Chiquita Brands devra payer 38,3 millions de dollars à 16 familles colombiennes victimes des AUC, un groupe paramilitaire d’extrême droite que la compagnie a financé (voir, par exemple, Chiquita Held Liable for Deaths During Colombian Civil War)
Dans cette note, je mettrai en rapport cette décision de justice avec deux affaires sur lesquelles je travaille. Je m’interrogerai aussi sur la possibilité de voir, dans ce genre d’affaires, engagée la responsabilité des États. Dernière question : l’article 40 du Code de procédure pénale me fait-il obligation, en tant que fonctionnaire, de porter à la connaissance du procureur certains des faits évoqués ici ?
Affaire Canal de Isabel II.
Tout porte à croire que l’entreprise publique madrilène Canal de Isabel II a aussi payé des paramilitaires colombiens. Canal de Isabel II est une entreprise publique madrilène, ce qui donne à l’affaire un intérêt particulier : les décideurs qui avaient pour mission de contrôler l’activité de l’entreprise peuvent-ils voir leur responsabilité engagée par les actes de l’entreprise ? Y aura-t-il à l’encontre de Canal de Isabel II une action analogue à celle menée aux États-Unis contre Chiquita ?
Voici le dossier en cours d’élaboration sur l’affaire Canal de Isabel II.
Transfert de fonds d’Israël au Hamas.
Israël a transféré des fonds au Hamas. Cet État, ou certains de ses agents, doivent-ils, aux yeux de la justice étasunienne, indemniser les victimes du Hamas, qu’elles soient palestiniennes ou israéliennes ? Le précédent de Chiquita peut le suggérer. Le cas du cimentier Lafarge, condamné aux États-Unis pour avoir financé l’État islamique (il est poursuivi en France pour le même motif), plaide en ce sens. On ne voit pas pourquoi le fait d’avoir contribué au financement des AUC ou de l’État islamique engagerait la responsabilité de ceux qui y ont procédé et pas le fait d’avoir contribué au financement du Hamas, que tant les États-Unis comme l’Union européenne considèrent comme une organisation terroriste. Cette façon de raisonner est peut-être trop rapide. Le Hamas gouvernait la bande de Gaza et il n’est pas démontré que l’argent qu’il a reçu d’Israël n’a pas servi exclusivement à financer des activités de nature pacifique. Il reste que la même objection pourrait être faite dans le cas de Lafarge (voir dans celui des AUC) et qu’elle n’a empêché ni les poursuites en cours ni la condamnation de l’entreprise. Cette évidence, souvent rappelée dans l’affaire Lafarge, que l’argent est fongible trouve aussi à s’appliquer ici. On ne peut pas distinguer le dollar versé par Lafarge à l’Etat islamique de celui qui servit à organiser les attentats dans Paris. On ne peut distinguer le shekel versé au Hamas par Israël de celui qui a servi à financer les attaques du 7 octobre.
De pourquoi réfléchir à l’imputabilité partielle des crimes du Hamas à Israël.
On peut s’interroger sur l’intérêt de chercher à démontrer que les crimes du Hamas sont particulièrement imputables à Israël. Pourquoi effectuer cet effort alors que ceux commis directement par Israël sont suffisamment importants pour que la Cour internationale de Justice (CIJ) ait enjoint à ce pays d’empêcher tout acte de génocide et pour que le procureur de la Cour pénale international (CPI) demande un mandat d’arrêt contre le premier ministre du pays et contre son ministre de la Défense ?
La première réponse est que l’imputabilité met en cause la responsabilité pénale, quand la causalité ne le fait pas nécessairement. L’imputabilité est une notion plus précise et plus forte que celle de causalité, qui peut exister sans qu’il y ait une responsabilité pénale. L’existence d’une imputabilité ouvrirait la voie aux victimes du Hamas pour demander réparation à Israël, comme celles des AUC ont demandé réparation à Chiquita aux États-Unis.
Une deuxième réponse repose sur la nécessité de défendre la liberté d’expression. On a eu l’impression que le fait de défendre l’idée qu’il puisse exister un lien de causalité entre, d’une part, les crimes du Hamas et, d’autre part, la méconnaissance par Israël du droit international et l’oppression que ce pays exerce sur les Palestiniens était regardé par l’État français comme une apologie du terrorisme. Pour combattre l’atteinte à la liberté d’expression que constitue l’expansion sans fin de l’infraction d’apologie du terrorisme, la notion d’imputabilité présente le double avantage mentionné plus haut : elle est plus précise et va plus loin.
Si l’on démontre qu’il est raisonnable de penser que les crimes du Hamas peuvent être imputés partiellement à Israël, on aura démontré qu’établir un lien de causalité entre les attaques du Hamas et la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens ne relève pas de l’apologie du terrorisme. Paradoxalement, il peut être plus facile d’établir l’imputabilité que la causalité. Alors que les philosophes échouent depuis des siècles à se mettre d’accord sur ce qu’est la causalité, l’imputabilité peut être démontrée par analogie : si Lafarge ou Chiquita sont jugées responsables partiellement des actes des organisations terroristes qu’elles ont financées, alors Israël doit l’être aussi, puisqu’il est établi qu’il a financé le Hamas et que ce groupe est désigné comme une organisation terroriste par l’Union européenne, par les États-Unis et, bien sûr, par Israël. Que l’analogie ne soit pas parfaite, car Israël, à la différence des deux entreprises, est un État, n’en annule pas l’intérêt.
De façon plus générale, cette affaire offre l’opportunité de revenir sur la distinction classique effectuée par Kelsen entre causalité et imputation. Si A, alors B, serait le mode de fonctionnement de la causalité, ce qui entraînerait si no A, no B, c’est-à-dire : sans A, B ne peut pas se produire. L’imputabilité dirait : si A, alors B doit être. La science du droit, qui décrit des normes, fait appel à l’imputabilité; non à la causalité. Mais regarder les choses avec les yeux de Kelsen, ici, présente un double problème. D’une part, nous ne parlons pas de droit, mais de faits. Et, d’autre part, la notion de causalité est plus complexe et fuyante que la compréhension qu’en avait Kelsen (mais je dois vérifier, je ne connais pas assez bien Kelsen).
Quand je parle avec les élèves de la notion de causalité, je fais un détour par une petite histoire. X et Y sont au douzième étage. X pousse Y, qui tombe et meurt. X, devant le juge, explique que la cause principale de la mort de Y est l’existence de la gravité terrestre. Sans gravité, Y serait toujours vivant. Le juge écartera l’argumentation de X, bien sûr.
Mais, dans le monde réel des relations humaines, les choses sont moins simples. Il est accepté que, pour expliquer un fait social, on recherche ses causes et qu’il est souvent difficile de se mettre d’accord sur les causes qu’on retient comme étant pertinentes, voire de savoir si tel ou tel fait relève des causes ou des effets. Les causes des bombardements israéliens sont-elles à chercher parmi : le désir de libérer les otages, celui de punir les Palestiniens, de procéder à un nettoyage ethnique ou de commettre un génocide ? Les causes des attaques du 7 octobre sont-elles à rechercher dans l’oppression israélienne, l’antisémitisme, le financement du Hamas par Israël ?
Je crois qu’il est nécessaire de voir qu’établir un lien de causalité dans l’ordre humain suppose d’exclure des déterminismes s’ils sont considérés comme relevant de l’ordre normal des choses, même s’ils sont indispensables à la réalisation du fait dont on recherche les causes. On peut reprendre l’exemple cité plus haut de l’intervention nécessaire de la gravité dans la mort de Y. Mais on peut aussi imaginer des situations plus réalistes dans lesquelles on écarte certaienes « causes » : si le cycliste n’avait pas pris son vélo, il serait toujours en vie ; si madame n’avait pas emprunté cette rue obscure, elle n’aurait pas été agressée, etc, etc. Il faut remarquer, cependant, que la justice sait faire appel à des modes de raisonnement absurdes lorsqu’elle cherche à servir des intérêts politiques. Un cas connu est celui du massacre de Tiendanite, commis en Nouvelle-Calédonie : des Kanaks furent assassinés dans un guet-apens par des colons qui furent acquittés au nom de la légitime défense préventive, un oxymore qui permettrait de « comprendre » l’acquittement des coupables. D’aucuns rangent dans la même catégorie des attaques plus récentes sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir.
L’étude passionnante que Bertrand de Saint-Sernin consacre à la causalité (Philosophie des sciences II, pages 825 à 938) commence par ces mots : « Plus on réfléchit à la notion de causalité, plus elle paraît obscure ». Toutefois, dans la page 936, l’auteur écrit : « Bien sûr, il n’est pas possible d’éliminer la notion de cause, car elle est au principe des institutions politiques et de la morale, au moins dans les démocraties. Même s’il est sage de dissocier les notions de cause et d’imputation, il est difficile, en effet, d’évacuer le principe de causalité de la vie pratique aussi aisément que de la physique. »
Il m’a semblé évident qu’explorer l’imputabilité partielle à Israël des crimes commis par le Hamas offrait un regard heuristiquement intéressant sur la situation en Israël/Palestine. Cette démarche s’insère, du reste, dans une réflexion plus vaste sur la responsabilité des États.
Responsabilité des entreprises, responsabilité des États.
Je me suis interrogé ailleurs sur l’opportunité que la lutte contre la déforestation dépende de la vigilance des entreprises. Il me semble que les États, pour ne pas assumer leurs responsabilités en la matière, créent des exigences difficiles à respecter dans le chef d’entreprises, lesquelles, du reste, n’ont aucune envie de se compliquer l’existence. On peut estimer problématique que Chiquita Brands doive indemniser les victimes des AUC, alors que les États-Unis ne sont pas tenus de le faire. Ne doit-on pas s’étonner aussi que les victimes de la Contra nicaraguayenne n’aient pas été indemnisées par les Etats-Unis ? Quid des victimes du génocide guatémaltèque, conduit par l’armée de ce pays pendant qu’elle entretenait des liens étroits avec Israël ?
Dois-je saisir le procureur de ces crimes ou délits ?
Une question subsidiaire qui se pose à l’enseignant que je suis est de savoir si je dois porter à la connaissance du procureur que j’ai découvert qu’Israël ayant financé le Hamas, ce pays ou ses agents pourraient être poursuivis pour complicité dans les crimes commis par le Hamas. Une question analogue se pose pour Canal de Isabel II.
L’article 40 du Code de procédure pénale fait obligation au fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.
Une distinction s’impose. Les faits reprochés à Israël sont raisonnablement établis, ce qui n’est pas complètement le cas de ceux reprochés à l’entreprise publique madrilène. Pour cette dernière, on peut penser que les informations dont je dispose ne permettent pas d’affirmer que j’ai acquis la connaissance de la commission d’un crime ou d’un délit, même s’il existe des indices très forts que tel est le cas. Je laisse la discussion sur les cas nicaraguayen et guatémaltèque pour une autre occasion.
On pourrait aussi se demander si l’obligation que l’article 40 fait au fonctionnaire persiste lorsque les faits sont publics. Rien dans la rédaction de l’article n’indique que présumer les faits incriminés connus du procureur annule l’obligation que l’article 40 fait naître. Il se pourrait du reste qu’on découvre, par l’analyse juridique, que des faits connus constituent des infractions. On ne peut pas présumer que tous les faits connus ou publics ont déjà été passés au prisme de l’analyse juridique par les procureurs de la République. On peut craindre que la circulaire Dupont-Moretti du 10 octobre ait introduit un biais dans l’action des procureurs et que ces derniers aient tendance à se focaliser sur les affaires d’apologie réelle ou supposée du terrorisme au détriment des infractions de financement du terrorisme lorsque ce dernier est possiblement commis par Israël.
La question de la compétence de la justice française dans l’affaire n’a pas besoin d’être tranchée par le fonctionnaire, puisque l’article 40 du Code de procédure pénale ne l’exige pas. On peut toutefois remarquer que deux arrêts récents de la Cour de cassation (voir le communiqué du 12 mai 2023, et l’article du Monde) ont renforcé la compétence universelle de la justice française.
Au vu des considérations effectuées plus haut, la réponse à la question posée dans ce paragraphe semble devoir être oui en ce qui concerne les transferts de fonds d’Israël au Hamas. Il est raisonnable de penser qu’une responsabilité pour complicité de financement du Hamas dans le chef d’Israël ou de certains des agents de cet État peut exister et, par conséquent, il est raisonnable de penser qu’il appartient au fonctionnaire qui en acquiert la connaissance dans l’exercice de ses fonctions, d’en informer le procureur de la République.
Je dois donc me demander si j’ai pris connaissance des faits en question dans l’exercice de mes fonctions. La réponse est oui, puisque j’ai appris ces faits dans le cadre de la préparation de mes cours et que cette activité relève de l’exercice de mes fonctions.
Il me faut toutefois signaler que j’ai déjà porté à la connaissance de la procureure de Lille qu’Israël a transmis des fonds au Hamas. Il me semble qu’il n’y a pas lieu de rappeler à la procureure des faits déjà portés à sa connaissance.
Je conclus des considérations précédentes que l’obligation de saisir le procureur existe, mais qu’en ce qui me concerne, elle a déjà été satisfaite et ne nécessite pas d’être renouvelée.
Est-ce que le fait d’écrire et de publier que les paiements effectués au Hamas par Israël pourrait être constitutif d’une complicité avec les actions de ce groupe revient à faire de l’apologie du terrorisme ?
Une fois établi que, en raison des transferts de fonds mentionnés plus haut, la responsabilité d’Israël ou de certains de ses agents pour complicité avec les attaques du Hamas peut être recherchée, une nouvelle question se pose : cette affirmation constitue-t-elle une apologie du terrorisme ? Je crois que la réponse spontanée que chacun aurait donnée serait non. Il se pourrait pourtant que la justice ne l’entende pas ainsi. En effet, les poursuites pour apologie du terrorisme se sont multipliées depuis le 7 octobre 2023. La condamnation récente à un an de prison avec sursis et à 5000 euros d’amende d’un responsable syndical CGT conduit à penser que, sur le sujet, les juges n’hésitent pas à suivre les procureurs. Surtout, je fais moi-même l’objet d’une enquête préliminaire pour apologie du terrorisme pour un écrit qui contenait l’assertion citée plus haut selon laquelle il est raisonnable de rechercher la responsabilité d’Israël ou de ses agents pour complicité dans les actes commis par le Hamas.
De mon obligation ou non de procéder à une nouvelle saisine de la procureure afin de m’accuser derechef d’apologie du terrorisme.
Je suis convaincu de mon innocence. Mais l’existence d’une enquête préliminaire pour apologie du terrorisme me visant suggère que je pourrais avoir tort. Étant donné que la présente note reprend l’une des affirmations contenues dans le texte qui m’a valu d’être convoqué par la police, il est raisonnable de penser que je dois saisir derechef la procureure.
Je soulèverai enfin ce qui me semble être un paradoxe : tout se passe comme si suggérer que le fait d’avoir financé le Hamas fait naître une responsabilité chez le financeur constituait une apologie du terrorisme alors que les faits eux-mêmes n’intéresseraient pas la justice. On trouvera étrange aussi que les actes des Français engagés dans l’armée israélienne ne suscitent, sauf erreur de ma part, aucune poursuite, alors que des écrits comme les miens ou comme ceux qui ont valu au syndicaliste de la CGT d’être condamné le sont.