Dans la tribune qu’elle donne au Monde, (Le Monde, 25/10/2025), Camille Fernandes écrit au sujet de la liberté académique qu’elle est nécessaire à la démocratie et qu’elle permettrait aux scientifiques, qui s’astreignent, dans leurs domaines d’expertise, au respect d’une rigueur éprouvée depuis l’aube de leur formation académique d’aider les citoyens à se forger leur propre opinion loin des informations fallacieuses ou autres fake news. Madame Fernandes veut faire comprendre que les universitaires, suivant les devoirs et contraintes qui s’imposent à eux en vertu de la liberté académique elle-même, sont dans la recherche systématique de la vérité et non dans l’édiction de simples jugements de valeur,
On a beau être inquiet des attaques répétées contre la liberté académique, on ne peut s’empêcher de penser que la démarche de cette juriste qui confond être et devoir être n’est pas la bonne.
S’il faudrait que le chercheur soit, comme l’écrit l’auteure, dans la recherche systématique de la vérité et non dans l’édiction de simples jugements de valeur, affirmer que tel est toujours le cas et, de surcroît, prier chacun de le croire est une impasse. Une vision idéalisée de la recherche (ou, par ailleurs, de la presse, que l’auteure mentionne aussi) ne constitue pas une base souhaitable pour bâtir une défense de la liberté académique. En voulant imposer une présomption générale de respect de la déontologie dans le chef des chercheurs, madame Fernandes dessert la cause qu’elle veut défendre.
Bien que sans doute minoritaires, les exemples d’inconduite scientifique grossière sont faciles à trouver. Mais je voudrais ici m’arrêter un instant sur trois situations pour lesquelles on ne peut pas mettre en évidence des plagiats, des falsifications ou même des inconduites de nature scientifique clairement caractérisée. Il est néanmoins certain que, pour ces trois situations, il serait sain, à tout le moins, de suspendre la croyance que Camille Fernandes appelle de ses vœux. Dans ces trois situations, une apparence de conflit d’intérêt fait craindre que la parole des chercheurs soit biaisée par les activités de communication de TotalEnergies.
Cette multinationale du pétrole finance à hauteur de deux millions d’euros le Collège de France. La plus grande partie de cette somme est destinée à l’initiative Avenir Commun Durable et à la chaire du même nom. Cette initiative a pour ambition d’enrichir le débat public en diffusant et en partageant des données scientifiques vérifiées et approuvées dans le domaine du changement climatique. L’article 6.1 de la Convention liant TotalEnergies et le Collège de France dispose : Les Parties s’abstiendront de faire toute communication directe ou indirecte, écrite ou orale, susceptible de porter atteinte à l’image et à la notoriété de l’autre Partie. Très récemment, le tribunal judiciaire de Paris a condamné TotalEnergies. Le tribunal Dit que les sociétés TotalEnergies et TotalEnergies Electricité et Gaz France ont commis des pratiques commerciales trompeuses, en diffusant, à partir du site www.totalenergies.fr, des messages reposant sur les allégations portant sur leur “ambition d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 » et » d’être un acteur majeur de la transition énergétique » de nature à induire en erreur le consommateur, sur la portée des engagements environnementaux du Groupe.
Faut-il croire a priori que les savants qui s’expriment au sein de la chaire Avenir Commun Durable sont dotés, parce que chercheurs, des vertus que madame Fernandes leur attribue ? Ou faut-il au contraire rappeler les études nombreuses sur les biais de financement qui montrent que les recherches donnent systématiquement des résultats plus favorables à leurs financeurs que celles qui ne sont pas financées par eux ?
Le 17 novembre 2021, le professeur Boucheron prononçait une conférence sur le changement climatique. Le 20 octobre 2021, quelques semaines, donc, avant sa conférence, Audrey Garric avait rendu compte dans Le Monde d’un article remarqué : Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971–2021 (BONNEUIL, CHOQUET, FRANKA, 2021, ANNEXE III). Le titre du Monde était explicite : Changement climatique : comment Total et Elf ont contribué à semer le doute depuis des décennies. Lors de sa conférence, le professeur Boucheron n’a pas mentionné le travail de ses confrères Bonneuil, Choquet et Franka, qui prouvent que, pour protéger son activité, TotalEnergies a fabriqué de l’ignorance pendant des dizaines d’années dans les domaines mêmes auxquels s’intéresse l’initiative Avenir Commun Durable.
Philippe Drobinski, climatologue, a défendu l’implantation de Total dans le campus de l’Ecole Polytechnique. Dans son plaidoyer, le chercheur met en avant de façon répétée sa condition de climatologue, mais il omet de mentionner qu’il est également fondateur et directeur du centre interdisciplinaire Energy4Change (E4C), un centre de recherche financé par l’entreprise Total, comme l’a révélé le collectif Polytechnique n’est pas à vendre ! Philippe Drobinski voit dans TotalEnergies un acteur indispensable de la transition énergétique dont il vante la transparence en la matière, ce qui n’est pas, on l’a vu, l’avis du tribunal judiciaire de Paris.
Le troisième exemple que je mentionnerai concerne le professeur Aghion, membre du comité de pilotage de l’initiative ACD mentionnée plus haut et prix Nobel d’économie 2025. Dans une chronique récente publiée dans Le Monde, l’historien Jean-Baptiste Fressoz écrit que la thèse des schumpétériens du climat, parmi lesquels il range Philippe Aghion, est simple, voire simpliste. Fressoz, rappelle, exemples à l’appui, que l’accumulation d’innovations techniques que nous connaissons s’est accompagnée de la croissance de de la consommation tant de matières premières que d’énergie. Le propos de Fressoz vient, à la distance, affaiblir le plaidoyer pro-TotalEnergies de Drobinski.
A priori, rien ne prouve que Boucheron, Drobinski ou Aghion aient tort et que Fressoz ou le tribunal judiciaire de Paris aient raison. Rien ne prouve que les trois premiers ne seraient pas parvenus aux mêmes conclusions sans compagnonnage avec TotalEnergies. Mais ce qui est certain, c’est que le citoyen que madame Fernandes veut éduquer aurait bien tort de se priver de son jugement critique pour présumer que Boucheron, Drobinski ou Aghion ne font qu’être dans la recherche systématique de la vérité et non dans l’édiction de simples jugements de valeur.
En réalité, la science, comme toute production humaine, est sujette à des biais. Ces biais sont atténués grandement par les pratiques de la publication scientifique, mais pas supprimés. Surtout, cette atténuation est tributaire des conditions d’énonciation de la pensée scientifique (la relecture par les pairs) et ne se rattache pas à la personne du chercheur. C’est ainsi que, lorsque ce dernier s’exprime devant la société, qu’il soit historien, climatologue ou économiste, en dehors des procédures mentionnées, la présomption d’objectivité et de scientificité s’estompe. Dans ces circonstances, la notion de consensus scientifique disparaît aussi, puisqu’elle est indétachable des pratiques de la publication scientifique. Du reste, qui, d’Aghion ou de Fressoz, madame Fernandes croit-elle ?
La culture scientifique dont nous avons besoin est faite de sens critique et de pratique des sciences. Elle ne saurait reposer sur la soumission muette à une parole portée par des scientifiques plus ou moins médiatiques et distillée ou filtrée par les médias.