ce qui fait que leurs réponses nous renseignent peu sur leurs véritables jugements moraux ou sur la façon dont ces jugements se forment. Bauman et McGraw, sans nier l’intérêt intellectuel ou pédagogique des expériences de pensée telles que celle du tram, pensent que leur utilité pour comprendre le phénomène de la moralité humaine est limité. Ils défendent que l’on fasse davantage appel à des scenarii à la fois plus réalistes et plus variés.
Olga Khazan, dans The Atlantic, revient sur les travaux de Bauman et McGraw et donne comme exemple de la réaction hilare que suscitent les scenarii irréalistes lors d’un cours de Michael Sandel, consultable ici.
Le dilemme de S., dépossédé du contexte dans lequel il intervient, aurait été jugé irréaliste par les étudiants de Sandel : vous devez choisir entre ramener le cadavre de votre frère ou les courses à la maison… Ou : vous devez choisir entre profiter du désespoir de S. pour voler son sac de farine et nourrir votre propre famille ou ne pas le faire. Sans doute auraient-ils, sans méchanceté, ri devant l’énormité ou l’absurdité du dilemmen qu’on leur soumettait.
Mais, ce qui est important de voir ici, c’est que l’irréel est devenu la norme à Gaza, comme ce fut le cas, du reste, dans les camps nazis, et qu’instaurer cet irréel-là comme norme est une façon de détruire la société palestinienne, ou toute autre société, car il est très difficile de continuer à vivre alors que vous avez profité du désespoir de S. pour voler son sac de farine et nourrir votre famille, alors que votre voisin a volé votre sac de farine ou alors que l’on sait que vous avez abandonné le corps de votre frère.
Horrifiés par les tueries quotidiennes qu’Israël commet, nous ne prêtons pas toujours attention à cette autre manière de détruire la société palestinienne, qui repose sur la création de conditions de « vie » (des conditions de mort ?) folles ou hallucinantes qui détruisent la dignité des gens et les liens qui les unissent.
S’il faut un exemple pour illustrer la volonté israélienne de mettre en place ces conditions, on peut le trouver dans le cas de ce médecin étasunien, rapporté par Le Monde aujourd’hui, qui s’est vu confisquer le lait infantile qu’il portait dans ses bagages. On peut lire l’article, mais le titre dit déjà tout : Guerre à Gaza : alors que des bébés meurent de faim dans l’enclave côtière, Israël continue de restreindre l’entrée du lait infantile. Dois-je voler du lait en poudre pour nourrir mon enfant ? Le dilemme fait écho à celui de Kohlberg, qui inaugure, le recours à des expériences de pensée pour aborder la moralité. Chez Kohlberg, il s’agit de savoir si un époux doit voler le médicament susceptible de sauver la vie de son épouse ou s’il ne doit pas le faire.
Il reste que, plus que la psychologie cognitive, plus que Sophocle et Antigone, c’est le droit international humanitaire, qui m’a fourni un cadre pour revenir sur le drame de S. et pour faire cesser le martèlement de la question sur laquelle mon cerveau revenait sans cesse. L’alinéa b de l’article 2 de la définition du génocide m’a permis de sortir de l’horreur récurrente de l’image de ce jeune homme qui devait choisir entre porter le cadavre de son frère et le sac de farine de 25 kilogrammes.
Je rappelle l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide :
Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Je voudrais remarquer ici que si les situations proposées dans des expériences de pensée rappelées plus haut manquent de réalisme, c’est peut-être parce qu’elles omettent l’acteur qui, par son intentionnalité, les rendrait vraisemblables. Aussi révoltant que cela paraisse, un dilemme qui naît de la volonté d’Israël de priver les bébés de lait infantile ou de tuer les gens affamés qui ne constituent pas un danger pour ses forces et qui ne sont coupables de rien doit paraître réaliste, pour autant qu’on accorde du crédit aux articles d’un journal tel que Le Monde.
Ce qui m’amène à m’interroger sur les raisons qui expliqueraient le peu d’appétence des psychologues pour des expériences situées, c’est-à-dire, dans un contexte les rendant vraisemblables et, surtout, comportant un agent (méchant) dont les actes et les intentions rendraient ces expériences vraisemblables. Bauman, McGrew et d’autres suggèrent par ailleurs que les discours que nous tenons sur les principes moraux sont des rationalisations a posteriori qui justifient les choix que nous avons faits, qui pourraient être davantage fondés sur nos émotions que sur notre raison.
Je voudrais reprendre à mon compte ici la critique qui a souvent visée certains médias, qui auraient tendance à rendre compte des morts de Gaza en omettant l’agent qui les cause, comme si ces morts étaient un phénomène naturel ou un phénomène climatique. Ce n’est ainsi pas la même chose de titrer : L’armée israélienne tue 50 personnes que : 5O personnes meurent dans une distribution alimentaire. De même, titrer, comme le fait Le Monde : Guerre à Gaza : alors que des bébés meurent de faim dans l’enclave côtière, Israël continue de restreindre l’entrée du lait infantile est bien différent de dire : Le lait infantile manque à Gaza.
Michael Sandel est un auteur respecté et, on le voit dans la vidéo reproduite plus haut, un enseignant captivant. Sa présentation des dilemmes du tram ou, plus généralement, des dilemmes qu’on appelle « sacrificiels » répond aux caractéristiques qu’on a évoquées plus haut. Elle est décontextualisée, aucun agent n’a cherché à les faire naître et elles font rire.
Je me demande s’il y a une connexion entre ce goût pour des situations abstraites, ce refus de la contextualisation et l’attitude que Sandel a adoptée face au génocide israélien, consistant, je comprends, à favoriser le dialogue entre les parties sans qualifier moralement ou sans caractériser moralement les comportements des uns et des autres. Un exemple de cette volonté de délibérer donne un dialogue que l’on devine lunaire et dont rend compte avec une complaisance qui laisse incrédule The Harvard Gazette. Dans ce dialogue, qui se déroule entre deux professeurs de philosophie, l’un israélien et l’autre palestinien, le premier affirme :
“Clearly, it’s not an indiscriminate, intentional attack on civilians, which is the worst thing a country can do,” Halbertal replied. “It’s an attempt to harm Hamas.”
https://news.harvard.edu/gazette/story/2024/02/what-we-really-need-is-just-to-sit-together-and-face-each-other/
Halbertal, le philosophe israélien, est co-auteur du code d’éthique de l’armée israélienne.
Une « délibération » dans laquelle il est loisible d’affirmer qu’il est clair que les civils Palestiniens ne sont pas visés intentionnellement en est-elle une ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une forme de simulacre, d’un voile qui permet de ne pas regarder le réel ?
Il se pourrait aussi que la posture délibérative de Sandel obéisse à son choix communautaire de ne pas accabler Israël et que la décision de favoriser une délibération abstraite soit en vérité une façon de rationaliser un jugement sur l’émotion et sur le sentiment d’appartenance.
En écrivant ces lignes, j’ai pensé à l’article que Todorov a consacré à Germaine Tillon dont je voudrais reproduire quelques lignes :
Ce qui lui permet, un jour de mars 1944, soit six mois après son arrivée au camp, de présenter une véritable conférence scientifique sur Ravensbrück à celles de ses camarades qui, comme elle, pensent que mieux comprendre peut aider à survivre. « Démonter mentalement, comprendre une mécanique, même qui vous écrase, envisager lucidement, et dans tous ses détails, une situation, même désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité et de force d’âme. » (Tillion 1973 : 76) On retrouve cet exposé dans le premier texte de Germaine Tillion sur Ravensbrück, publié peu de temps après sa libération : en conformité avec les règles qu’elle avait apprises, y abondent noms propres, chiffres, dates, détails matériels… Et le résultat est là, le savoir a joué son rôle de bouclier : « Ce que je n’oublierai jamais, ce fut la joie des camarades qui m’écoutèrent ce jour-là […]. Comprendre ce qui vous écrase est en quelque sorte le dominer. » (Tillion 1973 : 186)
https://journals.openedition.org/gradhiva/801?lang=en
Les cerveaux humains que les nazis voulurent anéantir trouvèrent un apaisement dans le fait de comprendre ce qui les écrasait. Nous qui, en sécurité, loin de Gaza, souffrons moralement de voir un génocide se dérouler sous nos yeux, devrions nous inspirer de Germaine Tillon. Nous devrions, toutes et tous, abriter une petite Germaine Tillon dans nos esprits, une femme qui nous dit que, pour sortir de la stupeur dans laquelle les récits de Gaza nous plongent, nous devons chercher à comprendre, nous efforcer de rester lucides et, surtout, agir.
PS : Je n’ai pas relu l’article sur lequel prend appui cette réflexion et je n’ai pas cherché d’autres informations. Mais je crois que S. a dû rentrer chez lui avec le sac de farine et qu’il a dû recevoir, après, l’information que son frère était mort. Il serait ainsi sorti une deuxième fois pour aller chercher le cadavre de ce dernier.