Nous nous sommes rendus dans le lycée Tongas Pastor, de Lersay, ville française moyenne.
Le lycée TP accueille une population d’origine populaire. Son IPS (indice de positionnement social) est le plus bas des lycées de la ville. Les élèves de TP suivent des filières peu prestigieuses qui conduisent à des professions mal rémunérées dans le secteur tertiaire. D’après les témoignages que nous avons reçus, ce n’est pas par choix que la majorité de ces élèves se sont orientés vers ces filières, mais parce que d’autres filières leur étaient fermées. Le lycée TP a des classes de prébac et postbac. Les classes de prébac posent des problèmes de discipline et d’apprentissage. C’est aussi le cas d’une partie des classes de postbac.
Les enseignants se plaignent des incivilités qu’ils subissent. Les élèves se plaignent des conditions de travail dégradées qui résultent des désordres.
Dans ce lycée, les tensions que connaît l’école française sont intensifiées. Les élèves regardent l’institution avec méfiance. S’ils peuvent déclarer que l’école les forme pour qu’ils s’insèrent favorablement dans la société de demain, lorsque la conversation se prolonge, un sentiment d’hostilité à l’égard de l’institution se manifeste.
Les enseignants se disent fatigués, voire épuisés. Ils constatent une grande méfiance à leur égard de la part des élèves, qui semblent partir du principe que leurs enseignants leur veulent du mal. L’un d’eux nous expliquait avoir entendu : « il fait exprès ! », comme s’il cherchait à faire en sorte que ses élèves aient des mauvaises notes, alors qu’ils se démenait, justement, pour éviter ces mauvaises notes, qu’il craignait, dans l’interrogation écrite qui allait suivre. L’enseignant se plaignait surtout d’un manque de loyauté et d’une hostilité répétée. Il remarquait, cependant, qu’à ces moments d’hositilité pouvaient succéder des moments de travail ou d’écoute. Il se réjouissait, certes, que tout ne soit pas noir, mais il était désarçonné par cette attitude changeante des élèves. Quand ils me croissent dans les couloirs, ils me sourient et me disent bonjour, ou ils m’ignorent.
Une enseignante a été enfermée dans sa salle par un élève qui exigeait qu’elle change sa note. Interrogés, ses camarades ont minimisé l’incident, car il n’aurait duré que deux minutes (cinq aux dires de la victime). Un autre enseignant s’est vu apostropher avec violence pour qu’un zéro pour un travail non rendu soit enlevé : tu m’enlèves ce zéro !, tu me l’enlèves tout de suite !
Nous avons eu l’impression que le sentiment dominant chez les élèves était que leurs obligations à l’égard de l’école se limitaient à assister aux cours. Travailler en classe, être attentif est parfois apparu comme une option qu’on prenait ou qu’on ne prenait pas. À un enseignant qui lui demandait si elle était venue sans matériel, T a répondu : Je suis là, c’est déjà bien.
La dégradation de l’ordre scolaire dans cet établissement est manifeste. Les sanctions se multiplient, dont des exclusions définitives nombreuses, mais l’efficacité des sanctions s’émousse ; elles ne sont pas craintes, on s’en amuse parfois.
Les arrêts maladie augmentent chez les enseignants, de même que les demandes de mutation. Des conflits se nouent entre enseignants lorsque certains se plaignent de devoir un nombre trop important d’heures dans le prébac, alors que d’autres ne font leur service qu’en postbac, dans des conditions plus favorables.
Les autorités de tutelle de l’établissement sont conscientes des difficultés qu’il connaît, mais elles sont désorientées et manquent de la capacité ou de la volonté de faire évoluer les choses. L’école française est la plus inégalitaire de l’OCDE, l’origine sociale y détermine la réussite plus qu’ailleurs. Une partie des enseignants avec lesquels nous avons parlé sont conscients de cette situation et en sont malheureux, car ils sont rentrés dans le métier avec l’idée de contribuer au contraire à lutter contre les inégalités d’origine et y restent très attachés. Face à ces inégalités persistantes, le Ministère de l’Education nationale met en place depuis 1981 ce qu’il appelle l’éducation prioritaire, une politique jalonnée de relances et refondations qui a toujours échoué, si on en juge par la position peu flatteuse mentionnée plus haut de la France dans le classement de l’OCDE ou par l’incapacité du Rectorat de Lersay de faire face à la situation du lycée Tongas Pastor.
Les enseignants qui se portent le mieux sont ceux qui adoptent une stratégie collective, en particulier par le biais de l’action syndicale.
Ce groupe d’enseignants a crée une liste d’union syndicale (LUS), qui présente des candidats au conseil d’administration de l’établissement. La LUS demande des moyens accrus et l’octroi de la NBI (nouvelle bonification indiciaire), qui est accordée aux agents qui exercent dans des conditions difficiles. Ils réclament aussi que le mode de recrutement du lycée Tongas Pastor soir revu pour parvenir à une population scolaire plus diversifiée. Ils veulent éviter que le lycée Tongas Pastor soit regardé comme un établissement de relégation.
Ces enseignants défendent aussi une réforme du Règlement intérieur, qui contient des interdictions nombreuses et, pour une partie d’entre elles, dépourvues de base légale. Ils sont, ainsi, opposés à l’interdiction du port de vêtements de sport en dehors des cours d’éducation physique. Ces enseignants pensent que cette interdiction est illégale, impossible à mettre en œuvre et dépourvue de motivation claire : quels résultats cherche-t-on à obtenir en imposant une telle interdiction ?
La LUS diffuse volontiers des écrits auprès des collègues qui ne font pas partie du groupe. Ces écrits font volontiers appel à des argumentaires juridiques, qui sont difficiles à combattre, ce qui est une force, mais ils sont aussi peu mobilisateurs, ce qui est une faiblesse. Ces arguments se diffusent mal parmi la majorité des leurs collègues, pas nécessairement férus de droit, mais très certainement fort fatigués et qui hésitent à se lancer dans des discussions souvent techniques ou qui requièrent des recherches ou des vérifications auxquelles ils ne veulent pas consacrer un temps libre limité, celui du week-end, par exemple, pendant lequel ils veulent surtout ne plus penser au lycée.
La LUS dispose d’un compte sur le réseau Mastodon, actif, mais peu connu. Par ce compte, le LUS chercher à partager son expérience et se soumet à la critique. Nous reproduisons plus bas un fil publié récemment.
Fil du GES au sujet d’une propositon d’interdiction des vêtements de sport dans un lycée.
I. Bonjour, un fil pour vous présenter la position de la liste d’unité syndicale sur la proposition d’interdire le port d’habits de sport au sein de notre établissement. N’hésitez pas à nous faire part de vos commentaires.
II. Notre liste a attiré l’attention du conseil d’administration du lycée sur la jurisprudence très claire de la Cour d’appel administrative de Nancy de 2013 dont nous reproduisons plus bas un extrait :03 mai 2025, 09:42··Web0boost·0favori
III. 1/2 : « que cette disposition institue une interdiction permanente, qui prohibe le port de tout couvre-chef, indépendamment du fait qu’il est susceptible de manifester ostensiblement une appartenance religieuse, en tout lieu de l’établissement, y compris à l’extérieur des bâtiments ; que l’institution d’une telle interdiction par le règlement intérieur de l’établissement, sous peine de sanctions disciplinaires ou de poursuites appropriées, excède,…
IV. 2/2 alors qu’il n’est pas établi que des circonstances particulières justifiaient une telle mesure, ce qui est nécessaire au maintien du bon ordre au sein de l’établissement et porte ainsi une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression reconnue aux élèves ainsi qu’à leur droit au respect de leur vie privée ».
Cour Administrative d’Appel de Nancy, 1ère chambre – formation à 3, 10/06/2010, 09NC00424, Inédit au recueil Lebon
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000022364081
V. Notre liste a également attiré l’attention du CA sur le fait que, comme le rappelle le professeur Makus, « seule la loi peut restreindre les libertés de façon générale (article 34 de la Constitution) » et que, donc, seule la loi peut restreindre la liberté de s’habiller à sa guise. La loi de 2004, dite du foulard, illustre cette affirmation, puisque l’interdiction des signes permettant de manifester de manière ostensible une conviction religieuses s’est faite sur le fondement d’une loi, ce qui n’est pas le cas de l’interdiction du jogging ou de la casquette.
https://lessurligneurs.eu/peut-on-imposer-luniforme-a-lecole-en-france/
VI. Il reste, à notre estime, qu’une interdiction fondée sur des arguments précis de trouble à l’ordre public pourrait être établie sans méconnaître la légalité. Il faudrait, toutefois, pour qu’elle échappe à une censure telle que celle prononcée par la Cour de Nancy qu’elle soit motivée, non permanente et qu’elle ne couvre pas la totalité du périmètre du lycée.
Mais, justement, pourquoi interdire le port d’une tenue de sport ou de la casquette au sein du lycée ? Nous avons préparé une liste des principaux arguments utilisés par les défenseurs de la mesure que nous avons lus ou entendus, dans le lycée et ailleurs :
VII. Voici donc ces arguments :
1/2
1. Il faut préparer nos élèves aux codes de l’entreprise,
2. Il faut que nos élèves comprennent qu’il y a des codes dans notre société
3. Ils viennent tous habillés en noir, ils ont tous la même coupe, c’est le dress code de la cité
4. Une tenue différente permet d’effectuer une bascule entre le monde extérieur et l’école,
VIII. 2/2
5. « (…) apprendre aux élèves à s’habiller de manière appropriée pour venir au lycée ou au collège, cela fait partie de leur éducation ». « Aller au lycée, ce n’est pas se promener à la maison après une grasse matinée, c’est aller dans un lieu de travail ».
6. Il y a un travail éducatif à faire auprès des élèves, conclut Philippe Tournier. Il faut leur faire comprendre pourquoi il faut réguler et contrôler sa propre tenue. » (les arguments 5 et 6 proviennent de France Info)
7. Ceux qui réussissent ne s’habillent pas en jogging.
IX. Un trait commun à tous ces arguments est qu’ils ne se fondent pas sur des recherches empiriques. Les effets escomptés sont présumés, jamais démontrés.
Il n’est pas évident que contraindre un élève à acheter un jeans pour remplacer son jogging et le contraindre à le porter quand il vient au lycée aura un effet sur sa « compréhension » de la question de la façon dont la tenue est regardée dans la société.
Il n’est pas certain, non plus, que nos élèves ne sachent pas que les agents immobiliers ou les banquiers n’ont pas pour habitude d’aller en jogging au travail.03 mai 2025, 12:32··Web0boost·0favori
X. 1/2 Les arguments mentionnés ont aussi pour caractéristique de ne pas s’insérer dans un cadre théorique clair. Ils relèvent d’une sorte de « bon sens » que l’on suppose largement partagé.
Est-ce un problème ? Il est certain que beaucoup de décisions sont prises sans les fonder sur des faits ou sans les insérer dans des cadres théoriques rigoureux.
Mais on peut penser que lorsqu’il s’agit de changer la loi (ou d’imposer une interdiction en la méconnaissant), un certain niveau de rigueur serait souhaitable.
XI. 2/2 Non qu’il faille pour toujours s’interdire de désobéir à une loi injuste ou qu’on estimerait telle, mais il faut s’entourer de quelques précautions, surtout quand l’article premier du code de l’éducation nous fait obligation de rechercher l’adhésion des élèves aux valeurs de la République. Les conditions sont-elles réunies pour que les établissements scolaires de France désobéissent à la loi républicaine pour interdire le jogging ? C’est une question on ne peut plus grave pour un enseignant.
XII. Les arguments 2 et 3 ont en commun de regarder les élèves ou leurs quartiers comme étrangers à notre société. Mais nos élèves et leurs quartiers font partie de notre société. Pourquoi l’École qui est un service public, interdirait à ses usagers de s’y rendre avec les habits qu’ils portent dans leurs lieux de résidence habituels ? Ces lieux, remarquons-le, dans lesquels ils habitent souvent bien malgré eux et en raison notamment de différents mécanismes de discrimination en jeu dans la société que cette dernière ne peut ou ne veut pas corriger. *
XIII. Ces arguments ont aussi une composante de pensée magique ou fétichiste : l’habit permettrait d’améliorer les performances cognitives et favoriserait un comportement approprié.
Si l’on peut concevoir qu’il y ait dans le jogging une forme de défi et si on peut aussi imaginer que l’élève qui ne le porte pas soit plus enclin à se montrer soumis à l’école, il ne faudrait pas inverser l’effet et la cause : il semble plus raisonnable que l’élève gentil refuse le jogging que d’imaginer qu’obliger l’élève pas gentil à porter un jogging fera de lui un élève gentil. On s’excuse de tant imaginer, mais l’absence de données de nos contradicteurs nous y contraint.
XIV. Nous précisons que parier sur les faibles connaissances de nos élèves ou sur leur faible appétence pour la lecture du règlement intérieur pour défendre l’adoption d’une disposition illégale serait déontologiquement inapproprié et en contradiction avec nos missions.
XV. Notre liste a soulevé quelques questions pratiques. La principale d’entre elles est celle de savoir qui détermine si un habit est ou non un habit de sport. Nous anticipons des débats interminables et byzantins sur le sujet. Les enseignants se demandent aussi s’ils pourront, comme ils le font souvent, continuer à porter des baskets.
XV. Notre proviseure nous a appelés à « faire communauté ». Notre liste est partante, mais pense que la question est de savoir de quelle communauté il s’agit. Notre liste n’est pas partante pour faire communauté autour d’une interdiction sans base légale. Notre communauté ne peut pas se construire autour d’interdictions qui nous séparent de la communauté nationale par le mépris que nous opposerions aux lois qu’elle s’est donnée.
XVI. Notre liste estime que la question des habits et de leur signification sociale est intéressante. Mais elle estime que, conformément aux valeurs de l’École, elle doit être traitée par la connaissance et par la réflexion.
Notre liste estime que cette question pourrait s’insérer dans le cadre d’une réflexion plus vaste qui porterait sur les discriminations liées à l’origine, à la classe sociale présumée ou à l’apparence.
Nos élèves sont, pour la plupart, issus des classes populaires et de l’immigration. Il est vraisemblable qu’ils seront affectés par les discriminations qui frappent ces franges de la population. Il faut aborder ces questions de manière sereine, par une réflexion posée et non par l’interdiction, encore moins par l’interdiction illégale.
XVII. Notre liste tient à signaler que les discriminations sont des faits avérés, ce qui les distingue des mutations de comportement imputées au fait de revêtir tel ou tel habit, qui restent de l’ordre de la supputation ou de la supposition. Notre liste rappelle aussi que s’adresser à l’intelligence des élèves est plus conforme aux missions de l’enseignant que de miser sur les effets supposément bénéfiques de le contraindre à s’habiller d’une manière qu’ils réprouvent.