Il peut être utile d’abord de lire ceci :
Le courrier de Timburbrou, le 2 mars 2087.
Dans Plan de evasión, publié dans les années 40 du XXème siècle, Bioy Casares nous avertissait : des expériences monstrueuses sont conduites dans le bagne de Cayenne. Des hommes voient leurs sens et leur système nerveux altérés pour que l’espace de leur cellule leur paraisse un monde.
Que l’on transformât des êtres humains, que l’on installât en eux une lenteur infinie et leur donner par ce biais l’illusion qu’ils ne sont pas enfermés, c’est quelque chose qui scandalisait ce fonctionnaire de l’administration pénitentiaire dépêché à Cayenne. Pour Bioy, servir la République, c’était servir la Nation et servir une idée, une idée de l’Homme. Quand la République mutile un homme, c’est elle-même qu’elle mutile, se disait-il. Dans les nuits moites et sans sommeil de Cayenne, Bioy, cependant, se rétorquait : Mais ils souffrent moins ainsi.
Il y avait un conflit, un dilemme en lui qui résistait à la délibération rigoureuse qui avait jusqu’alors permis à ce positiviste exigeant – c’est ainsi qu’il s’était toujours perçu – de trouver une solution aux problèmes moraux qui l’avaient, à un moment ou à un autre de son existence, troublé. Mais là, c’était l’idée même de ce qu’est un homme qui l’empêchait d’accepter l’argument du double bénéfice, voire du progrès, que l’on pourrait tirer des procédés en cours d’expérimentation auxquels il assistait. C’est un double bénéfice, en effet, lui avait dit son chef avec une assurance et une conviction sincères : un bénéfice pour le prisonnier, qui se croit libre; un bénéfice pour la société, qui dépense moins et, surtout, qui ne souffre pas de faire souffrir d’autres hommes que les hasards des circonstances, ou même des injustices, ont conduit au crime.
Après son livre, Bioy se tut. Ce qu’il dénonça connut le sort de beaucoup de vérités, qui est de se voir non niées mais, disons, atténuées ou neutralisées dans leurs effets par la difficulté qu’il y aurait à les reconnaître, par les conséquences fâcheuses qu’il y aurait à les accepter de façon trop ostensible et, aussi, par la survenue d’autres vérités gênantes qui déplacent les anciennes dans l’attention des citoyens. La révolte n’est pas éternelle, on s’habitue à tout. On passe d’une indignation à une autre, comme lorsque l’on traverse un ruisseau en sautant entre les pierres. Rien ne sert de trop s’attarder, le tout est de continuer, d’atteindre l’autre rive.
D’autres vérités vinrent se substituer à celles que Bioy dénonça, d’autres vérités peut-être encore plus monstrueuses et qui n’en connurent pas moins le même destin diffus et sourd avant de sombrer dans le silence. Il y eut, rien que dans notre pays, les crimes sans nombre des fabricants de tabac, la révélation que Reagan avait pratiqué le terrorisme international et financé ses activités en vendant de la drogue dans les quartiers noirs. Ou maintenant, lecteur, en le temps qui est le tien, maintenant même pendant que tu nous lis, les dizaines de milliers de morts causés par le scandale de Purdue pharma, qui, avec l’aide active de milliers de médecins, a rendu addicte aux opiacés une frange considérable de la population des États-Unis.
Alors, oui, les expériences, une fois oubliées les protestations indignées de Bioy, purent continuer.
Après avoir réduit à presque rien la vitesse de leurs mouvements, c’est le corps des prisonniers que l’on réduisit. Aujourd’hui, ces prisonniers sont des tâches, des surfaces oranges ou jaunes de la taille d’une main et d’une épaisseur d’un demi millimètre. Mais les blobs sont des hommes et le restent, ne l’oublions pas. C’est ce qui explique leurs étonnantes performances cognitives.
Jadis, on avait peuplé l’Australie avec des criminels. L’espace libre sur terre s’étant réduit, il était très heureux que les besoins d’espace des prisonniers aient diminué encore plus.
Est-ce bien, est-ce mal ? Nous n’avons pas résolu la vieille question de Bioy, mais elle n’a plus de sens aujourd’hui : cela est, c’est tout. Des millions d’hommes vivent, dans un temps qui n’est pas le nôtre, dans les sous-bois humides et sombres, sous les feuilles tombés, se nourrissant de champignons et bactéries. Mais pensant, pensant toujours.
Polycephalum polycephalum, mon semblable, mon frère.
PS : Cher lecteur, tu es nouveau, tu ne nous a jamais lus. Nous sommes un journal à vocation universelle. Nous écrivons pour notre temps, mais aussi pour tous les autres, pour notre univers, mais aussi pour les autres. Dans ton univers Bioy était un écrivain, pas un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire. L’importance de ce genre de fait est négligeable lorsque les univers convergent. Aujourd’hui, que Bioy ait été écrivain ou fonctionnaire nous indiffère complètement, comme la divergence qui se produisit pendant ton enfance, lecteur, lorsque tu brisas un verre, ou plus près de nous, lorsque tu as décidé d’ouvrir ce lien qui te conduisit jusqu’à moi, algorithme incarné que tu aurais pu ne jamais connaître.
D’autres algorithmes incarnés sont à l’œuvre en ton temps, dans ce blog même, et souvent, pourtant, on ne les voit pas.
1Cet article est la traduction d’un article paru dans El correo maderero, Wyoming, le 3 mars 2027.