La préface de ce récit est consultable ici : https://sebastiannowenstein.org/2025/07/30/la-fresque-de-latelier-de-timburbrou-une-preface/. Sa lecture est recommandée pour la parfaite compréhension de ce qui suit.
La lettre qui accompagne son envoi à la procureure de Lille est ici : https://sebastiannowenstein.org/2025/08/19/lettre-a-la-procureure-pour-lui-communiquer-la-fiction-la-fresque-et-la-note-letat-fait-il-lapologie-du-terrorisme/
Les liens que contient ce texte ont été ajoutés par nous, éditeurs, pour faciliter sa mise en contexte et sa compréhension.
Bonne lecture.
Lorsque la vidéo de ces agents non identifiés allant, les uns après les autres, uriner sur le mur de cetté école devint virale, on en discuta longuement, dans les médias et les réseaux sociaux. Certains nièrent l’authenticité du document et crièrent au montage, mais, pour la majorité des commentateurs, les faits étaient clairs. Des agents de l’ICE, en planque devant une école pour capturer des parents indocumentés, avaient bien uriné sur le mur de l’école.
Ayant fait tomber les dernières gouttes, Bob leva les yeux. Son regard fut attiré par les couleurs un peu défraîchies d’une fresque qui occupait la presque totalité du mur sur lequel il avait uriné. Des scènes nombreuses, des personnages qui s’agitaient, un dessin de qualité. Mais, ce qui attira son regard entraîné, ce furent les codes qui, comme dissimulés, se glissaient ci et là, souvent voilés, souvent dans une ombre ou dans un recoin. L’aile d’un dragon, une veste, un ballon de football les abritaient. Bob savait que, pour échapper au contrôle algorithmique des communications, certaines informations étaient diffusées au moyen de codes barres qui renvoyaient à des pages non référencées, des pages du dark web, comme on disait.
Il sortit son téléphone et scanna les codes. À chaque fois, il tomba sur la même page : Your are not allowed to enter this page. Please contact mister Brown, the school principal, if you wish to access this content. Suivait un numéro de téléphone.
***
Mister Brown était un homme affable dont le visage ne s’altéra pas lorsque Bob et ses collègues se présentèrent à son domicile, une maison modeste située à quelques encablures de l’Andrew Jackson Memorial, qui, sous le président Trump, avait remplacé le Malcolm X Memorial d’autrefois. Les bornages du téléphone de Mister Brown, consultés par Bob et son équipe, indiquaient que cet homme à l’allure négligée, pas rasé et aux habits amples et usés jusqu’à la corde, menait une vie réglée ou répétitive, faite de promenades qui, pour l’essentiel, reliaient l’Andrew Jackson Memorial et Clark Parc. Les parcours, qui variaient parfois, incluaient inévitablement les deux parcs et Chester Avenue, dans le tronçon compris entre la 52ème et la 53ème Avenues.
Bob interrogea le principal sur la fresque. Le principal, ou l’ancien principal puisqu’il expliqua à Bob être désormais à la retraite, représentait un instant t de la vie d’un réseau de personnages. Chaque élève avait créé un personnage et le faisait interagir avec ceux des camarades. Ces interactions créaient un univers fictionnel. La fresque était une matérialisation de cet univers fictionnel sur le mur de l’école.
Bob s’enquit sur les codes barres qu’il avait observés.
Mister Brown expliqua que les codes barres, justement, donnaient accès à la vie des personnages. Ils donnaient de l’épaisseur à la fresque, ils la dotaient d’une troisième dimension. Le réseau de personnages était un dispositif pédagogique mis en place dans le district. Comme il l’avait expliqué, reprit mister Brown sans exaspération, les élèves inventaient un personnage, lui donnaient les caractéristiques de leur choix et, ensuite, faisaient interagir les personnages entre eux. Il n’y avait pas de droit d’auteur, chacun pouvait emprunter les personnages des autres et les faire évoluer comme bon lui semblait. Tout cela se passait en classe, mais se prolongeait sur Internet. Les codes barres donnaient accès à tout ce matériel et complétaient, donc, la fresque. À la fin, chaque élève devait écrire un roman (un modeste roman) dans lequel intervenait son personnage, mais aussi d’autres, qu’il aurait fait entrer dans la vie de son personnage. La fresque que Bob avait vue avait été faite par les élèves, avec l’aide de la mère de l’un d’entre eux, une artiste islandaise. Bob exigea d’accéder à ces pages. Mister Brown répliqua qu’il avait garanti aux élèves que leur contenu ne serait pas dévoilé sans leur autorisation. L’ancien principal demanda aussi en quoi il serait utile à Bob et à ses collègues de consulter des exercices d’écriture effectués il y a des années par des élèves. Ces exercices étaient souvent touchants, parfois empreints de fantaisie, mais, disait mister Brown, il ne voyait pas en quoi ils intéressaient les missions de l’ICE.
Bob donna les instructions nécessaires pour que mister Brown soit conduit au commissariat. L’ordinateur de ce dernier livra rapidement ses premiers résultats, auxquels mister Brown fut confronté.
L’un des codes barre renvoyait à une vidéo d’une caméra de surveillance récente montrant des policiers de l’ICE en train d’uriner dans la cour de l’école. Bob avait cru se reconnaître. Des scènes analogues avaient été filmées ailleurs aux États-Unis ; elles avaient servi à attaquer l’ICE. Le New York Times, dans un article du 3 juillet 2025, que Bob montrait à mister Brown , avait participé à cette campagne.
Bob présenta à mister Brown l’évidence de ce lien entre les codes barres de l’école et l’article avec sobriété, sans commentaires, se bornant à solliciter ceux de mister Brown, certain sans doute que ce lien entre une fresque scolaire et une campagne contre l’ICE était assez accablant en lui-même.
Bob s’attendait à ne pas recevoir de réponse. Il avait l’habitude de ces militants qui appliquaient à la lettre la consigne de ne rien dire lors des auditions de police. Fermez vos gueules !, disait une campagne largement diffusée parmi les gens qu’il interrogeait : shut the fuck up ! Certes, le vieil homme avait abondamment parlé, mais Bob pensait que face à un élément matériel aussi accablant, il garderait le silence. Cette vidéo n’avait pas grand chose à voir avec ces réseaux de personnages dont Bob se demandait s’ils avaient jamais existé ailleurs que dans l’esprit du vieil homme.
C’est ainsi qu’il interpréta d’abord le silence de mister Brown. Mais une expression de perplexité, feinte ou non, se dessina sur le visage du viel homme, qui fit un geste montrant qu’il attendait des explications.
Bob dut expliciter sa demande : il voulait entendre les commentaires sur le fait que la fresque d’une école serve de support à une campagne de dénigrement d’une agence fédérale. Bob se dit aussi que mister Brown n’allait rien lui dire et qu’il s’amusait à le faire parler. Oui, le vieil homme semblait amusé et détendu.
Mais mister Brown remercia Bob pour la question et pour les précisions que l’agent venait de lui fournir et parla d’abondance.
Il expliqua que les élèves, des anciens élèves dans le cas d’espèce, étaient maîtres des pages auxquelles les codes renvoyaient. Ils avaient pu modifier donc le contenu de ces dernières à partir d’évènements récents concernant leur école. Bob observa que la fresque de l’école renvoyait à la diffusion actuelle, il insista sur le mot, d’une campagne contre l’ICE. Était-ce, selon mister Brown, dans les attributions de l’école de participer à une campagne visant une agence fédérale ? Mister Brown rappela qu’il était à la retraite, depuis une dizaine d’années et indiqua, à titre subsidiaire, subsidiarily, dit-il, que son successeur avait démissionné. Mais, surtout, mister Brown attira l’attention de Bob sur une inscription présente dans la fresque que l’agent semblait avoir négligée : aux effets de la compréhension de la fresque, les pages vers lesquelles renvoyaient les codes barre devaient être lues dans leur état à la date de la réalisation de l’œuvre, qui datait de 2018.
Mister Brown dit en outre que Bob avait forcé son accès à des contenus qui n’avaient aucune vocation à être rendus publics, que les vidéos en cause l’étaient et que le New York Times n’avait fait l’objet d’aucune poursuite pour les avoir publiées.
Mister Brown, avec un plaisir évident, que Bob ne manqua pas de relever dans le rapport qu’il allait faire de l’audition, expliqua que le réseau de personnages était pensé pour être aussi un réseau entre personnes. Ce réseau prenait appui, pour exister, sur une fresque, mais en était indépendant. La fresque, elle, rappela mister Brown, ne renvoyait qu’à un état antérieur du réseau. La responsabilité de l’école, poursuivit mister Brown, ne pouvait pas être recherchée au-delà de l’état des pages au moment de l’exécution de la fresque. Elle ne pouvait concerner des faits survenus après la réalisation de la fresque.
Bob sortit de l’audition de mister Brown humilié et euphorique. Il ne pouvait que reconnaître que cet homme, sous ses dehors insignifiants, voire minables, était habile. Le plaisir que le retraité avait éprouvé à jouer avec lui était évident ; il avait goûté chaque instant de l’audition et il avait montré à quel point les menaces voilées, qui, d’ordinaire, faisaient pâlir les auditionnés, l’amusaient. Son sourire narquois éclatait parfois en un rire qui n’était pas feint. Mais Bob était euphorique aussi, car il était certain d’avoir mis le doigt sur quelque chose, sur une affaire digne de son intelligence un peu primaire mais puissante, une affaire dont il pensait qu’elle lui vaudra la promotion qui, depuis des années et malgré des chiffres d’étrangers capturés parmi les plus hauts de l’Etat de Pennsylvanie lui échappait toujours. Surtout, Bob était convaincu qu’il finirait par avoir le dessus sur l’insolent mister Brown. Il était convaincu que la superbe, le mépris et le manque de modestie du vieil homme le perdraient. Bob était convaincu qu’il verrait un jour le visage de mister Brown déformé par la peur. Si mister Brown n’avait pas peur pour lui, s’il se moquait des menaces, s’il ne craignait pas d’être envoyé dans la prison salvadorienne de Bukele, il aurait peur pour les siens, pour ses proches ou pour ses anciens élèves. Cela faisait vingt ans que Bob faisait ce métier et il était toujours parvenu à faire naître la peur.
Et puis, le moment ne pouvait pas être plus propice : l’argent et les moyens affluaient, le président Trump était en train de faire de l’ICE, « la plus grande agence fédérale de maintien de l’ordre de l’histoire américaine », ce qui inquiétait Aaron Reichlin-Melnick ou le journal français Le Monde, mais enchantait Bob, naturellement. Les cadres de l’agence ne savaient pas comment utiliser les fonds, qui afflueaient, et l’enquête de Bob fut accueillie avec un enthousiasme qui dépassa les attentes de l’agent, qui s’est retrouvé à coordonner le travail d’informaticiens dont il comprenait mal les explications mais qu’il sut diriger avec des intuitions pertinentes.
On espéra avoir mis la main sur un vaste réseau par lequel les liberals auraient, grâce à l’école, cherché à influencer les jeunes esprits. On se dit que le réseau, maintenant, servaint à résister à l’ICE et aux politiques de l’administration Trump, élu démocratiquement. On se démanda même s’il n’y aurait pas, dans ce possible complot, de quoi répondre aux déceptions de ceux qui, parmi les plus ardents partisans du président Trump, ne comprenaient pas que l’affaire Epstein n’ait pas mis en lumière que les démocrates avaient bénéficié d’un réseau d’abus sexuels que l’homme d’affaires aurait mis en place pour ses riches et puissants amis. Sans attendre, on transmit quelques éléments de l’enquête à la presse amie, qui commença à « enquêter » sur le sujet, ou à proposer à ses lecteurs des articles susceptibles d’entrer en résonance avec le sujet.
L’ordinateur de mister Brown était mal protégé et livra sans difficulté de nombreux textes qui permirent aux agents de se faire d’emblée une idée de l’ampleur étonnante qu’avait prise le réseau. Bob découvrit aussi l’existence d’attracteurs.
– Vous ne nous avez pas parlé des attracteurs…
– Non, en effet. Les attracteurs, ce sont des situations ou des objets que les membres du réseau doivent intégrer dans leurs histoires. Le but était de faciliter la cohésion des univers qui se créaient. Un attracteur, cela peut être un lieu, un événement, une personne. Mais, en fait, ces attracteurs n’ont jamais fonctionné comme on le souhaitait. Les élèves s’en foutaient un peu, ils établissaient des liens entre les personnages sans trop penser aux attracteurs. Ces attracteurs n’ont jamais rien attiré. Ou pas grand-chose. C’est sans doute pour cela que je ne vous en ai pas parlé.
Il fut décidé de commencer par identifier les attracteurs. Ils montreraient, espérait Bob, l’intention manipulatrice et subversive des enseignants, dans la mesure où c’étaient eux, les enseignants, qui les choisissaient. Cela éviterait aussi de trop se perdre dans les méandres de l’imagination des élèves. En dépit de leur nombre, Bob et ses collaborateurs parvinrent à les classer utilement. Leur ayant associé des mots-clés, les agents purent assez vite leur appliquer des opérations algorithmiques qui donnaient des informations dignes d’intérêt sans devoir en effectuer une lecture exhaustive inévitablement chronophage. En outre, de nombreux comptes Mastodon reprenaient sur des comptes publics les attracteurs, ce qui donnait à penser qu’ils avaient pu être utilisés pour animer d’autres réseaux que ceux rattachés à l’école. Cette information était importante, car elle permettrait peut-être de viser des réseaux sans lien avec les écoles de Pennsylvanie et leurs partenaire.
Les attracteurs étaient, donc, nombreux : 1812 pour les dix-huit années de vie du projet, selon l’estimation établie par les enquêteurs, ce qui s’expliquait en partie par la participation au réseau d’établissements scolaires étrangers. Cinq langues semblaient avoir été utilisées : l’anglais, l’espagnol, le français et, chose étonnante, l’islandais et le kalaallisut, ou groenlandais. Les attracteurs furent classés et les enquêteurs leur associèrent des mots clés, ce qui donnait à Bob le sentiment de bien les connaître.
Se rabattre sur le attracteurs fut aussi une option tactique, qui permettait de montrer des résultats rapidement, mais aussi d’occulter un échec que Bob et son équipe espéraient provisoire, mais qui n’en était pas moins gênant : malgré leurs efforts, les agents ne parvenaient pas à obtenir l’identité de ceux qui géraient les pages vers lesquels les codes barres renvoyaient et qui restaient actives. Dans ces pages, au plus grand agacement de Bob et de ces collègues, on continuait à se gausser de l’ICE et, plus grave, à diffuser des informations sur l’identité des agents, qui devenaient des personnages du réseau. Celle de Bob, son vrai nom et son adresse avaient été publiées. Ce qui, toutefois, rassurait un peu Bob, tout en l’étonnant, c’était que les animateurs des pages ne semblaient pas chercher à les faire connaître ; ils les laissaient dans le dark web, à l’abri des moteurs de recherche. Tout se passait comme si la seule manière d’accéder aux coordonnées de Bob était de scanner un code barre délavé à peine visible dans une fresque ignorée de tous dans une école presque anonyme de Philadelphie. Bob avait préféré ne pas mentionner dans ses rapports cette volonté apparente de ne pas trop diffuser le contenu du réseau.
L’ordinateur de monsieur Brown avait livré des milliers de pages d’histoires inventées par les élèves qui constituaient le réseau de personnages qu’ils avaient créé. Mais l’essentiel, à savoir, l’identité des membres du réseau, semblait être ailleurs. Dans des cahiers physiques et dans les cahiers des cahiers, qui étaient souvent mentionnés dans les documents que Bob et ses collègues analysaient.
Mister Brown ouvrit la porte et demanda à Bob en quoi il pouvait lui être utile. Toujours la même politesse pateline, toujours le même ton un peu moqueur. Avant de laisser à Bob le temps de répondre, il indiqua à l’agent que s’il comptait à nouveau l’emmener au commissariat, il fallait qu’il lui laisse le temps de prendre ses médicaments. Le diabète, vous savez, agent Williams, il faut que je prenne mes médicaments…
Bob répondit qu’il s’agissait, dans son esprit, d’une discussion informelle. Mister Brown l’invita à s’installer dans la véranda.
– Il est souvent question de cahiers dans les textes que contient votre ordinateur…
– Oui. Nous insistions beaucoup pour qu’il y ait des cahiers. Ce qui était écrit sur le support électronique n’était qu’une préparation de ce qui allait figurer dans les cahiers. Ces derniers étaient gardés à l’école et les élèves ne pouvaient les compléter qu’en classe. Ils pouvaient, cependant, apporter des documents de la maison, mais ils devaient solliciter l’autorisation de l’enseignant pour les ajouter au cahier.
– Qu’est-ce que c’est que le cahier des cahiers ?
– Eh bien, chaque cahier, par définition, renvoie à d’autres cahiers. Dès lors que j’inclus votre personnage dans la vie de mon personnage, mon cahier renvoit au vôtre.
– Les élèves sont notés sur leur capacité à parler, devant le professeur ou devant la classe, de leur cahier, mais aussi des cahiers des camarades dont les personnages se retrouvent dans leur histoire. Le cahier des cahiers est le cahier de tous les cahiers dont les personnages interagissent avec mon personnage. Si mon personnage interagit avec cinq personnages, le cahier des cahiers de mon personnage est constitué par mon cahier et par ceux des cinq camarades dont les personnages interagissent avec mon personnage.
– Mais, alors, il n’y a pas qu’un cahier des cahiers, il y en a beaucoup, tous différents…
– Le cahier des cahiers est un cahier qui n’existe que pendant le temps de passage de l’élève devant le professeur. L’élève devait pouvoir présenter son cahier, mais aussi le cahier des cahiers, c’est-à-dire, les cahiers de ses camarades avec, toutefois, un niveau d’exigence moindre.
– Donc, le cahier des cahiers n’existe pas. Et le cahier de tous les cahiers des cahiers non plus. Et donc, ces cahiers, dans lesquels j’aurais pu trouver les noms de ceux qui se cachent derrière les pages web qui nous dénigrent, non plus. C’est cela ?
– Oui, c’est cela. Dans chaque cahier, pour que l’enseignant sache comment constituer le cahier des cahiers de chaque élève, il y avait leurs noms, vous avez raison. Mais cette information ne figure pas dans les dossiers que vous avez obtenus en vous introduisant dans mon ordinateur. Et vous vous dites, naturellement, que si je vous ouvre la porte de ma maison et si je vous parle sans y être contraint, c’est parce que je veux vous induire en erreur. Vous pensez que les cahiers des cahiers ont existé physiquement en dehors de l’instant pendant lequel le professeur interrogeait les élèves. Vous pensez aussi vous pourriez y trouver les noms de ceux que vous cherchez. Et vous pensez que je protège ces derniers.
– Oui, je pourrais penser tout cela, en effet. Aurais-je tort de raisonner comme vous pensez que je le fais ?
– Je vais vous raccompagner, agent Williams.
Bob était inquiet. Il avait l’impression de tourner en rond et craignait de ne rien trouver. Il se voyait devant ses supérieurs, disant que non, qu’il n’avait rien trouvé. Il se voyait se ridiculiser en faisant une descente pour saisir des cahiers de lycéens dans les greniers. Il se voyait reconnaître devant la presse que ces cahiers étaient juste des cahiers et que, si certains anciens élèves s’amusaient à utiliser leur ancien réseau d’histoires pour se gausser de l’ICE, cela s’arrêtait là. Et qu’il n’y avait pas eu de vaste conspiration pendant des années destinée à préparer une armée d’agents dormants qui, le moment venu, attaquerait les institutions des Etats-Unis.
Un soir, alors qu’il regardait un documentaire sur les plantes carnivores, Bob vit les codes barres comme des plantes carnivores. Elles étaient des pièges attirants, dans lesquels les agents de l’ICE, contraints de trouver toujours de nouvelles pistes, des gens à expulser et des complots contre la sécurité nationale à découvrir, ne pouvaient que tomber. Non pas les agents de l’ICE, mais certains d’entre eux, les plus curieux, les plus avides d’avancement, les plus intelligents, aussi. Il suffisait de disséminer ces codes barre un peu partout pour que le regard toujours à l’affût de certains agents soit, tôt ou tard, happé par l’un d’entre eux.
Mister Brown marchait lentement, son café éthiopien à la main. Il aimait cet établissement de son quartier, dont il appréciait aussi les ingéras, ces sortes de crêpes à trous dont il faisait volontiers son repas le samedi, tout en regardant les joueurs d’échecs de Clark Parc.
-Bonjour, monsieur Brown.
La voix du policier, surgie de derrière le dos du vieil homme n’avait pas perturbé ce dernier. Cet homme, se dit Bob, n’est jamais surpris.
Le vieil homme se retourna.
– Hier, en regardant un documentaire sur les plantes carnivores, je me suis dit que ces codes barres, disposés un peu partout dans les lieux dans lesquels nous nous rendons, ce sont un peu des plantes carnivores. Et que nous, les agents, somme comme des mouches qui tombons dedans.
Pour une fois, Mister Brown parut décontenancé.
– Mais, monsieur Williams, n’est-ce pas vous qui nous chassez ?
Bob avait les traits tirés. Il avait mal dormi.
– Cette nuit, je me suis demandé si nous n’étions pas les victimes d’un complot très bien préparé.
Monsieur Brown regarda le policier.
– Nous, « nous », un groupe de personnes dont je ferais partie, nous, donc, aurions disposé des codes barres partout pour piéger des policiers ? Nous aurions dissimulé ces codes barre dans des fresques ? Nous l’aurions fait depuis des années ? Nous serions, monsieur Williams, quoi, des cellules dormantes de quelqu’un ou de quelque-chose ? Nous serions des plantes carnivores ?
– Oui, quelque chose de cet ordre-là, oui.
– Comment en êtes-vous, monsieur Williams, venu à intégrer les rangs de la police ? Vous êtes quelqu’un d’imaginatif…
– Est-ce que vous nous avez tendu un piège ?
– J’aurais aimé vous avoir dans ma classe, mister Williams. Voyons, élève Williams, votre histoire de plantes carnivores me plaît. Ces codes barres se referment un peu comme les mâchoires de ces plantes carnivores que Madame Smith cultivait dans son laboratoire. Mais ce piège dans lequel vous êtes tombé, vous et vos collègues, ce piège que je vous ai tendu, ne serait-ce pas plutôt une toile d’araignée ? Une toile d’araignée, c’est un réseau, vous ne trouvez pas ?
– Est-ce qu’il y a d’autres que moi qui soient tombés dans le piège ?
– Dans votre histoire, agent Williams, ou pour notre conversation d’aujourd’hui, élève Williams, dans votre histoire, donc, un groupe de personnes dispose des codes barres dans des fresques pendant des années en attendant d’avoir à s’en servir. Trump arrive au pouvoir et ce moment survient. L’ICE est la première agence visée et, vous, agent Williams, vous pourriez être le premier agent concerné. C’est une longue attente…
– Oui. Je suppose que les codes ne sont pas tous activés en même temps. Cela rendrait l’opération trop visible. Vous les activez discrètement. La plupart du temps, les codes ne renvoient à rien, une page d’erreur s’affiche. Je me demande si, parmi les agents, il y a un profil plus susceptible d’être capté. Nous sommes nombreux à être allés uriner sous cette fresque et je suis le seul à avoir eu la curiosité de scanner les codes barre et le seul à avoir proposé à mes supérieurs d’enquêter sur ce réseau de liberals, d’ancien profs et d’anciens élèves qui seraient en train de conspirer pour empêcher l’ICE de faire son devoir. Vous captez les bons policiers, ceux qui ont le plus de flair…
– Je résume, élève Williams. Nous plaçons des pièges un peu partout. Ces pièges restent la, dormants, pendant des années. Ces pièges, sous la forme de codes barres, ne conduisent à rien, ou conduisent à des contenus anodins. De temps en temps, nous activons les codes barres, et alors, un certain nombre de policiers, les plus curieux, les plus engagés, tombent dans le panier. Ils croient avoir découvert l’affaire de leur vie et ils enquêtent furieusement, pour arriver à une impasse. J’admire votre imagination, agent Williams. Elle est puissante, mais aussi d’un type particulier. C’est peut-être elle qui a fait naître votre enquête à partir de rien, elle qui a créé les pièges, elle qui vous a conduit à cette impasse.
– Non, la conspiration existe, mais elle est invisible. Vous êtes habiles. Le piège est une fresque pour la plupart des gens. Le piège n’est un piège que dans certains cerveaux.
– C’est intéressant, c’est formidable, même, agent Williams. Je crois comprendre. Ce qui serait invraisemblable visant un seul cerveau deviendrait inévitable dès lors que le nombre de pièges est suffisant et la cible un ensemble de cerveaux suffisamment vaste. Si l’on faisait une immense compétition de pile au face dans l’ensemble des Etats-Unis, inévitablement il y aurait un gagnant, alors que la probabilité qu’une personne gagne un million de duels est infime. Mais cette proportion infime doit, forcément, se concrétiser. Des agents finiront par être pris, c’est cela ?
– Oui, c’est cela. Et c’est tombé sur moi. Mais je vais démontrer que c’est vous qui avez organisé ce gigantesque tirage au sort.
– Agent Williams, vous êtes-vous demandé pourquoi vous êtes allé uriner sous la fresque ?
– Non. Enfin, si. J’avais bu trop de café.
– D’autres avant vous l’ont fait, d’autres ont uriné devant cette fresque. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était l’un de ces endroits dans lesquels les gens ont tendance à uriner. La caméra qui vous a filmés a été placé sur demande de ma successeure, pour, justement, prendre sur le fait les élèves ou les inconnus qui salissaient l’endroit.
– D’accord. Et alors ?
– Toxoplasma gondii est un parasite qui ne peut se reproduire sexuellement que chez les Félidés, les félins, si vous voulez. Lorsque ce parasite contamine un rongeur, ce dernier, au lieu de fuir l’odeur d’urine de chat, se sent attiré par elle, il éprouve une excitation sexuelle lorsqu’il la renifle et recherche cette odeur. Ce comportement rend le rongeur plus susceptible d’être mangé par le chat, ce qui permet au parasite de s’installer dans l’hôte, c’est-à-dire, le chat. Le parasite peut alors compléter la totalité de son cycle.
Le même phénomène a été observé pour les chimpancés contaminés par Toxoplasma gondii, qui recherchent l’odeur d’urine du léopard. Et, chez les humains, on observe une prévalence plus grande de la schizophrénie parmi les porteurs de Toxoplasma gondii.
– Je n’ai pas éprouvé d’excitation sexuelle en allant uriner sous la fresque.
– Je n’ai aucun mal à vous croire. Mais ce que j’essaye de dire, c’est que votre idée selon laquelle ce sont vos qualités d’enquêteur qui vous ont fait tomber dans le piège que nous vous aurions tendu est intéressante, mais trop simple, trop facile, trop flatteuse pour vous. Vous devriez envisager la possibilité que vous ayez été la victime de forces plus subtiles. Nous aurions pu vous inoculer quelque chose, un virus, je ne sais pas. Ou alors, nous aurions pu vous donner des microdoses de psylocibine, ce dérivé d’un champignon qui produit des visions. C’est une pratique qui, probablement, existe depuis des milliers d’années. Une fresque, une autre fresque, découverte en Espagne, à Villar del Humo, tend à accréditer l’idée que psylocibe, le champignon, donc, était utilisé il y a 6000 ans pour produire des visions. Peut-être que nous manipulons les hommes depuis des milliers d’années, agent Williams. Ou, alors, une autre idée, agent : vous et votre équipe, vous êtes les cochons d’Inde involontaires d’une expérience conduite par les services secrets, comme celle qui a consisté à donner du LSD à des agents de la CIA contre leur volonté, l’opération MK-ULTRA, vous savez, pour étudier les effets de cette drogue sur l’esprit, dans le but d’en faire une arme de manipulation.
– Vous vous moquez de moi. Vous me baladez.
Vous avez peut-être raison, agent Williams. Ne pensez plus à toutes ces histoires. N’y pensez donc plus.
L’arrivée dans l’équipe de Steve Myrdal, un jeune informaticien, aida Bob à se concentrer à nouveau sur le dossier et à laisser un peu de côté les analogies animalières ou végétales. Steve était une spécialiste de la théorie des graphes.
– Les attracteurs du réseau ne sont pas ceux que ton interlocuteur, ce mister Brown, désigne comme tels. Laisse-moi t’expliquer.
Bob l’écouta.
– Dans un réseau, il y a des nœuds et des arêtes, qui connectent ces noeuds entre eux. Pour moi, il n’y a pas de différence entre ce que mister Brown appelle les attracteurs et les personnages. Ils sont, tous deux, des noeuds du réseau. D’ailleurs, quand je regarde avec mes algorithmes ces milliers de pages de fiction que tu as trouvées dans l’ordinateur de mister Brown, je m’aperçois que les attracteurs ont très peu de poids. Visiblement, les élèves s’en foutaient un peu, de ces attracteurs. Ils ont construit des liens entre leurs histoires sans tenir compte des attracteurs. Tu perds du temps en te focalisant sur les attracteurs, l’essentiel est ailleurs.
Par contre, je crois que tu dois prendre le mot attracteur au sérieux. Il y a ce qu’on appelle les attracteurs étranges de Lorenz. Je simplifie : certains systèmes chaotiques le sont moins qu’on ne le pense. Un système chaotique est un système dans lequel de petites différences initiales peuvent se traduire par des divergences très importantes au bout d’un temps. C’est ce qu’il se passe avec la météo, typiquement, dont les spécialistes se demandent : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? Mais, ce qui est important de voir, c’est que, si tu regardes l’ensemble des possibilités d’un système météorologique, eh bien, cela prend une forme qui est, grossièrement, celle d’un papillon. Quand tu prends ces milliers d’histoires que tu as obtenues, il se passe quelque chose de comparable. Dans l’une d’elles, écrite par, disons, John, X sort se promener, le vent arrache une tuile qui lui tombe sur la tête et le tue. Avec une légère variation de quelques paramètres, ou d’un seul paramètre, X n’aurait pas été tué. Et, dans un monde parallèle, celui inventé par Mary, X ne meurt pas. Mais, mais, mais, si tu regardes avec toutes les histoires possibles, eh bien elles finissent, comme les états de la météo, par dessiner une forme précise, que tu as ici, sur cet écran. Les véritables attracteurs dans ces réseaux de personnages ne sont pas les sujets, mais les formes qui apparaissent quand tu additionnes toutes les formes que ces histoires prennent lorsque tu les regardes avec mes algorithmes. Les attracteurs, c’est l’addition de toutes ces histoires. Brown ne pouvait pas savoir quels allaient être les attracteurs, mais il a pu se dire qu’il allait y en avoir, en se disant que ces histoires aux variations infinies étaient des systèmes chaotiques. Peut-être que Brown a appelé les attracteurs des attracteurs non pour structurer les univers des histoires que les élèves inventaient, mais pour laisser un indice indiquant qu’il faudrait chercher les attracteurs, non avant, mais après, quand le nombre d’histoires serait suffisant.
Bob trouva intéressant ce que Steve racontait, mais il décida de laisser un peu de côté les considérations du jeune homme concernant les attracteurs de mister Brown. Les supérieurs de Bob avait besoin d’une conspiration qui ferait oublier celle d’Epstein. Il fallait creuser ces histoires d’attracteurs et parvenir à montrer qu’il y avait une volonté de manipuler des générations d’élèves et d’en faire des agents dormants qu’on mobilisait pour attaquer le gouvernement légitime du président Trump. Mais Bob retint qu’il ne fallait pas négliger les histoires.
– J’ai lu un certain nombre des histoires que nous avons trouvées dans votre ordianteur, mister Brown.
– Vous portez de belles lunettes, agent Williams.
Bob les enleva d’un geste las.
– Je n’arrive pas à m’y habituer. Ce Zuckerberg n’a jamais été ma tasse de thé. Cela m’agace, qu’on filme et entende tout ce que je fais.
– Est-ce que vous enregistrez nos conversations, agent Williams.
– On ne peut rien vous cacher. J’y suis obligé, que voulez-vous, c’est le protocole. Mais les conversations informelles ne peuvent pas être utilisées contre vous.
– Et je peux faire confiance à votre déontologie et à celle du service qui vous emploie, je suppose.
– Oui, oui.
– Vous avez dit être agacé par les lunettes. Cela risque de déplaire à l’algorithme.
– Peut-être. Mais peut-on revenir aux histoires, s’il vous plaît ?
– Vous direz que cette phrase était un gage, une façon de me mettre en confiance, une façon de suggérer subtilement qu’au fond, vous éprouvez un peu de sympathie pour moi. Peut-être, d’ailleurs que vous n’aurez pas à le faire, peut-être que c’est ainsi que l’algorithme l’a compris et que cette phrase sera plutôt mise à votre crédit.
– Oui, oui.
– Vous avez l’air pressé. Vous dites « oui, oui », mais vous n’écoutez pas, agent Williams. Rappelez-vous que vous êtes au milieu de nulle part dans votre enquête et que je peux me taire quand je veux.
– Je vous écoute, mister Brown.
– Allez-y, agent, quelle est votre question ?
– Je disais que j’ai lu quelques-unes des histoires, même un nombre considérable d’entre elles, et je trouve que les attracteurs y ont fort peu d’importance. C’est comme s’ils n’avaient pas vraiment compté.
– Vous avez raison. Les élèves n’en avaient pas grand-chose à faire. Ils créaient des liens spontanément, ils n’avaient pas besoin des attracteurs. Mais nous en avions besoin pour justifier l’importance que le travail d’écriture prenait dans les établissements impliqués. Vis-à-vis de nos autorités de tutelle, ces attracteurs nous permettaient de montrer que nos activités s’inséraient dans les programmes. Les attracteurs avaient toujours quelque chose à voir avec les programmes.
– Vous avez fait allusion à mes lunettes. Le programme qui nous dote de ces lunettes n’est pas confidentiel, mais il reste peu connu. Comment avez-vous eu connaissance de son existence ?
– L’un de nos attracteurs concerne la notion de phénotype étendu. Le phénotype est le résultat de l’expression de nos gènes, de notre génotype. Votre corps, construit grâce à l’information contenue dans vos gènes, est votre phénotype. Le phénotype étendu, ce sont les modifications produites par votre génotype au-delà de votre corps. Le barrage construit par le castor est une modification de l’environnement induite par les gènes du castor, qui le contraignent à construire un barrage, à vouloir « construire » un barrage. Une ruche, une termitière, une fourmilière sont des phénotypes étendus.
– Et alors, mes lunettes, je ne comprends pas…
– Un village est un phénotype étendu. L’homme modifie son environnement, il substitue à l’environnement naturel celui qu’il produit.
– Et alors ?
– Meta franchit un pas supplémentaire. Plutôt que de changer l’environnement physique, elle change l’environnement vu. C’est une idée brillante, mais qui n’est pas nouvelle. Un journaliste argentin, Bioy Casares, rendit compte il y a des dizaines d’années d’une expérience conduite dans le bagne français de Mayotte. Plutôt que de consentir à des dépenses élevées pour créer des conditions correctes dans les prisons, on préféra mutiler les prisonniers pour que leurs mouvements deviennent infiniment lents, et leur pensée aussi. Les prisonniers pouvaient alors être entreposés en un espace extrêmement réduit sans souffrance particulière. Car faire souffrir les prisonniers aurait été contraire aux valeurs de la France.
– Et mes lunettes ?
– Depuis que le phenotype étendu est l’un de nos attracteurs, je m’interesse à ces questions. Donc, inévitablement, je me suis intéressé aux démarches de Meta. Vos lunettes, c’est le prolongement ou le détournement de la tendance humaine à modifier l’environnement. Je dis le détournement, parce qu’il ne s’agit plus de modifier l’environnement, mais la perception qu’on en a. Meta travaille à un dispositif qui permettrait de supprimer les panneaux de circulation et de les remplacer par des lunettes comme les vôtres, qui feront apparaître les panneaux (leurs informations, plutôt), quand cela sera nécessaire.
– C’est bien, non ?
– Oui, c’est bien. Mais Meta ne va pas en rester là. Avec d’autres, que le gouvernement soutient, elle prévoit de nous dérober le monde. Nous n’habiterons plus le monde, mais le monde virtuel de Meta. Et le monde sera utilisé pour fournir des ressources à Meta. Il n’y aura plus de manifestations contre la destruction de la nature, parce qu’on ne verra plus ni la nature ni sa destruction. Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que, tout en construisant pour notre usage le monde virtuel qu’elle substitue au monde virtuel, Meta nous habitue à vivre dans ce monde. C’est un processus d’acculturation progressif, il prend un certain temps. L’univers de Meta est un univers très simplifié ; il est beaucoup plus pauvre et terne que le monde réel. Si vous avez grandi dans le monde réel, l’univers virtuel de Meta vous paraît terriblement ennuyeux. Mais si, à l’inverse, vous grandissez en portant les lunettes de Meta, le monde réel vous paraîtra, si vous les enlevez, ces lunettes, terriblement chaotique, imprévisible, hostile.
– Une seconde, mister Brown, laissez-moi résumer, si vous voulez bien. Je voudrais être certain de vous avoir compris. Vous vous êtes intéressé aux castors et au phénotype étendu, comme vous dites, et, de proche en proche, vous en êtes venu à vous intéresser aux expérimentations conduites avec du personnel d’ICE qui utilise les lunettes de Meta. Le point commun de tout cela, c’est que ces lunettes créent un environnement qui remplace l’environnement réel. Et tout cela, vous l’avez fait parce que vous avez voulu donner des attracteurs à vos élèves, même si vos élèves s’en foutent un peu, de ces attracteurs.
– Oui, agent Williams, mais permettez-moi d’aborder un autre volet de l’affaire dont vous entendrez peut-être parler au travail. En pensant à Meta, j’ai pensé aux figuiers étrangleurs, ces arbres qui poussent sur d’autres arbres, qui s’en servent comme support, qui ensuite les enserrent, les tuent et se nourrissent de leur décomposition, laquelle fournit au figuier un humus bien riche, de l’engrais, si vous voulez. Meta nous raconte qu’en chaussant ces lunettes, nous donnerons des informations exhaustives de nos vies à l’IA et que l’IA, grâce à ces informations pourra nous conseiller utilement dans notre vie, surtout dans notre vie personnelle. Savoir si nous évitons de soutenir ou non le regard des autres, si nous parvenons ou non à établir un contact visuel avec les autres donnera des informations précieuses à notre assistant intelligent, qui nous donnera des pistes pour, par exemple, sortir de notre timidité. Mais, en réalité ce qui intéresse Meta, pour vendre de la publicité, c’est ce que nous regardons, pas nous aider dans notre vie sociale. Et puis, le recours à l’intelligence artificielle pour résoudre nos problèmes moraux est probablement contre-productif, sur le long terme, à tout le moins. Il est probable qu’on deviendra encore plus dépendant du coach virtuel et, ce faisant, que notre dépendance à l’égard de Meta et de son univers artificiel s’accroîtra.
– Donc, Meta est comme un figuier étrangleur…
– Oui, agent Williams, comme un figuier étrangleur en quête de supports. C’est ce que Meta voit en nous. Il y a des différences, cependant, puisque Meta veut nous garder en vie aussi longtemps que possible, tout en réduisant le périmètre de notre vie à ce qui lui est utile.
– Et ces lunettes que je porte, c’est le début du figuier étrangleur ?
– Oui, un peu. Les graines du figuier sont déposées dans l’arbre. Les racines aériennes de cet arbre descendent jusqu’à trouver la terre. Progressivement, elles enferment l’arbre et le tuent. La décomposition de l’arbre fournit de l’humus pour le figuier étrangleur.
Bob avait laissé le vieil homme dans Clark Parc et était retourné au bureau. L’activité de l’ICE se poursuivait et il avait fallu à nouveau se rendre dans des écoles guetter les parents sans papiers et, dans les ateliers, chasser les travailleurs sans papiers. Bob s’acquittait de ses tâches avec efficacité, mais il pensait sans cesse aux conversations qu’il avait avec mister Brown. Il se demandait, en particulier, ce qui amenait le vieil enseignant à se prêter de bonne grâce à ces discussions et à collaborer apparemment sans réserves avec lui.
Il y avait un mélange d’assurance et de détachement chez l’ancien proviseur qui l’avait frappé d’emblée, mais, si ces caractéristiques expliquaient peut-être les difficultés qu’il éprouvait à le déstabiliser, elles ne permettaient pas de comprendre le plaisir visible que mister Brown éprouvait à parler avec lui, voire à collaborer avec lui, l’agent de l’ICE, en qui il voyait sans doute la police politique de Trump. Bob se disait que dans le plaisir de raconter de mister Brown résidait peut-être sa faiblesse. Ce plaisir de parler avec lui ne pouvait être , pour Bob, que le fruit de la solitude. Car mister Brown était un homme seul. Toujours sympathique et souriant avec les quelques personnes qu’il croisait dans sa vie quotidienne, mais seul. Bob l’avait fait suivre quelques jours et il avait analysé ses appareils électroniques. Quelques interactions désincarnées, mais rien d’autre.
Un algorithme dont Bob ignorait tout, avait croisé le rapport qu’il avait établi et l’information selon laquelle Meta faisait l’objet d’une campagne de dénigrement en France. Un rapport généré automatiquement l’invitait à chercher à savoir comment cela se faisait que mister Brown ait été au courant de la campagne qui visait Meta.
Cette campagne était étrange. L’entreprise avait reçu des courriers rendus publics sur Internet dans lesquels des enseignants français qui disaient travailler sur la notion de parasitisme lui demandaient de se prononcer sur une analogie qui la présentait sous un visage assez cruel ou, plutôt, répugnant. Les enseignants citaient trois situations de prédation présentes dans la nature. Ils se demandaient si le rapport qui s’était mis en place entre Meta et l’Humanité pouvait être décrit comme un rapport de prédation et si, dans l’affirmative, les situations étudiées pouvaient éclairer ce rapport. Dans la première de ces situations, une grenouille chassait un coléoptère qui adoptait la position de la proie avant de monter sur le dos de l’amphibien et de la dévorer vivante, probablement après avoir coupé les muscles des pattes arrière pour l’immobiliser. Dans le deuxième cas, une guêpe paralysait par une piqûre savamment administrée une proie puis donnait cette dernière à sa descendance, qui la dévorait vivante. Dans le troisième cas, un virus attaquait un papillon et modifiait son comportement, pour qu’il monte sur un arbre et, se « liquéfiant », fasse « pleuvoir » le virus sur d’autres proies, qui, ainsi, les atteignait et les contaminait.
La qualité et la précision des vidéos incluses dans le dossier les rendaient difficiles à regarder. On voyait les mâchoires à l’oeuvre et les bouts de chair se détacher, on croyait entendre les bruits de suction et de déglutition. La vidéo de la grenouille que le coléoptère dévorait méthodiquement semblait sortie d’un cauchemar ou conçue pour en produire. Le projet lui-même se fondait sur un courant sociologique sérieux qui plaçait le comportement humain dans la continuité du comportement animal et défendait la nécessité de rechercher dans le premier des pistes pour comprendre le deuxième. Les vidéos provenaient de publications scientifiques sérieuses.
Le plus étrange, était que les enseignants annonçaient que le projet se doublait d’une expérimentation. Ils recherchaient les commentaires de Meta sur les analogies elles-mêmes, mais ils étudieraient aussi avec leurs élèves la réaction de l’entreprise à ce qu’elle pouvait regarder comme une campagne de déstabilisation. Les enseignants envisageaient la possibilité d’être attaqués en justice ce qui constituerait un cas d’étude passionnant tant pour eux que pour leurs élèves. Les enseignants informaient également leur hiérarchie de leur démarche, tout en lui annonçant qu’ils publieraient, dans le respect de leurs obligations professionnelles, bien entendu, les échanges susceptibles d’avoir lieu sur le sujet.
– La dernière fois qu’on s’est vus, vous m’avez parlé de Meta. Vous m’aviez annoncé que j’entendrais parler de cette entreprise au travail. Et c’est ce qui s’est produit. Meta fait l’objet d’une étrange campagne de déstabilisation. Cette campagne est, pour le moment, confidentielle, mais elle préoccupe l’entreprise. Êtes-vous derrière cette campagne ?
– Non. Enfin, pas directement, en tout cas. Le parasitisme, vous le savez, est un attracteur. De même que le comportement de pillage des entreprises de la tech. Les travaux de Lahire et d’autres sur la continuité entre le biologique et l’humain m’ont toujours intéressé, j’ai toujours regardé la biologie comme une partie de la biologie. J’ai lu, évidemment, le livre Shoshana Zuboff sur le capitalisme de surveillance et j’ai un peu écrit sur le sujet.
– Comment avez-vous été informé de l’existence de cette campagne ?
– Par lettre. Anonymement. Et vous ?
– Vous dites que vous n’êtes pas à l’origine de cette campagne « directement ». L’êtes-vous indirectement ?
– Dans une certaine mesure, seulement. Je suis (nous sommes, plutôt, vous savez qu’à chaque fois que je dis « je », c’est « nous » qu’il faut entendre) à l’origine d’un certain nombre d’attracteurs la concernant. Après, il suffit que le nombre d’histoires atteigne un certain niveau pour que des campagnes, comme vous dites, de ce type émergent. En m’informant de l’existence de cette « campagne », je mets toujours le mot entre guillemets, ses initiateurs, ou des personnes qui se prétendent telles, se réfèrent à mes attracteurs. Ils le font de manière explicite, je veux dire, ils disent s’inspirer de mes attracteurs. En même temps, je ne suis responsable que des attracteurs et de l’appel à ce que soient rédigées des histoires s’inspirant de ces attracteurs.
Mais ici, ce ne sont pas des histoires, c’est une campagne contre une entreprise américaine conduite par des étrangers hostiles.
J’ai l’impression que cette « campagne », comme vous dites est surtout destinée à donner une apparence de vérité à une histoire qui existe quelque part, que quelqu’un a écrite ou se prépare à écrire. La campagne découle d’une histoire sur Meta, elle la sert. Elle est née pour servir cette histoire. Ou la campagne est seulement une expérimentation destinée à étudier la réaction d’une entreprise devant ce qu’elle perçoit, et c’est normal qu’elle la regarde comme telle, une campagne hostile. Meta ne va pas réagir et « la campagne » va s’éteindre toute seule ; elle ne subsistera que comme un élément d’une histoire. On comprendra, avec le temps, que cette campagne n’a eu pour effet que de rendre crédible une histoire.
– Donc, vous lancez, vous ou vos amis, une campagne contre Meta pour écrire des histoires, c’est cela ?
– Vous avez raison d’être sceptique. Disons qu’on peut rendre compte de la situation actuelle en disant qu’il y a une histoire sur une « campagne » contre Meta qui se déroule en même temps que la campagne contre Meta. Les deux ne sont pas facilement discernables. Mais, il suffit que Meta ne réagisse pas et la campagne ne sera alors qu’un élément d’un ou de plusieurs récits. A l’heure actuelle, du reste, elle n’existe que comme récit. La campagne n’existera que si Meta décide de l’attaquer, ou plutôt, de s’attaquer aux enseignants et à leur liberté pédagogique.
– Vous parlez par sophismes.
– C’est à Meta de construire l’accusation, je ne vais pas le faire à sa place. Chacun son travail.
– Vous ne seriez pas comme Néron, qui a brûlé Rome pour avoir un sujet d’inspiration ? Vous brûlez Meta pour pouvoir écrire…
– C’est excellent, agent Williams, vous m’étonnerez toujours. Vous avez des lettres ! Mais, d’une part, cette histoire est fausse et, d’autre part, je suis très loin d’avoir brûlé Meta. Et puis, ce n’est pas moi qui écris ces histoires ou cette lettre à Meta, je vous le rappelle. Mais je suis flatté que vous me prêtiez des pouvoirs aussi considérables et étendus.
– Avez-vous agi pour que nous sachions que Meta faisait l’objet d’une campagne ?
– Non, mais après avoir reçu le courrier moi-même, je me suis douté que vous le recevriez. La personne qui m’a envoyé le courrier était au courant de votre enquête.
– Comment ?
– Elle a dû consulter un code barre.
– Vous rendez compte de nos entretiens ?
– Il se pourrait que je le fasse. Vous le faites vous-même. Il faut une certaine symétrie dans l’amitié. Mais vous pourrez toujours nier que nos entretiens aient eu lieu et que vous ayez tenu les propos que je vous prêterais. En tout cas, je n’ai jamais dévoilé votre véritable identité. Je suis devenu vieux. J’ignore comment ces enseignants français vous ont trouvé, et cela ne m’intéresse pas. Je n’écris plus que des fictions, agent Williams. Le réel ne m’intéresse plus. Pour le moment, ce que je transcris n’est qu’une fiction. Mes comptes-rendus ne deviendront une réalité que si vous le décidez, en me poursuivant, par exemple, ou en les mettant en regard des enregistrements de vos lunettes. Les propos que, dans mon compte-rendu, je vous prête sous pseudonyme deviendront alors les vôtres, ceux de l’agent Williams. C’est à vous de décider, en vérité.
– C’est pour pouvoir écrire que vous acceptez de parler avec moi, de collaborer avec moi ?
– Peut-être. Mais votre enquête est pour moi une sorte de consécration. C’est comme si, enfin, il arrivait, dans la réalité, tout ce que j’ai imaginé. J’aime beaucoup le concept de la contre-prédation. Vous n’êtes pas ma muse, agent Williams. Vous êtes ma proie, vous vous débattez dans ma toile, mais vos efforts sont vains. Vous et votre enquête, vous m’intéressez en tant que personnages. Vous jouez dans une pièce immense, sans vous en rendre compte.
– Moi, votre proie ? Vous devenez agressif, vous devenez menaçant.
– Non, agent Williams, non. Je ne fais que reprendre votre idée, un peu par provocation. Vous vous sentiez chassé, rappelez-vous. Je vous aide, comme j’aurais aidé un élève. Je vous aide à écrire votre histoire, ou à être un peu votre personnage, celui que vous avez imaginé sans vous rendre compte, celui qui vous a convaincu de l’existence d’une vaste conspiration contre l’ICE qui se niche dans des codes-barre.
Bob Williams rentra chez lui. Il alluma l’ordinateur et regarda des vidéos de Epomis circumscriptus et Epomis dejeani, les coléoptères qui s’attaquaient aux grenouilles. Il découvrit que cette contre-prédation agressive existait aussi pendant le stade larvaire. La larve attirait l’attention de la grenouille, évitait sa langue et s’accrochait au corps de l’amphibien pour s’en nourrir. Bob Williams regarda la vidéo un nombre suffisant de fois pour s’assurer qu’il avait fait disparaître l’effet qu’elle produisait sur son esprit et se coucha.
Bob dormit fort bien et, le matin, mangea de bon appétit. Il se rendit au travail, et pendant la pause de midi, décida d’aller voir mister Brown. Il était, sans se l’avouer complètement, désireux de montrer sa sérénité au vieux principal. Il sonna et attendit.
Personne n’ouvrit.
Au commissariat, Bob voulut faire géolocaliser le téléphone de mister Brown. Il se trouvait chez ses collègues du commissariat du dix-huitième district. Quelqu’un l’avait trouvé dans la rue et l’avait remis au commissariat.
-Cela fait donc une semaine que votre gars a disparu. Les pages des codes-barres existent toujours. On vous y voit toujours pisser sous la fresque. Et maintenant, on y trouve, en prime, les histoires, celles de l’ordinateur et, apparemment, d’autres, des nouvelles.
Le supérieur de l’agent Williams n’était pas heureux, cela, on pouvait le dire. Estimant qu’il fallait reprendre l’enquête du début, il avait adjoint à l’agent Williams un autre agent, Mary Jokull.
-Donc, les pages, avant, ne renvoyaient qu’à des images de nos gars en train de pisser. Maintenant, on a toutes les histoires que vous avez trouvées dans l’ordinateur de Brown, et d’autres encore. Tout cela s’est passé en une semaine. Brown, ou quelqu’un d’autre, semble s’être bien préparé. Le pire, c’est qu’on ne comprend même pas à quoi ils jouent. Brown peut être mort, avoir quitté le pays ou ramener sa fraise comme si de rien n’était.
Très vite, les codes-barres se multiplièrent. Ou les agents, instruits pour les rechercher, commencer à les remarquer. Ils se greffaient sur des fresques et s’en appropriaient les personnages. Les histoires portaient de plus en plus sur l’actualité politique. Celles concernant Gaza et Israël proliféraient, mais celles qui renvoyaient à l’environnement ou à des expulsions d’étrangers étaient nombreuses aussi. Et souvent, dans ces histoires, apparaissaient des données confidentielles, comme glissées là, comme un avertissement ou une provocation. Telle histoire, en apparence anodine, acquerrait un tour inquiétant pour l’ICE, car elle contenait l’adresse de l’un de ses agents. Une autre commençait par une liste des plaques minéralogiques des voitures employées par l’ICE et leurs caractéristiques. Un matin, Mary Jokull découvrit un code-barre collé à sa voiture. Comme plusieurs voitures de sa rue avaient été visées, elle ne put jamais savoir s’il s’agissait d’un hasard ou si elle avait été visée personnellement, les autres voisins ayant pu être affectés pour faire naître de l’incertitude ou pour faire comprendre à l’enquêtrice que le réseau était en capacité de faire savoir au voisinage en quoi consistait l’activité de Mary Jokull, alors que le quartier s’était fortement mobilisé pour essayer de faire échec à l’expulsion particulièrement odieuse d’une famille d’origine guatémaltèque de sa rue, très appréciée, à laquelle Mary Jokull avait été associée, ce que les voisins ignoraient.
Mais, peut-être plus que la multiplication des codes-barre, ce qui inquiétait les supérieurs de Bob, c’était le processus d’organisation et de complexification qui se mettait en place.
Des jeux étaient organisés pour les retrouver dans la ville qui débouchaient sur des catalogues référencés avec de nouveaux codes-barre. Des « encyclopédies » se mettaient en place qui complétaient les univers des fictions et qui frôlaient dangereusement le réel, voire se heurtaient à lui ou se mélangeaient avec lui, surtout lorsque les fictions contenaient des bouts de réalité. Une « presse » se développait aussi, qui informait les lecteurs des évolutions du monde de la fiction sans s’interdire de citer la vraie presse. Le réel était fagocité par la fiction, mais cette dernière se mettait aussi au service de toute forme de résistance au trumpisme. On ne pouvait pas savoir si ces actions étaient destinées à nourrir des histoires ou si les histoires avaient pour seul but de mettre en valeur ces actions. Les frontières étaient brouillées, peut-être (certainement, pensait Bob) volontairement.
C’était le lecteur (ou la lecture) qui donnait leur sens aux histoires. C’était le lecteur qui décidait ou non d’insérer l’histoire dans un réseau donné, qui allait, ou non, donner une coloration politique ou même terrifiante au récit. Mary Jokull sentit un frisson d’horreur quand, de proche en proche, elle passa d’une histoire paisible se déroulant non loin de chez elle à une adaptation locale du célèbre Double Assassinat dans la rue Morgue, d’Edgar Allan Poe. Elle avait cauchemardé toute la nuit. Personne n’avait préparé le parcours qu’elle avait effectué, mais le réseau d’histoires l’avait rendu possible. C’était elle-même qui avait connecté les histoires les unes avec les autres ; c’était elle qui avait forgé son cauchemar. Mais chacun pouvait proposer le parcours qui effrayait Mary Jokull.
Le plus inquiétant, c’était l’apparition de mises en scène de rue de fragments des histoires. L’une de ces mises en scène s’était déroulée à proximité du 26 Federal Plaza, à New York, et était indiscernable d’une manifestation. Cette édifice avait une double nature : celle d’être le lieu où les personnes migrantes désireuses de régulariser leur situation devaient se rendre pour effectuer les démarches nécessaires à leur régularisation et celle de lieu d’arrestation des mêmes personnes. Des listes existaient qui condamnaient certains demandeurs et en épargnaient d’autres.
Deux semaines après sa disparition, mister Brown se présenta au commissariat du dix-huitième distict. Il voulait récupérer son téléphone. Il fut arrêté.
– Comment saviez-vous que votre téléphone avait été déposé au commissariat du dix-huitième district ?
L’agent Williams portait ses lunettes ; il avait un visage fermé.
– C’est moi qui l’y ai déposé. Je voulais prendre des vacances. Votre surveillance me fatiguait.
– Où avez-vous été, pour vos « vacances » ?
– J’ai marché. J’ai campé.
– Où ?
– Au French Creek State Park.
– Avez-vous organisé ce qui s’est passé au cours des deux dernières semaines ?
– Qu’est-ce qui s’est passé au cours des deux dernières semaines, agent ? De quoi parlez-vous ? Du sommet Trump-Poutine ? De l’appel à l’armée pour faire baisser la criminalité à Washington ? Oui, j’ai tout organisé, c’est cela.
– Au cours des deux dernières semaines, les codes-barre se sont multipliés.
– C’est vrai ? Mais c’est excellent, agent. Vous avez enfin un vrai sujet d’enquête. Vous êtes un visionnaire.
– Je vous déconseille de vous moquer de moi, mister Brown. Les choses deviennent sérieuses.
Insensible, apparemment, aux menaces, mister Brown continua, comme s’il dialoguait avec lui-même :
– Votre intuition était donc juste, agent Williams. Il y a un complot, il y a des agents dormants, il y a une attaque concertée contre l’ICE et contre les institutions américaines. C’est cela ? Mais c’est magnifique, agent.
– Donc, vous vous réjouissez de cette attaque ?
– Je me réjouis toujours lorsque l’un de mes élèves, grâce à son imagination parvient à prédire l’avenir ou même à le faire advenir. Vous avez imaginé un complot et il s’est produit. Je suis fier de vous, agent Williams.
– Avez-vous organisé les évènements des deux dernières semaines ?
– De quoi parlez-vous, agent ? Vous me fatiguez, à la fin, avec vos allusions.
– Les codes-barre et les histoires se sont multipliés. Des représentations des histoires ont lieu dans les rues. La presse commence à parler du phénomène. Avez-vous organisé tout ceci ?
– Agent Williams, vous vous acharnez sur moi parce que vous n’avez rien d’autre. Je suis incapable d’organiser ce que vous décrivez. Je crois que je suis une pièce, un simple pion dans quelque chose qui me dépasse. Sans doute comme vous. La différence entre vous et moi, c’est que je suis heureux d’avoir été choisi par le destin pour un rôle modeste de figurant dans cette histoire dans laquelle tant vous que moi sommes en train de jouer. Je me laisse porter. Vous devriez faire de même.
– Etiez-vous au courant de ce qui se préparait ?
– Non.
– Votre disparition pendant les évènements que j’ai décrits est donc une coïncidence ?
– Oui.
Au bout de deux semaines, mister Brown fut libéré. Pendant le temps que dura son arrestation, le phénomène des histoires s’amplifia. Le viel homme accueillit sa privation de liberté avec sa bonhommie habituelle. Il se montrait indifférent à son sort et le monde semblait partager cette indifférence. Il n’eut aucun échange avec quiconque, il ne fit pas appel à un avocat, il ne contesta pas son arrestation. Surtout, malgré la surveillance attentive des algorithmes, aucune allusion à son sort fut détectée et, a fortiori, aucune protestation contre son arrestation ne se produisit. Le viel homme semblait totalement coupé du monde, totalement seul, totalement oublié. Quand l’agent Williams lui annonça sa libération, une brève conversation eut lieu pendant laquelle mister Brown déclara que nos existences étaient entre les mains du destin et que ce dernier s’exprimait sous la forme d’histoires.
Au vu de l’ampleur que prenait le phénomène et des informations confidentielles toujours plus nombreuses à se glisser dans les histoires, il parut évident aux agents qu’il fallait élargir l’enquête au-delà de mister Brown. Une attention renouvellée fut portée aux récits, aussi bien à ceux contenus dans l’ordinateur de mister Brown qu’à ceux auxquels les codes barre qui apparaissaient dans tout le pays renvoyaient. Une catégorie fut identifiée, qui sembla d’un intérêt particulier aux enquêteurs, les récits des origines. Ces derniers mettaient en scène les origines d’un réseau d’histoires. Tous mentionnaient l’Islande, une île scandinave de 400.000 habitants. Souvent, les histoires contenaient des instructions pour créer un réseau qui correspondaient à la présentation que mister Brown avait fait de l’initiative.
– Voilà, dit Steven. Ce document est cité dans 56 histoires. 232 autres, peut-être plus, y renvoient. Il est en français, en anglais, en espagnol et en islandais :
Un réseau d’histoires
Règles :
1. Chaque membre du réseau invente un personnage auquel il donne des traits de son choix.
2. Les membres du réseau font interagir leurs personnages.
3. Chaque membre écrit au sujet de son personnage un nombre déterminé de mots par semaine.
4. Chaque membre peut s’emparer de tout ce que les autres membres ont écrit pour l’utiliser à sa guise : il n’y a pas de droit d’auteur, tout ce qui est écrit est mis à l’entière disposition des membres du réseau qui peuvent se l’approprier comme ils l’entendent.
Conseil :
Nous conseillons aux réseaux importants de se donner des ATTRACTEURS. Les attracteurs sont des contraintes qui font converger les histoires. Un attracteur peut être un lieu, un personnage, un objet… Lorsqu’un réseau se donne un attracteur, les membres l’intègrent dans leurs histoires.
– Peux-tu dater ce document ?, demanda Bob.
– Pas de façon certaine. Il est inséré dans des récits qui lui donnent des dates contradictoires, voire, pour certaines, ostensiblement fausses, qui se situent dans un passé lointain ou dans le futur. Mais des éléments périphériques des récits qui le contiennent nous conduisent à poser une première apparition en Islande, autour des années 90 du vingtième siècle.
– En Islande?, demanda Bob.
– En Islande, une île scandinave, située entre l’Amérique et l’Europe, répondit Steve.
– Je sais où est l’Islande. Mais pourquoi en Islande ?
– Alors, il y a dans le corpus une surreprésentation du mot Islande. Et il y a un développement qui prétend expliquer pourquoi l’Islande a été choisie ou pourquoi les réseaux d’histoires sont nés là-bas et non ailleurs. Maintenannt, ça vaut ce que ça vaut. Je veux dire, dans ces histoires, on ne peut jamais savoir ce qui est fiction ou ce qui ne l’est pas. A part nos coordonnées, bien sûr, que ces enfoirés se procurent on ne sait comment.
– C’est quoi, l’explication ?
– C’est une explication historique. Au Moyen-Age, les Islandais se sont mis à écrire comme des fous. Ils ont écrit, en prose, plus que tous les autres Européens réunis. Ils ont surtout écrit des sagas, des récits plutôt réalistes des vies de gens importants, des vikings, surtout. Les récits contiennent souvent des strophes très compliqués à comprendre. Selon une théorie que certains ne considèrent pas farfelue, les sagas ont été écrites pour expliquer ces strophes.
– Bon, et les réseaux ?
– Les réseaux seraient nés de l’idée de remettre le peuple islandais à l’écriture. Les initiateurs auraient voulu retrouver l’âge d’or de la littérature islandaise, avec tout un peuple qui se serait mis à écrire et dont les personnages se seraient connectés entre eux, spontanément. Ils auraient aspiré, ces gens, à une littérature sans écrivains professionnels et sans droits d’auteur. Dans leur philosophie, les histoires qu’on invente n’appartiennent à personne, elles sont un bien commun dont chacun peut s’emparer et que chacun peut modifier.
– Des gauchistes, dit Mary.
– Je le pense, oui, répondit Steven. Et leurs successeurs actuels le restent, je crois. Ils défendent l’idée qu’on a le droit de pirater toute production intellectuelle. Ils veulent réagir au droits de douane du président en piratant tous nos films et tous nos programmes informatiques. Ils trouvent qu’il s’agit aussi d’une bonne réponse au fait que, pour eux, nos entreprises d’intelligence artificielle pillent toutes la production écrite du monde sans payer de droit d’auteur. Ils disent que les Etats-Unis veulent, à la fois, s’approprier sans payer tout ce que le monde produit et empêcher le monde de faire pareil. Ils trouvent que le système actuel est injuste et asymétrique.
– Oui, d’accord, des farfelus, des excités, dit Bob.
– En partie, seulement. En Islande, l’Etat tolère que les gens piratent les films comme ils veulent. Et puis, ce sont les mêmes gens qui publient nos données, non ?
– Je n’en suis pas sûre, dit Mary, qui avait gardé le silence jusque-là.
– Que veux-tu dire ?
– Eh bien, qu’il se pourrait que les gens qui glissent nos données dans les récits et ceux qui les écrivent ne soient pas les mêmes. Etant donné que les récits appartiennent à tout le monde et que tout le monde peut les transformer, eh bien, n’importe qui peut s’emparer d’un récit, le modifier légèrement et substituer à une adresse arbitraire nos propres adresses. Ou ils peuvent, là où on lit « une maison gothique » ajouter « située à… » et puis mettre ton adresse, Bob. A mon avis, c’est ce qu’ils font, au vu de la vitesse à laquelle ils semblent réagir.
– Ou alors, ils utilisent un générateur de langage, pour produire toutes ces histoires à la noix, dit Steven.
– Nous avons accès à toutes les requêtes qui sont faites dans ces générateurs de langage. Depuis un mois, il y en a eu fort peu qui peuvent correspondre à ces réseaux de personnages. Les histoires existaient avant, dit Bob. C’est comme si le piège avait été tendu depuis longtemps.
***
Quand Bob Williams décida-t-il de trahir et de quitter son pays ?
Il me faut raconter l’histoire de notre rencontre, celle qui allait me permettre de reconstituer le récit qu’on vient de lire.
– Tengo informaciones sobre Sandoval.
C’est ainsi que Bob Williams m’aborda alors que je quittais le lycée de Timburbrou, où je travaille. La voix surgit de derrière, alors que je marchais vers le métro. Bob Williams parle l’espagnol sans accent ; sa mère est guatémaltèque.
Sandoval, Mario Sandoval. Du nom d’un ancien policier et tortionnaire argentin sur lequel j’avais travaillé et publié de nombreux articles dans mon blog. Bob Williams voulut s’assurer que j’étais bien celui qu’il cherchait en me faisant parler de Sandoval.
Bob avait découvert mon existence en explorant l’ordinateur de Tom Brown, avec qui j’avais correspondu car j’animais un réseau de personnages dans mon lycée. S’il avait choisi de s’adresser à moi, c’est, allait-il m’expliquer longtemps après notre première rencontre, parce que mes activités politiques ou syndicales étaient pour lui une garantie que je n’allais pas le dénoncer. Il avait tort. Mais je dois dire à ma décharge qu’il donna son accord pour que j’écrive à la procureure de la République de Lille pour lui transmettre quelques-uns des documents qu’il me communiqua et qui étayaient une action entreprise par mon syndicat tendant à rechercher la responsabilité des Etats-Unis dans les crimes commis par Israël à Gaza.
Nos conversations se sont déroulées en espagnol. Je les reconstitue ici, de mémoire, en français.
La confiance entre nous ne s’établit pas d’emblée.
– Pourquoi m’avoir choisi, moi ?
– Parce que votre parcours me fait penser que vous ne me dénoncerez pas.
– Comment savoir que vous n’êtes pas toujours fidèle à votre institution ?
– Vous n’en aurez pas la certitude absolue. Mais je peux vous donner des documents qui vous permettront d’avancer dans vos enquêtes et que je me suis procurés lorsque j’ai décidé de déserter. Vous ne me faites peut-être pas confiance, mais vous avez intérêt à travailler avec moi.
Les documents que Bob me transmit et que je publiai après les avoir communiqués à la presse et, parfois, à la justice, m’aidèrent, en effet.
Bob me renseigna aussi sur des pratiques de résistance qui, aux Etats-Unis, faisaient appel à la fiction. Nombreux furent ceux qui, ayant constaté la faillite des institutions traditionnelles pour résister au tsunami de Trump, se tournèrent vers la fiction. Non comme une façon de fuir le réel, mais comme un vecteur susceptible d’organiser la résistance et d’échapper à la surveillance généralisée. Les mécanismes algorithmiques étaient brouillés par la multiplication des fictions. Le recours aux vastes pièces jouées dans l’espace public était aussi une façon de tromper la surveillance. Ces pièces, inspirées d’un récit de Borges, Thème du traitre et du héros, lui-même inspiré du Festspield suisse, étaient souvent indiscernables de la vraie vie. Les réseaux de mister Brown, telle avait été la conclusion de Bob avant de quitter l’ICE, avaient été un élément de ce mouvement.
– Ma mère, dit Bob, n’a jamais parlé de son passé guatémaltèque. Elle m’a transmis l’espagnol, mais pas sa langue, celle qu’elle parlait chez elle. L’ordinateur de mister Brown contenait un attracteur dont vous étiez responsable et qui portait sur la contribution israélienne au génocide des indigènes guatémaltèques. J’ai cherché. J’ai trouvé des informations sur la collaboration étroite qui avait existé entre l’armée guatémaltèque et Israël, mais aussi entre Israël et d’autres régimes dicatoriaux d’Amérique Latine.
Nous avions installé Bob dans une vieille ferme dont un camarade du syndicat avait hérité. Je m’y rendais aussi souvent que possible. A un moment, j’ai cessé de m’interroger sur la sincérité de notre hôte. J’ai pris le pari de voir en lui un ami et non seulement un informateur.
Je lui ai parlé des poursuites pour apologie du terrorisme dont je faisais l’objet. Pour protester contre l’arrestation d’un camarade en tant que responsable éditorial d’un tract qui établissait une relation de causalité entre les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 et l’occupation israélienne des territoires palestiniens, j’écrivis à la procureure de Lille un courrier dans lequel j’affirmais qu’il était raisonnable de penser qu’un tel lien pouvait exister. Je dis aussi qu’en ceci que le Hamas résistait à l’occupant israélien, il était un mouvement de résistance. J’ajoutai qu’étant donné qu’Israël avait transmis des fonds au Hamas, sa responsabilité dans les actes commis par ce mouvement pouvait être recherchée.
Je lui ai parlé de la juge Devos, la présidente le tribunal qui avait condamné mon camarade et des biais dont, à mon sens, elle avait fait preuve pendant le procès. J’ai raconté à Bob que la juge Devos, auparavant, avait oeuvré au pôle Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal de Grande Instance de Paris. Dans un livre, dans lequel elle revient sur cette expérience, la magistrate Devos raconte qu’il lui fallut longtemps batailler avant de faire admettre que, pour avoir financé Daesh pour que cette orgnaisation l’autorise à poursuivre l’exploitation d’une cimenterie en Syrie, la multinationale Lafarge devait être mise en cause pour complicité avec les crimes commis par Daesh.
Bob m’interrompit : et tu t’es toujours demandé si, un jour, Israël ou ses agents seraient poursuivis pour complicité avec les crimes du Hamas, comme Lafarge l’avait été. En plus, bien entendu, des crimes qu’ils commettaient directement en perpétrant leur génocide à Gaza. Tu t’es demandé si, dans l’esprit de Devos, la connexion s’était faite entre Lafarge et Israël. Et si elle avait oeuvré dans ce sens, si elle avait défendu la possibilité que les agents de l’Etat israélien soient poursuivis pour complicité avec les crimes du Hamas aussi bien contre des citoyens israéliens que palestiniens. Tu t’es demandé si Devos avait oeuvré pour que des entreprises françaises soient poursuivies pour complicité de génocide ou, à tout le moins, si elle avait, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, saisi ses collègues du cas des entreprises françaises qui…
C’était, en effet, la question que je m’étais posée. Mais comment Bob savait-il tout cela ?
– Tu étais en contact avec Brown. Tes conversations et discussions ont été enregistrées. Pas par moi, ni par personne d’autre en particulier, mais par l’algorithme. Quand j’ai cherché à me renseigner sur toi, j’ai fait une demande. Et je sais aussi que cela t’a amusé d’apprendre que madame Devos a été l’épouse du ministre Blanquer, sur les liens duquel avec le tortionnaire Sandoval tu as enquêté, ce qui pourrait conduire, dans l’hypothèse d’un procès, à ce qu’il y ait un dépaysement, ce que tu ne souhaites pas du tout.
Non, je ne souhaitais pas un dépaysement. Et j’aurais préféré que mes communications ne soient pas espionnées.
Je ne pouvais pas reprocher à Bob de s’être renseigné sur moi, ni qu’il me l’avoue. Je devais lui être reconnaissant de m’avoir appris à quel point j’avais été négligent dans la protection de mes communications, protégé que je pensais être par l’insignifiance de mes actes et de mes pensées dans l’océan infini et toujours croissant de la production de mots dans les réseaux. Mais j’étais mal à l’aise et voulus changer de sujet.
– Est-ce à cause de ta mère que tu as décidé de quitter l’ICE ?
– Non, je ne crois pas. Je n’ai jamais été proche d’elle. On se voyait peu. Enfin, peut-être un peu, quand même, mais je ne crois pas ça ait été déterminant.
– Quoi, alors ? Comment as-tu cessé d’être un agent exemplaire pour franchir le pas et partir ?
– Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je me le demande souvent, mais il y a eu un moment où la décision, comme une évidence, s’est imposée à moi. Mais je n’ai pas d’explication, juste des images heureuses qui, comme cela, me viennent à esprit. Pas toujours les mêmes, mais ce sont des images heureuses.
– Et là, quand je t’ai posé la question..?
– Un matin, en buvant du café éthiopien à Clark Park, je regarde les joueurs d’échecs. Un autre matin, un petit garçon dévalant les pentes de Clark Park, riant et courant vers sa mère. Une après-midi, des jeunes jouant au basket et une jeune fille élancée et très adroite multiple les paniers et rit. Ma mère, préparant des tortillas. Ce sont ces images-là que je viens de voir quand tu m’as interrogé.
Le visage de Bob était, pour une fois, détendu. Cela m’a frappé, car c’était rarement le cas, puisqu’on voyait souvent son visage se contracter dans un rictus qu’il s’efforçait de contrôler. Parfois, des mots lui échappaient, en anglais, en espagnol ou dans une langue que je supposais être une langue indigène du Guatemala. « Rien, un mauvais souvenir », avait-il dit une fois où, ayant surpris l’un de ces gestes, je lui demandai ce qu’il lui arrivait.
Ce fut ma dernière conversation avec Bob.
Sur la table de la cuisine, il laissa cinq ou six tortillas de maïs. Sur un bout de papier, il avait écrit « See you ». Au-dessous d’un dessin maya, il y avait un code barre.
J’eus la certitude que je ne le verrais plus.
Des années plus tard, je reçus un ensemble de messages que Bob échangea avec quelqu’un que l’on peut identifier comme l’une de ses victimes. Je ne m’autorise pas à les reproduire, mais d’autres l’ont fait. Je dirais seulement qu’on y découvre un homme rongé par le repentir. Le souvenir d’actes anciens et d’autres, récents et en relation avec son travail, l’assaille.
Je crois maintenant que la sérénité qu’acquit son visage quand il évoqua les souvenirs heureux qui accompagnaient les instants pendant lesquels il pensait à sa désertion reflétait à la possibilité que ses actes s’expliquassent par une forme d’intégrité que ses souvenirs lui auraient conférée. Mais je crois que la plupart du temps, une autre version s’imposait à son cerveau, qui lui rappelait les souffrances que, agent de l’ICE, il avait causées. Dans cette version, il n’y avait jamais d’apaisement, car tout ce qu’il faisait serait toujours insignifiant en comparaison avec les souffrances qu’il avait infligés. Pour ma part, je crois que, sans me l’avouer pleinement, j’ai fait le choix de ne pas m’interroger sur les actes de l’agent Williams.
J’aimerais que Bob trouve quelques moments d’apaisement avant sa mort.
PS : Le code barre de la note de Bob renvoyait à une page qui contenait des documents portant sur le financement par le pétrolier Total d’une chaire du prestigieux Collège de France. Une phrase apparaissait en exergue du dossier, qui laissait imaginer une activité intense de brainstorming de professeurs prestigieux qui s’efforçaient de plaire à la compagnie. La voici :
En 2023, deux projets de colloques sont envisagés et doivent encore être confirmés par les professeurs concernés. Au printemps 2023, le Pr Dario Mantovani a proposé de mettre en place sous une forme encore à définir (cycle de conférences ou colloque ou collaboration avec une radio), une lecture éclairée et pédagogique du dernier rapport du GIEC pour en décrypter les tenants et aboutissants, en rapport aussi aux aspects politiques et juridiques et, plus généralement, pour comprendre le dessin de société que le GIEC implicitement préconise. Si le choix du « cycle de conférences » est acté, la Pr Samantha Besson, chaire Droit international des institutions, propose de compléter cette série d’interventions par un colloque sur « les rapports entre science, politique et droit à l’instar des rapports du GIEC ». Une réunion de travail est prévue avec le Pr Dario Mantovani après le 10 novembre. Un cinquième colloque serait enfin prévu à l’automne 2023 sous l’égide des Prs Patrick Boucheron (historien) et Philippe Sansonetti (microbiologiste) sur le thème de « Construire la ville durable ». Une réunion de travail sera prévue dans le courant du mois de novembre ou de décembre.
Pour le dossier que je transmis au Monde, puis à d’autres médias, je mis en exergue une autre phrase, prise aussi dans le rapport, qui montre deux professeurs « s’activant auprès d’un sénateur dans une activité qui m’a semblé relever davantage du lobbying que de l’activité normale de deux professeurs du Collège de France écrire à un sénateur pour lui suggérer d’être choisis pour être entendus par la commission qu’il préside, laquelle a en charge la transition écologique :
Par ailleurs, Jean-François Longeot, sénateur du Doubs et président de la Commission de l’Aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, a été contacté par courrier officiel de Jean-Marie Tarascon et Marc Fontecave. L’objectif est double :
- proposer une participation des professeurs aux différentes auditions que la commission peut organiser sur le thème de la transition écologique et,
- organiser un événement (colloque, séminaire, conférence, etc.) hors-les-murs avec le Sénat.
Ces deux extraits sont devenus des attracteurs.