Le parcours d’une information fausse diffusée par le ministère des armées. Une enquête publique participative.

 Ajout du 7 octobre 2023 :

Mon mémoire en réponse aux arguments, bien sommaires, de l’administration.

Chères et chers collègues, 

Nous sommes incités à développer le jugement critique de nos élèves et à les aider à se protéger de la désinformation. C’est dans ce cadre que je voudrais vous proposer de travailler sur un exemple de fausse information diffusée par le ministère des armées et qui ne fut pas corrigée bien que “tout le monde ou presque”, comme le dit le journal local Le Patriote ait été au courant qu’elle était fausse. 

On trouvera en annexe (ANNEXE) les démarches que j’ai entreprises afin de constituer un dossier susceptible de nous éclairer sur la genèse et le parcours de cette fausse information. Il s’agit notamment de demandes de transmission de documents effectuées en vertu des dispositions sur l’accès aux documents administratifs contenues dans le livre III du Code des relations entre le public et l’administration. 

Je précise que ceci est un document de travail appelé à évoluer pour intégrer les réponses qui seront apportés aux démarches entreprises ainsi que les remarques formulées par ceux qui voudraient s’associer au projet. Ceci est une Enquête publique participative (EPP).

*** 

Le 27 janvier 2022, des élèves de l’école La Fontaine et du collège Alexis Kandelaft (voir https://tube.ac-lyon.fr/w/bc41edda-91eb-436c-a57f-07b0d0cb24b2) prenaient part, aux côtés de la ministre délégué aux anciens combattants Darrieussecq, à un hommage rendu aux tirailleurs assassinés par l’armée allemande et enterrés dans la nécropole nationale de Chasselay. 

La veille de cet événement, le ministère des armées a diffusé une Note aux rédactions dans laquelle il affirmait que des recherches génétiques avaient permis d’identifier les restes des tirailleurs sénégalais : 

Identifiés grâce à des recherches génétiques, ces 25 soldats sont le symbole du courage et de l’abnégation de ce 25e régiment de tirailleurs qui, les 19 et 20 juin 1940, s’est illustré par sa bravoure dans la bataille des Alpes, repoussant l’envahisseur nazi.« 

https://archives.defense.gouv.fr/salle-de-presse/note-aux-redactions/note-aux-redactions_deplacement-de-madame-genevieve-darrieussecq-ministre-deleguee-aupres-de-la-ministre-des-armees-chargee-de-la-memoire-et-des-anciens-combattants-a-chasselay-rhone

Un mémoire en défense du ministère des armées, en date du 3 novembre 2022, que le journal Mediapart a révélé (voir https://www.mediapart.fr/journal/france/091122/tirailleurs-senegalais-le-ministere-des-armees-invente-des-recherches-genetiques ), reconnaît que les recherches mises en avant par la Note aux rédactions du 26 janvier n’ont jamais existé. Ce mémoire en défense fut produit par le ministère lors d’une procédure au tribunal administratif devant lequel l’historienne Armelle Mabon l’avait attrait pour le contraindre à lui communiquer ces recherches génétiques qui s’avérèrent inexistantes. 

La fausse information diffusée par le ministère des armées fut largement relayée par la presse régionale, comme le montre l’article de Mediapart

L’information « erronée » avait pourtant largement circulé, notamment dans la presse locale, sans être corrigée. « Tata sénégalais de Chasselay : 25 tirailleurs identifiés grâce des recherches ADN », titrait Le Patriote beaujolais le 26 janvier 2022) ; « Près de Lyon : un hommage à 25 soldats de la Seconde Guerre mondiale identifiés grâce à des recherches génétiques », poursuivait LyonMag.fr, tandis que LeToutLyon.fr annonçait le dévoilement par la ministre d’une « plaque en mémoire de 25 tirailleurs massacrés en juin 1940 et identifiés grâce à des recherches ADN ». 

https://www.mediapart.fr/journal/france/091122/tirailleurs-senegalais-le-ministere-des-armees-invente-des-recherches-genetiques

Le ministère des armées plaide l’erreur. Mais, étant donné qu’aucune trace ne semble exister montrant une quelconque volonté de corriger cette supposée erreur, il faudra sans doute adjoindre à cette dernière une dose considérable d’indolence et de mépris pour la vérité, ainsi que pour ceux que l’on trompa.

Après l’enquête de Mediapart, FR3 et le journal Le Patriote reviennent sur l’affaire. Ce dernier affirme qu’il savait qu’il n’y avait pas eu de recherches génétiques et qu’à peu près tout le monde savait : 

Le Patriote savait… comme à peu près tout le monde »

On comprend, en somme, que le ministère des armées a affirmé par erreur qu’il y a eu des recherches génétiques, que la presse a relayé largement cette information fausse, que le directeur départemental de l’ONACVG, Le Patriote et “tout le monde” savaient que l’information était fausse et que ni le ministère, ni l’ONACVG, ni le journal n’ont pris la peine de rétablir publiquement la vérité. L’article du Patriote renvoie au livre dudit directeur, Julien Fargettas de son nom, qui détaillerait la méthodologie suivie, laquelle ne fait pas appel à des recherches génétiques. 

Ajoutons un élément qui peut paraître périphérique, mais qui nous informe sur l’atmosphère de l’acte organisé sous le patronage de la ministre Darrieussecq : les enfants de l’école primaire La Fontaine ont entonné le Chant des Africains, un chant militaire dont l’ambiguïté requiert une contextualisation a priori hors de portée pour ces écoliers qui ânonnent ses paroles. 

J’envisage les axes de travail suivants : 

Genèse de la fausse information. 

Il s’agit de comprendre comment il se fait que ces recherches génétiques jamais effectuées aient trouvé place dans cette Note. Qui est le rédacteur de la Note ? Avait-il conscience que les recherches n’ont pas existé ou, au contraire, a-t-il voulu tromper les médias ? 

Après la diffusion, ne pas rétablir la vérité. 

Le directeur départemental de l’ONACVG Fargettas affirme avoir signalé l’erreur contenue dans la Note. A qui l’a-t-il signalée ? Quelle réponse lui a-t-on faite ? 

Quelqu’un a-t-il pris la décision de ne pas rétablir la vérité ? La responsabilité de le faire s’est-elle diluée si bien qu’une forme d’inertie a fait que personne n’a estimé que la tâche lui incombait ? 

Persistance ou non de la fausse information. 

La fausse information diffusée par le ministère et relayée par la presse a-t-elle persisté ? L’inexistence des preuves génétiques dévoilée par Mediapart remplace-t-elle la fausse information dans les esprits ? 

Devait-on rétablir la vérité ? 

Y a-t-il une obligation morale ou déontologique de rétablir la vérité lorsqu’on a diffusé une fausse information ? Y a-t-il une obligation morale de rétablir la vérité lorsque l’on peut le faire, y compris lorsque l’on n’est pas responsable de la diffusion des informations fausses qui y portent atteinte ? Y a-t-il une obligation juridique de le faire ? 

Des sanctions ? 

Faut-il sanctionner ceux qui ont diffusé les fausses informations au sein du ministère des Armées, ainsi que ceux qui n’ont pas rétabli la vérité ? Si oui, quelles sanctions aurait-il été approprié d’infliger ? 

Histoire scientifique versus histoire non scientifique. 

Au moment de la célébration de l’hommage, les identifications de J. Fargettas n’ont fait, à ma connaissance, l’objet d’aucune publication scientifique ; le livre de monsieur Fargettas n’en constituant pas une dans le sens reconnu de l’expression (voir, par exemple, https://fr.wikipedia.org/wiki/Publication_scientifique). Dans la mesure où l’hommage implique la mobilisation, notamment émotionnelle, de jeunes élèves, voire très jeunes élèves, l’Éducation Nationale avait-elle oui ou non l’obligation de s’assurer de la rigueur des travaux de monsieur Fargettas ? Si oui, l’a-t-elle fait ? Est-on certain que les restes des tirailleurs dont les élèves ont égrené avec émotion les noms sont bien enterrés dans la nécropole nationale de Chasselay ? A-t-on profité de l’occasion pour faire comprendre aux élèves les différences entre une publication scientifique et une publication qui ne l’est pas, telle que le livre de monsieur Fargettas cité par Le Patriote

Après les révélations de Mediapart. 

Très vite après les révélations de Mediapart, Le Patriote, France 3 et d’autres médias reviennent sur le sujet. Les deux médias cités mettent en avant l’inimitié ancienne qui existe entre les historiens Armelle Mabon et Julien Fargettas. La question de l’erreur du ministère des Armées, reconnue tardivement et sous la contrainte d’une action devant le tribunal administratif, n’est pas creusée. Celle de la scientificité des travaux de monsieur Fargettas n’est pas abordée. Les intentions supposément malveillantes ou la personnalité prétendument rancunière de madame Mabon s’ajoutent à la présomption de scientificité accordée aux travaux de monsieur Fargettas pour faire passer au second plan les révélations de Mediapart et finalement, pour ne pas les traiter véritablement. 

Lire Le Patriote, lire France 3. 

L’étude de ces articles permet de mettre en évidence le caractère pour le moins hâtif de leur rédaction. Dans l’article de France 3, on lit cette incise : tata signifiant enceinte sacrée en sénégalais. 

Dans ces six mots tout est faux. Le “sénégalais” n’existe pas et le tata n’est pas une enceinte sacrée, mais fortifiée. C’est comme si, parce que la France a appelé ces tirailleurs qu’elle a fait mourir pour la défendre “sénégalais”, ils devaient parler “sénégalais” et c’est comme si, parce que la France a imité, pour honorer ces hommes, l’architecture du tata, tous les tatas d’Afrique devaient être des enceintes sacrées. 

Que nous disent ces articles sur la façon dont les médias, dont certains médias ou dont ces deux médias travaillent ? 

Et Thiaroye ? 

Peut-on évoquer les morts de Chasselay sans évoquer ceux de Thiaroye ? Est-il légitime que l’École honore les tirailleurs tués par l’Allemagne sans mentionner ceux que la France spolia et tua après qu’ils la servirent ? 

ANNEXE

  1. Chasselay : quand la polémique se substitue au fait.
  2. Le parcours d’une information fausse diffusée par le ministère des armées. Atelier d’écriture. 
  3. Le parcours d’une information fausse diffusée par le ministère des armées. Une enquête publique participative. 
  4. Tata sénégalais de Chasselay, demande de documents à la Présidence de la République.
  5. Archives de Chasselay, enquête et transfert. Demande de transmission de documents à la PRADA du ministère de la Culture.  
  6. Enquête sur les archives de Chasselay, demande de transmission de documents.  
  7. Le ministère des armées a-t-il averti l’EN de « l’erreur » que contenait la Note aux rédactions ? Demande de transmission de documents.  
  8. Comment les restes des tirailleurs ont-ils été identifiés ? Courrier à J. Fargettas.  
  9. Les recherches génétiques n’existaient pas. Demande de transmission de documents, ministère des armées.