J. Rancière, l’école et l’ordre moral néolibéral

Un article remarqué de Jacques Rancière met en lumière la redoutable confusion qui, selon l’auteur, prévaut de nos jours en France en ce qui concerne la notion de liberté d’expression. Ci-après, une synthèse et quelques citations, puis une hypothèse que je me permets de soumettre à ceux qui voudraient la considérer : la néolaïcité est-elle la forme que prend le néolibéralisme dans nos écoles ?

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Jacques Rancière s’intéresse à la transformation des caricatures de Charlie Hebdo en incarnation de la liberté d’expression, processus qui a eu comme corollaire l’injonction de nous voir montrer ces caricatures dans nos classes que l’on a vu fleurir un peu partout.

L’auteur intègre cet état de confusion dans une évolution plus générale qui transforme les principes juridiques en vertus morales que chacun devrait posséder :

Il en est ainsi parce que, depuis quelques décennies déjà, s’est développé un discours dit républicain qui a systématiquement transformé des notions juridiques définissant les rapports entre l’Etat et les citoyens en vertus morales que ces citoyens doivent posséder et donc en critères permettant de stigmatiser ceux qui ne les possèdent pas.

L’opération a commencé par la notion de laïcité, nous dit Jacques Rancière, qui décrit comme suit l’altération de cette notion par ceux qu’il nomme les nouveaux idéologues :

Les nouveaux idéologues de la laïcité ont entièrement altéré le sens de la notion. Ils en ont fait une règle de conduite que l’Etat devait imposer aux élèves, à leurs mères et finalement aux femmes dans la société entière. L’obligation laïque s’est ainsi identifiée à l’interdiction d’une manière de s’habiller, une interdiction discriminatoire puisqu’elle ne concernait que les femmes et les filles d’une communauté spécifique de croyants et établissait ainsi une opposition frontale entre la vertu laïque commandée par la loi républicaine et l’ensemble d’un mode de vie.

L’auteur analyse le mécanisme idéologique pervers qui s’est mis en route après les attentats de Charlie Hebdo :

Des criminels fanatisés ont prétendu venger ce mépris par la monstrueuse exécution des journalistes de Charlie-Hebdo. Mais, à partir de là, un mécanisme idéologique pervers s’est mis en route. Comme l’horreur subie par ces journalistes en faisait des martyrs de la liberté d’expression, les caricatures elles-mêmes sont devenues l’incarnation de cette liberté. La caricature en général, laquelle a historiquement servi les causes les plus diverses en incluant les plus abjectes, est devenue l’expression suprême de cette liberté qui a été elle-même assimilée à une vertu de libre parole et de dérision attribuée par droit de naissance au peuple français. 

Il demande enfin que l’on remette les caricatures à leur place :

Il serait peut-être temps de dire, à l’inverse, qu’une caricature n’est qu’une caricature, que celles-là sont médiocres et expriment des sentiments médiocres et qu’aucune ne mérite que les vies des journalistes, des enseignants et de tous ceux qui font un usage public de la parole se trouve exposée pour elle à la folie des tueurs. Il serait temps aussi de rendre à la liberté pour laquelle tant d’hommes et de femmes ont sacrifié et sacrifient encore leur vie tout autour du monde, des symboles un peu plus dignes d’elle.

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L’article de Rancière a le mérite de montrer qu’une forme d’irrationalité ou de fétichisme se développent dans la société et que l’État se départit de son obligation de neutralité lorsqu’il abandonne le sens premier de notions telles que la laïcité ou la liberté d’expression. Jacques Rancière a raison de noter que cette évolution se traduit par des discriminations qui ont pour effet de diviser la communauté nationale et, aussi, de compliquer singulièrement l’exercice de nos fonctions d’enseignants.

L’éclairage de Rancière gagnerait à être inséré dans la révolution néolibérale dont le quinquennat d’ Emmanuel Macron est, en France, le point d’orgue.

Il faut d’abord rappeler avec Wacquant et d’autres que le néolibéralisme n’est pas la défense d’un État minimal, mais le redéploiement de l’État. Le néolibéralisme opère un transfert de ressources de ce que Wacquant appelle la main gauche de l’État (l’École, l’aide sociale…) vers la main droite (police, justice…) :

Il l’expliquait dans cette courte vidéo, qui date déjà et qui montre que le processus n’est pas nouveau.

C’est ainsi qu’aujourd’hui les masques tombent. Emmanuel Macron n’est plus ce modernisateur auto-proclamé qui, en début de mandat, menait une croisade médiatique contre Orban et les illibéraux. Aujourd’hui, le président restreint nos libertés par une loi qui inquiète le monde (voir la radio publique belge, La Libre Belgique, The Washington Post, The New York Times, The Guardian ou El País ou cet article de Médiapart, pour ne donner que quelques exemples).

Le néolibéralisme de Macron marche bien sur deux jambes : le marché et l’autoritarisme, le dernier permettant de maîtriser les protestations contre les inégalités et les dégâts que le premier suscite. Et l’autoritarisme est moins visible quand il prend l’aspect d’un ordre moral qui évoque les vieux principes juridiques et se pare de leurs vertus et prestige. Restreindre la liberté des journalistes est plus facile quand on proclame que l’on veut les protéger. Restreindre la liberté des femmes est plus aisé quand on prétend les émanciper.

Mais le néolibéralisme n’est pas juste ce transfert dont parle Wacquant. Il est aussi, il est peut-être surtout, la transformation de sa main gauche. L’embrigadement de l’École dans l’entreprise que décrit Rancière le montre bien : une fois le principe de droit transformé en ordre moral, il incombera à l’École de l’inculquer, y compris au mépris des missions premières de notre institution, qui s’en trouvent reléguées à une position subalterne, car il faut, toutes affaires cessantes, se mobiliser en défense des néo-valeurs de la République dont les caricatures de Charlie Hebdo sont devenues l’incarnation ou le symbole.

Combien d’heures passées à cela ? Combien d’heures perdues pour la transmission des connaissances de nos programmes ? Ajoutons ces épreuves et bacs blancs qui réduisent le temps d’enseignement comme peau de chagrin. Comment s’étonner alors de nos résultats PISA et du fait que notre École soit parmi les plus inégalitaires de l’OCDE ? Dans de nombreux systèmes scolaires étrangers, les profs consacrent à l’enseignement plus de temps et d’énergie que nous, qui en sommes distraits par des tâches de nature idéologique et d’endoctrinement. Je voudrais n’être que prof. Je crois que nous sommes nombreux dans ce cas.

Nous étouffons. Nous étouffons dans une École où la transmission de connaissances devient secondaire, où le tri social et une défense biaisée des valeurs de la République saturent tout. Nous étouffons dans une école que l’on instrumentalise et que l’on politise pour qu’elle contribue à la construction et défense d’un ordre moral.

L’avertissement de Jacques Rancière nous appelle à la vigilance. Il nous faut projeter dans notre métier cet avertissement et refuser la politisation de l’école, son instrumentalisation et sa mise au service de l’ordre néolibéral.