Je propose de suivre avec nos élèves les 7 procès que détaille Le radar du devoir de vigilance. Cette activité, menée idéalement par un collectif de collègues, permettra de poser la question de l’efficacité de la voie judiciaire dans la poursuite d’objectifs tels que la protection de l’environnement et du climat ou de la défense des droits humains.
Des multinationales françaises sont attraites devant les tribunaux, car des atteintes aux droits humains et à l’environnement leur sont imputées. Elles le sont en vertu de la loi de 2017 sur le devoir de vigilance des entreprises, qui impose aux grandes entreprises d’établir, publier, respecter et évaluer un Plan de vigilance.
Ces procès sont l’occasion de se demander si les tribunaux peuvent contribuer utilement à protéger l’environnement et les droits humains. Les délais de la procédure judiciaire sont-ils compatibles avec l’urgence climatique ? Les sanctions encourues suffisent-elles à produire les comportements vertueux recherchés ? On peut en douter, mais ces actions en justice ne sont-elles pas, in fine, le moyen de montrer les limites de la législation actuelle ? Il se pourrait qu’on découvre que la loi de 2017 sur la vigilance des entreprises ne contraint pas, ou très peu ; qu’à droit constant les tribunaux ne créeront pas à eux seuls les contraintes que le consensus scientifique déclare indispensables pour freiner ou ralentir la dégradation de l’environnement ; que des conditions de travail inhumaines continueront d’être imposées. Mais tout cela, ne le sait-on pas déjà ?
Étudier ces procédures judiciaires n’est utile que si l’on étudie en même temps les effets qu’on leur attribue et ceux qu’elles produisent véritablement. Une amende pour Total ou l’obligation d’indemniser correctement les populations déplacées pour construire tel ou tel pipeline ne réduiront pas per se les émissions de CO2. Cela, on le sait.
D’autres questions surgissent alors : pourquoi faire peser sur les entreprises et sur des pays tiers des obligations de contrôle difficiles à mettre en œuvre et faciles à contourner quand des restrictions dans la consommation des produits que ces entreprises vendent seraient plus efficaces ? Un exemple : la culture de soja destiné à l’élevage engendre de la déforestation, mais on peut penser qu’il serait plus efficace, pour lutter contre celle-ci, de limiter la consommation de viande en Europe plutôt que de mettre en place des dispositifs dont la méconnaissance (ou l’inefficacité) annoncée, anticipée et déjà constatée se verrait sanctionnée par les tribunaux français dans des délais impossibles à prédire. Il est à craindre que la menace de sanctions soit aujourd’hui moins un levier de changement qu’un risque que l’entreprise intégrerait ou provisionnerait. Il se pourrait que les actions lourdes et sophistiquées à mener sur le sol étranger qu’impose la loi sur la vigilance des entreprises occultent celles, plus urgentes et plus efficaces, qu’il est impérieux de conduire dans les pays les plus riches. Des actions peut-être impossibles à exécuter pleinement, une efficacité douteuse et l’extraterritorialité que la loi de 2017 sur la vigilance des entreprises implique seraient-elles une forme de projection sur d’autres sols de débats qui devraient nous concerner au premier chef ? La loi sur le devoir de vigilance est-elle une forme d’évitement de ces derniers ?
Le trouble s’accroît lorsqu’on constate que la France elle-même n’hésite pas à méconnaître la réglementation européenne pour tolérer des prises de thon excessives. Si l’État français organise lui-même le contournement de la législation qu’il adopte, comment croire que les mécanismes très indirects de la loi de 2017 auront un effet réel sur les maux auxquels cette dernière proclame vouloir s’attaquer ?
Le scepticisme ne se dissipe pas, malheureusement, quand on constate que l’action européenne de la France crée parfois l’impression que l’exécutif s’efforce de défaire par le truchement des institutions communautaires ce que le législateur a fait en 2017 : À Bruxelles, la France protège la finance contre le devoir de vigilance.
Faut-il se réjouir avec l’eurodéputé Pascal Canfin (Renew Europe) de la radicalité de l’Accord européen pour interdire l’importation de produits issus de la déforestation ? Ou faut-il n’y voir qu’un texte de plus qui n’aura d’effet que symbolique sur l’Amazonie ?
Posons la question autrement. Situons-nous du côté de Total. Imaginons que nous ayons à choisir entre deux lois. L’une d’elles est la loi de 2017. L’autre est une législation qui impose une baisse de la consommation d’hydrocarbures qui se fonde sur la réduction radicale du transport aérien, sur la baisse radicale des déplacements en voiture non indispensables, sur une baisse importante de la vitesse maximale sur route et sur des investissements massifs dans les transports en commun. La première option comporte le risque d’une condamnation après des années de procédures à des versements probablement limités au regard de notre chiffre d’affaires. La deuxième a un impact direct sur nos ventes. La première nous permet de nous poser en victime d’une législation créant des contraintes impossibles à respecter et qui avantage des concurrents étrangers sans scrupules. La deuxième fait porter d’abord l’effort sur ceux qui consomment le plus et qui peuvent consommer moins sans qu’il en résulte pour eux un préjudice important au regard des dommages que leur consommation produit. Surtout, la première nous permet de plaider que si nous n’extrayons pas le pétrole, d’autres, Russes, Chinois, Saoudiens, le feront. Alors que la deuxième nous pousserait à ne pas extraire un pétrole qui risquerait de ne pas trouver d’acquéreur.
Bien entendu, il se conçoit aussi que les procédures judiciaires qui se déroulent en ce moment et celles qui interviendront dans le futur n’occultent pas la nécessité d’agir ici et maintenant. Il se conçoit même qu’elles montrent l’urgence de le faire en montrant que prétendre qu’on peut verdir notre consommation de viande ou d’énergie ou, plus généralement, notre mode de vie, par la vigilance des entreprises est un leurre. Et, bien entendu, dans l’état actuel des choses, on peut attribuer à l’acte d’aller en justice pour montrer de façon ostensible les limites de la loi de 2017 une valeur en lui-même. Les associations et les juristes qui prennent appui sur cette loi ne sont pas responsables de sa rédaction, pas plus qu’ils ne sauraient l’être de l’absence d’un effort sérieux de réduction de la surconsommation des produits que les entreprises poursuivies surexploitent.
Une procédure en justice est une délibération qui ne se cantonne pas au prétoire, car, relayée, étudiée, analysée, elle nourrit des débats qui ont lieu dans la société.
Je propose de mettre en place ce que je propose d’appeler des enquêtes publiques participatives sur les 7 procès que détaille Le radar du devoir de vigilance.
Je propose, en parallèle à ces enquêtes, des ateliers d’écriture. Ces ateliers me paraissent comporter un double intérêt. D’une part, ils permettront une appropriation personnelle, libre et active du savoir produit et acquis. D’autre part, ils seront l’expression d’une jeunesse à laquelle on prête tantôt une angoisse insurmontable, tantôt une indifférence coupable, mais que l’on écoute, finalement, assez peu. Peut-être publierons-nous un volume avec leurs récits. Peut-être que, dans trente ans, on reviendra vers ces récits pour comprendre quelle était la perception que nos jeunes avaient de la crise environnementale que nous connaissons. Peut-être nous regarderons-nous, nous, adultes, dans ces récits pour nous interroger sur le monde que nous allons laisser à nos élèves.