Voir aussi :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2016/08/30/lettre-au-premier-ministre-laffaire-daoud/
Manuel Valls est-il conspirationniste ?
Peut-on déduire d’une simple tribune que Manuel Valls est un adepte de la théorie du complot ?
Dans une tribune diffusée par Facebook, dont on s’est déjà occupé ici, ici et ici, le premier-ministre attribue à un article publié par un collectif de 19 chercheurs la décision de Kamel Daoud d’arrêter le journalisme. Le premier ministre va plus loin, puisque cet article est, en outre, un signe, le signe d’un malaise profond au sein de l’intelligence française.
Qu’un article soit doté du pouvoir de mettre un terme à une carrière de 19 ans de ce journaliste algérien connu pour sa trempe et son courage était improbable. Et, hasard ou non, le jour même où le premier ministre publiait sa tribune, l’idée centrale de celle-ci était infirmée par le principal intéressé (voir ici). Quant au signe qu’il a vu, (voir ici) le premier ministre ne dit pas par quelle méthode il l’a institué, puis interprété. Il n’explique notamment pas pourquoi un article décrié est un signe, alors que le soutien massif qu’a reçu l’écrivain n’accède pas à une telle dignité.
Est-ce que proclamer vrai un fait faux ou indémontrable, est-ce que prêter des pouvoirs hors-normes à un article, est-ce que persister malgré le désaveu (la tribune est toujours sur Facebook, inchangée), est-ce que voir un signe dans un fait infirmé et l’interpréter comme indiquant un malaise profond, est-ce que tout ceci fait du premier ministre un conspirationniste ? Non, répondons-nous sans hésiter.
Nous avons vu ce qui l’accable le premier ministre. Voyons ce qui l’exonère.
Fondamentalement, l’usage à géométrie variable que l’on fait d’ordinaire de la notion de conspirationnisme et le flou du concept.
Voir dans chaque femme et dans chaque jeune-fille voilée un agent de l’islam radical chargé de mettre à bas la République n’est pas du conspirationnisme. Voir dans les intellectuels multiculturalistes (peu importe ce que cela puisse être, le multiculturalisme) des idiots utiles servant un vaste plan islamiste visant à dominer nos pays, c’est regarder la réalité en face. Croire que les services secrets de différents pays parviennent à imposer des décisions au pouvoir politique, par contre, cela relève du conspirationnisme. Par ailleurs, l’amateur-type des théories du complot est jeune, sans culture, plutôt banlieusard et issu, c’est important, de l’immigration1. Car, les origines ou l’âge de quelqu’un peuvent faire tomber une croyance qu’il porte du côté du conspirationnisme ou pas. Ajoutons que la version officielle des choses dans les pays occidentaux n’est jamais conspirationniste, seuls peuvent l’être ceux qui s’en écartent.
On le voit, la personne du premier ministre et sa tribune ne sauraient ressortir au conspirationnisme dans le sens commun du terme. Dire que le premier ministre est conspirationniste, relève presque du non-sens logique. De fait, le premier ministre, un premier ministre, ne saurait être conspirationniste : il y aurait une contradiction dans les termes, une faillite de la pensée, à le soutenir. Nous considérons cette impossibilité comme un résultat philosophique majeur, mais aussi comme un outil important pour débusquer des conspirationnistes : accuser un premier ministre de conspirationnisme constitue un indicateur -voire une présomption, au sens juridique- très fort de conspirationnisme.
Donc :
De la désinformation, oui. Une vision du monde non scientifique fondée sur la recherche de signes, aussi. De la déloyauté, une instrumentalisation des valeurs de la République, de la malhonnêteté intellectuelle ? Oui, oui, oui. Mais du conspirationnisme ? Non, disons-le avec force.
Perspectives.
De toutes les interventions, discours et interviews du premier ministre, nous nous sommes ici cantonnés à une tribune. Nous avons démontré que celle-ci ne permettait pas d’établir que le premier ministre ait une vision conspirationniste du monde. Mais nous sommes allés plus loin, puisque nous avons établi en raison un résultat philosophique fondamental : un premier ministre occidental, français, a fortiori, ne saurait être conspirationniste. Nous avons ainsi fait plus qu’analyser une tribune, nous avons définitivement fermé une voie de recherche.
On ne pourra désormais rouvrir le dossier qu’au prix d’une renouvellement conceptuel qui impliquerait de subsumer le complotisme à une conception plus vaste de la manipulation incluant celles du pouvoir politique, fût-il démocratique, et d’autres pouvoirs -financiers, idéologiques…-. Il faudra aussi faire sauter le verrou qui assigne les victimes et les soutiens du complotisme à des catégories sociales pré-établies. On pourrait alors s’intéresser à des phénomènes d’une toute autre envergure que celui qui a appelé l’intervention décisive du premier ministre et dont nous nous sommes occupés ici.
Il arrive que des actes qui, factuellement, mériteraient d’être qualifiés comme du terrorisme (les bombardements russes en Syrie, israéliens à Gaza…) ne le soient pas parce que les actes commis par des États, par définition, ne sont pas terroristes. Il en va de même avec le conspirationnisme qui, par définition implicite, ne saurait atteindre certaines catégories de la population ou la parole d’un dignitaire occidental.
Mais est-ce que cela vaut vraiment la peine de se départir du concept de conspirationnisme ? Réfléchissons tout de même à deux fois avant de nous engager dans une telle voie. Mettre en cause la notion commune de conspirationnisme, c’est beaucoup perdre.
C’est perdre une sensation commode et plaisante de supériorité. C’est, aussi, perdre un outil puissant qui permet d’exclure toute pensée critique en rangeant ses défenseurs dans la catégorie généreusement accueillante des complotistes, de tous ces gens qui croient aux Reptiliens et aux Illuminati. Mais c’est aussi consentir à un effort important, car il faudrait alors se doter d’outils intellectuels autrement plus rigoureux que ceux que nous avons coutume d’employer. Que l’on regarde les ressources que l’Éducation Nationale met à la disposition des enseignants et on comprendra tout le travail qui reste à faire si l’on souhaite passer d’une focalisation commode sur des passions adolescentes mal fagotées qui s’éteignent souvent d’elles-mêmes avec le temps aux manipulations qui se soldent par des millions de morts, comme celles mises en œuvre, c’est juste un exemple, par les industriels du tabac. Il se pourrait que travailler sur des manipulations réelles, subtiles et d’envergure permette de déjouer les autres, plus grotesques, moins raffinées, souvent dérisoires, dont on fait tant de cas aujourd’hui, et de mieux déciller nos élèves. Mais pourquoi se choisir de véritables adversaires et affronter des problèmes sérieux quand on a ces Reptiliens et ces Illuminati, ou encore ces chercheurs inconnus, contre lesquels on peut lutter sans déranger grand-monde ?
1O
On peut ajouter à cette population le sociologue critique, qui travaille sur les mécanismes de domination à l’oeuvre dans notre société et qui est forcément la victime d’un sentiment de culpabilité à l’égard de ceux qu’il voit comme dominés. Ces sociologues, cependant, n’ont pas d’existence propre : ils ont abandonné toute autonomie en se mettant au service de ceux qu’ils croient opprimés dont ils seraient même, c’est une hypothèse sérieuse, une sorte d’excroissance.