Total et le financement du Collège de France. Lettre au PDG Pouyanné

A Bruxelles, le 8 octobre 2025.

Monsieur le PDG,

Enseignant au lycée Gaston Berger de Lille, je travaille sur le financement par TotalEnergies du Collège de France, en particulier sur celui que vous apportez à l’initiative Avenir Commun Durable (ACD dans ce qui suit). Ce financement est régi par la Convention de mécénat 2021-2026, ci-après la Convention (ANNEXE I).

Je souhaite réaliser avec mes élèves un documentaire qui sera constitué des analyses et témoignages de personnes ou organisations impliquées dans ce financement ou ayant étudié le mécénat d’entreprise. Une page web contenant des écrits complétera ce documentaire.

Je souhaiterais savoir si vous-même ou, plus vraisemblablement, un responsable de votre société, accepteriez de répondre aux questions de mes élèves.

En amont du travail de ces derniers et pour le préparer, je mène une enquête dont les actes sont publics et publiés dans le blog sebastiannowenstein.org, comme l’est ce courrier. Votre réponse, ou celle de votre entreprise, si elle me parvient, sera aussi publiée ici. La présente enquête s’inscrit dans le cadre de l’initiative Retour sur l’information, qui se donne pour but de revenir sur des informations publiées par les médias pour les prolonger et les approfondir, mais aussi pour les analyser de manière critique. Cette enquête est participative, en ceci qu’elle invite toute personne ou organisation intéressée par le sujet sur lequel elle porte à se l’approprier et à la prolonger. La publicité immédiate de ses actes vise à le permettre.

La démarche mise en place aspire aussi à susciter une délibération publique à l’usage des élèves qui soit respectueuse des exigences de l’École en matière d’argumentation.

Afin de préparer les échanges que mes élèves pourraient avoir avec vous ou avec votre entreprise, je vous soumets les questions ci-après. Elles ont pour point de départ deux articles que Le Monde a consacrés au financement par votre entreprise de l’initiative ACD.

Bien à vous,

Sebastian Nowenstein, professeur agrégé, lycée Gaston Berger, Lille.

Questions pour TotalEnergies au sujet de son financement du Collège de France

  1. Au départ de la présente démarche, se situe la chronique de Stéphane Foucart (ci-après la chronique), pour Le Monde, que je vous soumets (ANNEXE II). Cette chronique revient de façon critique sur votre financement du Collège de France. Son titre est limpide : TotalEnergies chercherait à utiliser le Collège de France comme support publicitaire qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Quels commentaires cette chronique vous inspire-t-elle ?
  2. Avez-vous été sollicités par Le Monde avant la parution de la chronique ?
  3. La chronique inscrit votre financement de l’initiative ACD dans la continuité de celle de l’industrie du tabac, qui a financé des recherches portant sur des sujets périphériques qui tendaient à éloigner l’attention du public de l’enjeu fondamental que constitue la nocivité du tabac. Estimez-vous fondée cette inscription ?
  4. Le chroniqueur écrit : Pièce par pièce, rien dans ce colloque imaginaire ne serait vraiment faux ou trompeur, mais l’ensemble composerait un récit bien commode, dans lequel la consommation de tabac est un fait intangible, la seule chose à faire étant d’accepter l’insatiable désir de la population pour le goudron et la nicotine, tout en essayant de lutter contre ses désagréments. Dans votre audition devant le Sénat, le mot demande revient très souvent. Dans l’extrait suivant, vous vous en prenez en ces termes aux préconisations de l’Agence Internationale de l’Energie et à Fatih Birol, son directeur exécutif : Mais la même AIE, nous explique, chaque semaine et chaque mois, que la demande de pétrole de l’année suivante augmente. Le point de départ de 2020 était de 98 millions de barils par jour, on est passé à 100 millions ; on est à 102 millions cette année et on sera à 103 millions l’année prochaine. En 2026, nous atteindrons 105,6 millions de barils par jour. Ce n’est donc pas à moi qu’il faut poser la question, mais à M. Fatih Birol : comment fait-il pour concilier 106 millions de barils par jour en 2026 avec la production de 80 millions de barils par jour que nous devrions avoir atteinte si nous suivons sa trajectoire ? Je sais que tout le monde s’y raccroche et que nous avons un nouveau pape et une nouvelle bible, mais ce n’est pas la réalité de ce que nous vivons : la demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie. Ce n’est pas moi qui fais croître le système A, c’est la demande. Vous dites qu’il faut -qu’il vous faut- répondre à la demande croissante de pétrole. Le chroniqueur est-il fondé à rapprocher votre discours sur la nécessité de répondre à la demande croissante de pétrole de celui qu’il impute aux fabricants de tabac, qui répondraient, eux aussi, à une demande mondiale de leur produit ? Les différences entre les deux produits obèrent-elles la comparaison qu’établit Stéphane Foucart ? L’urgence climatique n’impose-t-elle pas une diminution de l’offre de gaz et de pétrole quand bien même elle serait douloureuse et mettrait en cause nos modes de vie ?
  5. Au cours d’une table ronde récente organisée, selon un article du Monde du 8 juillet 2025, sous l’égide de la chaire ACD, le professeur Fontecave, signataire, alors qu’il était président de la Fondation du Collège de France, de la convention de mécénat conclue entre TotalEnergies, le Collège de France et la Fondation du Collège de France mentionnée plus haut, a déclaré : « Certes le GIEC, avec ses scientifiques, nous dit qu’on ne peut pas attendre trop longtemps, mais enfin, personne ne sait quand est la fin du monde. Donc il faut peut-être relativiser cette notion d’urgence. ». Diriez-vous aussi qu’il faut peut-être relativiser la notion d’urgence climatique ? Êtes-vous d’accord avec le propos du professeur qui, revenant sur sa déclaration, m’écrit (ANNEXE IV) :
    Il me semble que, sorti de son contexte, mon propos a été mal compris :
    il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas urgence, mais qu’invoquer l’urgence pour l’urgence, sans plan d’action conforté par la recherche scientifique, ne conduit qu’à l’écoanxiété dont souffre une partie de la jeunesse, ou à des actions désespérées ; qu’en d’autres termes la peur et l’angoisse ne sont pas des moteurs efficaces et suffisants du changement, et que si la question du climat doit être prise au sérieux, elle doit être traitée en dialogue avec tous les acteurs, du secteur associatif et militant jusqu’aux industriels, en passant par l’Education nationale et les associations de jeunesse. L’objet de la table ronde, dont cet extrait est issu, était bien de montrer les « Dilemmes éthiques de l’activisme environnemental » : l’urgence ne signifie pas l’affranchissement brutal des règles communes du débat démocratique, du questionnement scientifique, ou de la loi, ce qui semble une évidence que j’ai voulu rappeler.
    ?
  6. Le chroniqueur cite, pour la moquer, la présentation que la chaire ACD fait du colloque : « L’Histoire le montre : bien que ce soit aujourd’hui dans une proportion inédite, les populations ont déjà dû faire face à des changements de leur environnement. Chaque société, à sa manière, s’est adaptée en faisant œuvre commune. » Ce propos semble devoir être lu comme tendant à relativiser la notion d’urgence climatique, en cohérence avec le propos du professeur Fontecave. Adhérez-vous à l’affirmation citée par le chroniqueur ?
  7. La chronique semble vous accuser de pratiquer l’écoblanchiment : Mais, tissées ensemble, ces contributions forment un récit qui occulte cette cruelle réalité : le modèle actuel des firmes pétrolières, consistant à extraire et commercialiser le plus d’énergies fossiles possible, est incompatible avec toute transition. Que pensez-vous de la notion d’écoblanchiment ou greenwashing, qui, selon la définition de wikipédia, est un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation pour se donner une image trompeuse de responsabilité écologique ? TotalEnergies pratique-t-elle l’écoblanchiment ? Le fait-elle lorsqu’elle finance l’initiative ACD ?
  8. Quels sont les objectifs de la politique de mécénat de TotalEnergies ? Que diriez-vous à un actionnaire qui vous interrogerait sur l’utilité d’une telle politique et sur les effets qu’elle a sur le rendement de ses actions ?
  9. Cherchez-vous, comme le suggère la chronique, à saturer l’espace scientifique avec des recherches périphériques ? Financez-vous des recherches portant sur la sobriété et la réduction de la demande de pétrole comme les leviers principaux à activer pour faire face à la crise climatique ?
  10. Reconnaissez-vous que, toutes choses égales par ailleurs, les solutions techniques, en raison notamment du temps nécessaire à leur développement et à leur implantation, ne permettront pas de rencontrer les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) que l’UE s’est donné pour 2030 et que l’AIE estime nécessaires ?
  11. Existe-t-il, pour atteindre ces objectifs, une solution autre qu’une réduction d’au moins 4% de la production d’hydrocarbures ?
  12. Vous vous opposez (cf. votre déclaration au Sénat) à une telle réduction. Êtes-vous opposé à la poursuite de l’objectif d’une réduction de 55% d’émissions de gaz à effet de serre pour 2030 ?
  13. Je cite la chronique : D’autant plus qu’ont été mises prudemment de côté, ou rendues marginales, les questions de sobriété et de réduction nécessaire des énergies fossiles, de justice climatique, de réparation des « pertes et dommages » par les grands émetteurs historiques de gaz à effet de serre, de solutions d’adaptation et d’atténuation non technologiques, etc. La chaire Avenir commun durable aurait pu aussi se pencher sur les freins à la transition, qui sont précisément le fait des grandes entreprises extractrices, mais il y a des limites à l’ingratitude. Les thématiques mentionnées par ce paragraphe font-elles l’objet de financements par votre entreprise par ailleurs ?
  14. Etes-vous, comme le dit le chroniqueur, à l’origine de freins à la transition ? Œuvrez-vous ou avez-vous œuvré à empêcher que des législations qui auraient pu avoir pour effet de diminuer la consommation de combustibles fossiles soient adoptées ?
  15. La somme que vous versez au Collège de France est importante, deux millions d’euros. En vertu de quels critères cette somme a-t-elle été arrêtée ?
  16. Le 2.2 de la Convention dispose, à titre indicatif, que 20 à 30 % de la libéralité que vous consentez « bénéficiera aux recherches menées au Collège de France dans l’ensemble de ses disciplines et à sa mission globale de transmission de ces connaissances à tous. » Ces libéralités indisposent certains chercheurs exerçant leurs fonctions dans des unités de recherche associées au Collège de France. Ces chercheurs ne souhaitent pas bénéficier de legs en provenance d’une entreprise dont l’activité contribue à la dégradation du climat. N’eût-il pas fallu vous assurer que vos libéralités étaient accueillies favorablement par l’ensemble des unités de recherche qui en bénéficient ?
  17. Les historiens Bonneuil, Choquet et Franta (ANNEXE V) ont documenté les positions que votre entreprise et ses prédécesseures ont adoptées au sujet du réchauffement climatique. Il se dégage de leur travail l’impression que, sous des modalités différentes, votre entreprise a contribué longtemps à produire de l’ignorance sur le lien entre les activités humaines et le réchauffement climatique, ainsi que sur l’urgence qu’il y a à atténuer ce dernier. Quels commentaires l’article mentionné vous inspire-t-il ?
  18. Que dites-vous à celles et ceux qui estiment inapproprié qu’une entreprise dont l’activité principale contribue au réchauffement climatique et qui possède l’histoire documentée par l’article mentionné supra (§17) finance une initiative tendant à diffuser des connaissances sur la transition écologique ?
  19. Un rapport de Greenpeace (ANNEXE III) a analysé 103 structures de recherche françaises pour conclure que 55% d’entre elles sont liées à TotalEnergies. Ces résultats sont-ils exacts ?
  20. Est-il à craindre qu’une présence trop importante de TotalEnergies fasse naître un biais de financement dans la recherche française ?
  21. TotalEnergies a-t-elle changé ? Ou sa communication actuelle n’est-elle qu’une actualisation habile de celle du passé ?

ANNEXES

ANNEXE I : https://sebastiannowenstein.org/2025/06/02/total-mecene-du-college-de-france-la-convention/

ANNEXE II https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/05/04/totalenergies-chercherait-a-utiliser-le-college-de-france-comme-support-publicitaire-qu-il-ne-s-y-prendrait-pas-autrement_6602782_3232.html

ANNEXE III : https://www.greenpeace.fr/comment-totalenergies-influence-la-science/

ANNEXE IV : https://sebastiannowenstein.org/2025/09/24/financement-du-college-de-france-par-total-la-reponse-du-professeur-fontecave/

ANNEXE V : https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/ (article publié initialement dans https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655)