Mail à D

Bonjour D,

Après notre conversation au sujet du projet «X…», je me permets de t’envoyer ce mot dans le but de te tenir au courant des évolutions vertigineuses de l’initiative et de te proposer deux ou trois choses. Je résume aussi ce dont on a déjà parlé. Et j’en profite, je le constate après coup, pour mettre par écrit et systématiser mes réflexions sur la question. Pour ne pas alourdir ces pages que je devine déjà trop longues, je n’ai pas distingué ce qui a déjà été fait de ce qui est en cours ou de ce que j’aimerais proposer aux élèves sans en avoir encore parlé avec eux.

J’ajoute deux annexes, des notes préparées en vue de la venue de mon inspecteur qui développent plus en détail certains points abordés ici.

1. Le site du film

x…com

2. Un film collaboratif

Nous disposons d’une page-web, d’un scénario et de quelques fragments du film. Nous allons ouvrir notre œuvre: tous ceux qui le souhaiteront pourront contribuer au développement du film en produisant des épisodes de la vie de X… Ces apports pourront être publiées dans notre page-web ou ailleurs. Il s’agira donc d’une œuvre collaborative, une sorte de wiki-film; des X…s surgiraient en plusieurs langues et le projet constituerait un support d’échange entre nos élèves et des jeunes d’autres nationalités.

3. Des sources littéraires

On peut aussi convoquer des traditions plus vénérables: celle des œuvres collectives ou anonymes du Moyen-Âge1, celle du Quichotte, celle de Borges. Nous le faisons dans la partie Polémique : nous feignons que des hackers se sont emparés de courriels échangés entre les élèves et qu’avec une mauvaise foi certaine, empreinte peut-être de jalousie, ils les accusent d’avoir bu à ces sources-là et de l’occulter. Les élèves répondent qu’on ne peut pas les accuser de ne pas reconnaître des influences dans une œuvre encore inexistante et ils revendiquent, par ailleurs, la liberté de l’artiste de reprendre à son compte et librement le travail de ses prédécesseurs. Les élèves débattent ardemment avec des accusateurs fantômes et anonymes de toutes ces questions d’une insondable complexité métaphysique, leurs adversaires rétorquant par exemple qu’ils ne sont pas dupes et qu’ils ne sont pas sans saisir que la véritable œuvre est un projet artistique multiple qui englobe un film volontairement inachevé. A la fin, exaspérés par la virulence de leurs contradicteurs, les élèves mettent un terme à l’échange en rappelant à ces derniers qu’ils ne sont jamais que le résultat de leur imagination (l’imagination des élèves). Avec une brutalité qui n’était peut-être pas indispensable, mais qu’on peut toutefois partiellement justifier par l’outrecuidance de ces insolents, on fit même disparaître leur blog, dont il ne reste que la capture d’écran reproduite dans notre site2.

4. Le scénario

Il n’a pas été encore mis en ligne, il le sera bientôt. Nous donnerons sans doute une version en français et peut-être en d’autres langues aussi. Il est inachevé, et c’est peut-être mieux ainsi.

5. Série

Nous avons parlé de la possibilité de tourner une série qui s’inspirerait de la vie du lycée. Je trouverais intéressant qu’elle accorde une place à la réalisation du projet X…. Dans le film lui-même, il y aurait une allusion subsidiaire à la série, ce qui permettrait de jouer sur l’effet miroir et la mise en abîme. La série renverrait aussi aux autres projets en cours et dont je te parle rapidement ci-après. Je conçois les points qui suivent comme autant d’invitations à l’écriture d’un scénario.

6. Dans la presse

Comme tu as pu le constater, la presse s’intéresse à nous : les élèves ont mis en ligne l’un des articles qui leur ont été consacrés. Nous envisageons d’enrichir cette section avec des articles de critique cinématographique, que nous devinons déjà favorables, portant sur les épisodes à venir. Nos futurs collaborateurs tourneront dès lors avec l’assurance que leur contribution sera jugée de façon honnête et bienveillante. Nous proposerons à de vrais spécialistes de cinéma de faire de vrai-faux articles. J-F P a d’ores et déjà demandé à ses élèves d’écrire ces articles de critique cinématographique sur les épisodes inexistants. Un numéro spécial de la la Revue du Cinéma3 devrait, me dit-on, nous être consacré.

Le lecteur attentif du site, après un instant de surprise, ne tardera pas à comprendre la plaisanterie et, s’il le connaît, le clin d’œil à Borges (lui aussi commentait, je le disais plus haut, des livres inexistants).

7. La communauté scientifique, aussi, s’intéresse à X…

Le phénomène X… fait l’objet de rencontres scientifiques. Un volumineux rapport est en préparation qui résume l’état d’avancement d’une discipline nouvelle, la X…logie4.

Une part importante de la X…logie consiste à détecter les allusions aux avancées les plus récentes de la science que recèle le film X….

Je t’explique comment nous procédons pour fabriquer un article.

1. On choisit une étude scientifique qui nous inspire.

2. On conçoit un épisode à partir de cette étude5 sans dévoiler la source d’inspiration.

3. Quelqu’un, un collaborateur secret, feint de découvrir cette dernière. Il s’émerveille de l’érudition des élèves ou de leur invraisemblable intuition, capable d’anticiper les découvertes de la science. Il met discrètement en avant sa propre érudition, qui lui permet d’accéder à une compréhension de l’oeuvre réservée à une élite6.

4. Généreusement, il rend publique sa découverte pour que chacun puisse apprécier pleinement l’œuvre.

Une variation de cette démarche consiste, ai-je besoin de le préciser, à situer l’allusion dans un épisode non encore tourné, ni même écrit, ce qui permet une très grande réactivité : en quelques heures à peine un concepteur inspiré peut lire l’article scientifique et imaginer sobrement une allusion qu’il injectera dans un épisode. La cohérence interne de l’épisode, en général, n’en est pas altérée. Il pourra dès lors reprendre l’algorithme au point 2 et feindre d’avoir découvert l’allusion que lui-même a glissée dans l’épisode dont l’existence, de fait, se résume à l’allusion par lui découverte.

Par ailleurs, on étudiera les variantes qui surgiront à partir d’un récit initial et on mentionnera les travaux de Michael Witzel7 , qui pense avoir trouvé le récit dont découlent la plupart des mythologies humaines. On peut aussi mentionner l’article classique8 de Fischer, paru en 1956 dans The Journal of Polynesian Society. En quoi la transformation d’un récit sur Internet diffère-t-elle de celle que subissent les mythes et les traditions orales ? Le cas X… permettra de suivre et de modéliser les évolutions que connaît un récit lorsqu’il se fragmente. On évoquera ces travaux qui ont recours à des logiciels évolutionnistes ou génétiques9 pour modéliser les transformations des récits mythiques10.

La langue de X… est un sujet passionnant pour le linguistes, notamment sur la question des universaux chomskyens. Les différentes régions de Mars parlent les langues imaginées par Pinker et Jackendoff dans leur célèbre controverse avec Evans et Levinson11! Naturellement, dans un épisode, on entend Pinker : « According to Chomsky, a visiting Martian scientist would surely conclude that aside from their mutually unintelligible vocabularies, Earthlings speak a single language. »12

Rien ne nous empêche de renvoyer le lecteur-spectateur vers les questions abordées dans nos programmes scolaires. Je crois qu’être à l’affût de l’utilisation que l’on pourrait faire de tel ou tel apprentissage ne peut qu’accroître l’attention et l’intérêt portés au cours.

8. Modèles de site

On proposera des sites clés en main à remplir avec du contenu.

9. Dresser un bouclier de fictions face à Facebook

Des entreprises qui se nourrissent de la captation de millions de vies privées pour vendre des agrégats statistiques et du profilage marketing mettent très tôt nos élèves au travail, qui saisissent gratuitement les données de leur existence. Celles-ci doivent être vraies, c’est une exigence de Facebook, qui interdit au détenteur d’un profil de diffuser de fausses informations sur soi13. La prolifération de faux profils, perceptibles comme tels localement, par l’entourage de la personne, mais comme vrais par les logiciels de l’entreprise, affaiblirait le modèle économique de celle-ci, ce qui nous indiffère, et protégerait l’intimité et la vie privée de nos élèves, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter14. La création organisée et massive de faux profils Facebook au sein de l’école, en classe de français notamment, m’apparaît comme une nécessité impérieuse15 16. Elle permettrait du reste de rappeler toute la différence qu’il y a entre une injonction émanant d’une entreprise privée et celle qui émane de la loi votée au nom de la Nation par ses représentants. Il est vital de ne pas laisser usurper l’impératif de vérité : il est réel à l’égard de ceux qui sont loyaux envers nous, mais il n’existe pas vis-à-vis de Facebook.

Nos programmes nous imposent l’étude de la notion de mythes et héros. Magnifier Facebook en un Minotaure assoiffé de jeunes vies et faire de chaque élève un Persée qui le défie rend au mythe sa force initiale. En outre, que la fiction soit le bouclier de nos Persées est une invitation à interroger la vieille question de l’utilité de la littérature avec des yeux nouveaux17.

Péroraison ? Diatribe militante ?  : canevas d’un épisode où l’on voit un groupuscule d’activistes encapsuler dans une œuvre de fiction un poison insidieux qui finira par mettre à genoux Facebook. Attention, le fauve n’est jamais aussi dangereux que quand il est blessé et acculé : Facebook, tu t’en doutes, ne se laissera pas faire facilement.

10. Attractivité

L’attractivité des établissement scolaires est une notion mortifère qui pollue notre mission, nous met en concurrence avec nos collègues d’autres établissements et nous somme de substituer la quête du chaland à l’enseignement. Il faut la combattre. Par le mépris, par la dérision, par les deux ? Figure-toi que nous avons tellement bien réussi notre positionnement, tellement développé notre rayonnement, que M. T et ses services font face à un afflux inattendu de créatures imaginaires. Le lycée Q est leur établissement naturel d’inscription, pour des motifs géographiques mais aussi en raison des activités particulièrement favorables à la prolifération et au développement des xerbo-créatures. Nous recevons les félicitations du Rectorat et des amateurs de Gogol18. Dans une recréation de l’œuvre du maître russe, nous proposerons aux établissements de notre bassin, moins attractifs que nous, des xerbo-créatures pour dynamiseront leurs inscriptions aussi. J’imagine, mais ce n’est pas indispensable, une marche carnavalesque qui, partant de Q, conduirait une partie du flot de xerbo-créatures qui nous parvient vers d’autres établissements non moins performants que le nôtre19.

11. Film ou série? Un univers, plutôt…

La nature collaborative de X… nous a permis de dépasser cette dichotomie. X… est une entité que l’on ne saurait circonscrire, elle est en expansion permanente20. Nous employons, par commodité, des termes tels que film, épisode ou série. Il serait plus juste de parler, en toute modestie, d’univers.

12. Prix

De nombreux prix ont été décernés à ce film en herbe. L’histoire la plus rocambolesque concerne Le tigre de diamant de Singapour. Je te la raconte rapidement car elle illustre la façon dont le travail des uns peut enrichir celui des autres. J’avais demandé à mes élèves de seconde lv2 d’inventer des personnages. Puis, je les ai invités à imaginer l’irruption de leur personnage dans la vie réelle et à apporter en cours un objet qui prouverait cette irruption. Nous avons ensuite organisé une exposition pour présenter lesdits objets (convocation de la presse, articles ad hoc, documentaires consacrés par la télévision, etc). L’un des objets était un tigre serti de diamants, que les autorités de Singapour ont pris comme modèle pour créer leur fameux petit trophée. Singapour voulait ainsi mettre en avant sa volonté de privilégier, dans son festival, le cinéma de science-fiction et, sans doute aussi, montrer son insolente richesse21. A l’occasion de la redécouverte du tigre initial (orné de verroterie, lui) à l’intérieur d’un vieux carton oublié dans une dépendance peu fréquentée de notre établissement, le festival de Singapour se tiendra cette année-ci à V, dans le même espace où se déroulera la présentation des travaux des élèves de l’option cinéma. Le bonheur de l’ensemble de la communauté éducative sera complet quand elle apprendra que ce sont les élèves de Q qui seront primés. La cérémonie, dûment filmée et accessible sur le site du film, permettra de mettre en valeur l’option chinois lv3 que nous allons accueillir bientôt. Bien qu’animée en chinois par notre future collègue, madame Ch, cette cérémonie sera appréciée de chacun et elle prouvera à elle seule que l’art a la force d’unir les peuples par delà la barrière des langues.

13. Devoir non rendu

D’un naturel émotif et sensible, trop franc aussi sans doute, je dis aux élèves en début d’année que si jamais ils sont dans l’impossibilité de me rendre un devoir, ils peuvent me le remettre le cours suivant pour peu qu’ils lui adjoignent une lettre, en espagnol, par laquelle ils expliquent de façon détaillée les circonstances étrangères à leur volonté qui les ont empêchés de s’acquitter de leur tâche. Je précise, en toute transparence, que le but de leur missive doit être de me mettre dans un état émotionnel tel que je sois dans l’impossibilité de refuser un délai supplémentaire. Les événements décrits doivent être extraordinaires et la vérité n’est tolérée que si elle s’élève au niveau de la fiction et me touche et m’émeut. Je m’empresse de rappeler aux élèves que l’émotion est un sentiment qui s’émousse: au delà du quinzième enlèvement par une sous-coupe de Martiens, ma bienveillance risque de faiblir. Idem pour la quinzième dame âgée sauvée d’un incendie. Les élèves sont donc obligés d’en faire toujours plus, si les devoirs ne sont pas rendus de façon régulière. Et c’est comme cela que tout a commencé: constatant que leurs récits me touchaient de moins en moins, ils ont commencé à tourner de petits films, car, pensaient-ils, une image vaut mille paroles. Au début, les films étaient sobres, quelques images, quelques témoignages. Puis ce fut l’emballement, l’inflation, la surenchère… Notre série pourrait aussi rendre compte de ce travail.

14. Des romans

Tous mes élèves , sauf les terminales, travaillent à la rédaction d’un roman. Chacun invente un personnage, chacun peut se servir du matériau développé par d’autres en l’injectant dans sa propre histoire22. Des personnages peuvent aussi évoluer de façon conjointe, constituant des agrégats cohérents, si telle est la volonté de leurs auteurs. Des «attracteurs», que je donne, peuvent imposer un lieu, une scène définie de façon vague, un personnage. Ces passages contraints font que les histoires s’entrecroisent plus facilement. Il peut s’agir d’un lieu sur lequel on a travaillé en cours, il peut aussi s’agir d’une nouvelle ayant aussi fait l’objet de notre attention. En ce moment, certains de mes élèves font interagir leurs personnages avec Juan Darién, un tigre devenu humain, qui est le protagoniste d’une nouvelle d’Horacio Quiroga, un écrivain uruguayen. D’autres, mes lv3, placent ce malheureux Juan Darién dans une diversité de situations de la vie courante où sa nature cachée se révèle, puis ils relient ces situations entre elles.

15. On n’y est pour rien. Matrices fictionnelles. Apparitions miraculeuses, pseudo-sciences, etc.

La plupart des pistes que j’explore ici, je les ai un peu testées il y a des années, en Islande, quand j’ai crée un site destiné à l’enseignement de l’espagnol, aujourd’hui disparu, fondé sur une faune variée de personnages. L’une des particularités de la démarche était que la voix narrative était telle qu’elle suggérait une forme d’auto-engendrement du récit23. Sur lingua.is, c’est ainsi que le site s’appelait, on faisait semblant de s’interroger sur l’origine des articles ou des récits qui surgissaient. Il est arrivé, déjà les faux-articles, qu’un journal argentin inexistant interroge un enseignant, un certain et malheureux Nierenstein, à qui on imputait la responsabilité du site. Il déclarait -à l’époque, c’était envisageable- ne rien connaître aux ordinateurs, ni à l’Islande (le site comprenait des articles sur ce pays) et implorait les mauvais plaisantins anonymes à l’origine du canular de cesser de l’importuner. On peut lancer le site et nier de façon peu vraisemblable que l’on en soit à l’origine.

Mais ce qui est plus intéressant que ce jeu, c’est la position qu’il permet d’adopter. Nous ne sommes pas les créateurs du site mais ses explorateurs. Les épisodes manquants, ce sont des hypothèses que nous formulons, un peu à la manière des astrophysiciens qui postulent l’existence d’une planète à tel ou tel endroit. Ce positionnement permet de surcroît d’échapper à l’obligation de la cohérence. Pas plus que les scientifiques ne sauraient être tenus pour responsables des bizarreries du monde naturel, nous ne saurions l’être des imperfections d’un site qui n’est pas tout à fait le nôtre.

On pourrait faire comme l’Église avec les apparitions de la Vierge et autres miracles, qui déclare avec un sincérité non tout à fait feinte n’être pas à l’origine de ces apparitions et qui dit ne faire qu’en reconnaître l’existence24 et les constater objectivement. Une possibilité, c’est de traiter nos épisodes comme des miracles : on prie pour qu’ils adviennent, on s’émerveille quand ils sont là, si on en parle beaucoup, c’est comme s’ils s’étaient produits, on ne songe pas à réclamer une quelconque périodicité dans leur apparition… Un raffinement de cet artifice de récit, c’est de laisser nos épisodes pendant un temps limité en ligne25. C’est à nos lecteurs-spectateurs de les collecter par un travail constant et dévoué ou de les susciter par auto-suggestion lorsqu’ils qu’ils n’existent pas. Ce qui est fascinant tout de même avec les religions, c’est cela, je trouve, cette façon de créer une matrice fictionnelle, puis d’attendre que la pullulation de récits auto-engendrés par la nécessité du lecteur-croyant de recevoir en soi l’épiphanie du récit. Chaque croyant espère ardemment que son corps sera le siège d’une confirmation de sa foi et l’attente est tellement forte que parfois le miracle advient et l’on se convainc d’avoir vu la Vierge26. Il me semble, pour reprendre Coleridge, que la littérature joue sur des mécanismes d’intoxication cognitive analogues mais limités et maîtrisés et qu’elle permet une sorte de mithridatisation27.

Dans l’épisode que ces paragraphes suggèrent, il ne serait point besoin d’expliciter tout ce que je viens de dire. Il faudrait, au contraire, faire accroire que tout cela n’est que marketing : il faut augmenter la consultation de notre site en rendant éphémères ses contenus et labiles les liens qui les structurent. Des débats se font jour sur la réalité d’un texte, d’une scène ou d’un épisode dévoilé à peine quelques secondes. Nous suscitons des communautés d’exégètes qui s’interrogent sur ce que nous faisons28. Comme d’habitude, comme pour la lettre volée de Poe, on dit toujours tout : nous sommes transparents et la série montre nos machiavéliques concepteurs à l’œuvre.

Il faut insister sur le fait que ce dont il s’agit ici c’est non de combattre l’irrationnel, la religion ou la mystification, mais d’identifier des modes de récit d’une redoutable efficacité dégagés au cours de l’histoire humaine et de les faire fonctionner en toute transparence, de manière contrôlée, maîtrisée et, donc, littéraire29.

16. Multivers

Il m’est arrivé de parler à mes élèves, à l’occasion de je ne sais plus quel texte littéraire de la théorie des multivers, ce modèle abondamment utilisé en science-fiction, qui postule que l’univers fourche à chaque fois que l’on fait une observation quantique. Dans les histoires de Marvel Comics, par exemple, les héros se rendent visite et passent d’un univers à l’autre30.

L’Univers d’un personnage fourche lorsque, happé par un camarade, il est injecté dans un monde, alors qu’il continue d’exister dans le sien31. Nous suscitons des mondes de fiction et nous faisons en sorte qu’ils soient englobés dans une structure commune qui permet aux personnages de se déplacer d’un univers à l’autre. L’univers de X… est, certes, le plus connu à ce jour, mais d’autres univers, dans le silence des copies de seconde, se mettent en place qui n’ont rien à envier en complexité à celui de X…. Déjà, leurs personnages traversent des frontières que l’on croyait étanches et connaissent une multiplication foudroyante de leurs existences.

17. Droits d’auteur

Il faut, autant que possible, éliminer les fantaisies d’utilisation à but lucratif de cette initiative. Pour cela, le mieux est, me semble-t-il, d’avoir recours à des solutions comme celles proposées par Creative Communs et adoptés notamment par Wikipédia.

18. Peut-on faire ceci ? En a-t-on le droit ?

Chacun des points de ce « programme » peut être perçu comme l’une de ces activités que l’on met en place pour réaliser des exercices d’expression. La seule singularité de la démarche réside dans leur mise en cohérence par l’enseignant dans le cadre d’un projet plus vaste. Est-ce choquant ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Je crains cependant qu’il me soit reproché d’imposer mon monde intérieur aux élèves. En tout cas, je serais content si je pouvais prendre un peu de recul et que d’autres « mondes » surgissaient. J’ai défendu dans ma contribution32 à l’élaboration du projet d’établissement la nécessité d’accorder plus de poids à la création artistique et à l’écriture en particulier. Si nous nous engagions dans une telle démarche, des initiatives comme celle que je propose ici deviendraient -c’est souhaitable- banales et anodines et elles émaneraient fondamentalement des élèves. En fait, dès lors qu’on s’y sent autorisé33, concevoir des initiatives de ce genre est tout ce qu’il y a de plus facile et naturel. Le problème ici, c’est que je suis à la fois porteur d’un projet général et seul, pour le moment, à le mettre en œuvre. Du coup, je fais un peu tout, ce qui n’est pas vraiment souhaitable, à mon sens. Ce que j’aimerais bien, c’est, d’une part, que le projet soit adopté par des collègues et devienne collectif et, d’autre part, que l’on puisse faire venir des écrivains, des gens dont la seule mission serait d’inventer des histoires avec les élèves et qui auraient toute légitimité pour le faire. Je voudrais avoir moins de poids dans l’élaboration de tout ceci. Je ressens fortement la nécessité que l’enseignant soit un fonctionnaire anonyme et sobre qui s’efface devant le savoir et dont le souvenir n’a pas vocation à perdurer34. En même temps, je n’arrive pas à ne pas faire de mon mieux, ce qui me conduit inévitablement à rechercher la cohérence dans les activités que je propose et, le problème est là, cette cohérence n’est que celle de mon monde, car je n’en ai pas d’autre… Donc, je voudrais sortir de cette tension de la manière que je t’indiquais, par l’apparition d’autres mondes fictionnels au sein de la communauté éducative -il suffit, je le disais plus haut, d’en autoriser l’émergence- et par la sollicitation d’intervenants extérieurs dont la mission serait de multiplier ces mondes fictionnels.

Je crois par ailleurs qu’il est important de montrer que l’on peut faire des choses sérieuses dans le cadre de notre métier de profs, ce serait une façon d’attirer vers le métier des jeunes qui craignent de se morfondre chez nous.

19. Ton avis

Est- ce que tu souhaites t’associer à tout ou partie de cette initiative? Est-ce que je peux contacter Lille 3 pour qu’on discute avec eux sur cette base? Si tu es partante, il faudrait que l’on aille voir le proviseur pour l’informer des démarches que nous entreprenons.

Annexe I

(Note préparée à l’intention de M. T avant sa visite d’inspection)

Écrire un roman…

En début de l’année scolaire, j’ai annoncé aux élèves qu’ils allaient écrire un roman. Ils ont commencé par inventer un personnage auquel ils ont donné les caractéristiques de leur choix. Ils m’ont rendu des dm qui étaient des continuations des textes que nous étudions en classe dans lesquelles ils faisaient intervenir leur personnages. Lors du dernier ds, les élèves de seconde lv2 devaient reconstituer l’une des histoires qu’ils avaient rendues et, d’autre part, dans la continuité du dernier texte étudié -quelques lignes du récit Tlön, Uqbar, orbis tertius, de J. L. Borges-, imaginer l’irruption de l’imaginaire dans le monde réel. Après avoir balayé en classe, avec les élèves, différentes possibilités, c’est la rencontre avec leur personnage qui a été choisie. J’ai demandé aux élèves d’apporter, pour le prochain cours -celui auquel vous assisterez-, un objet qui “prouve” l’irruption de l’imaginaire dans le monde réel dont ils ont été les témoins. Ils présenteront ces objets à leurs camarades.

Ces activités d’écriture ont été associées, comme je prévois que ce soit le cas pour le prochain cours, à des exercices d’expression orale. Il s’agit de prendre appui sur la réflexion et le travail en profondeur que permet l’écrit pour faciliter la prise de parole de l’élève. Je cherche cependant à ce que la prestation orale ne soit pas une restitution mémorisée de l’écrit, mais une recréation autonome qui peut connaître une évolution propre. C’est ce que je vise dans la tâche que j’ai demandé aux élèves de préparer pour le cours qui fait suite à leur ds ; en léger décalage par rapport à l’exercice effectué, elle est, me semble-t-il, de nature à engendrer une parole nouvelle.

Quel sens faut-il donner à l’annonce faite aux élèves qu’ils allaient écrire un roman ? Mais d’abord, quel sens donnent-ils à cette déclaration initiale de l’enseignant ? Je ne sais pas trop. Je pense qu’ils ne la prennent pas trop au sérieux. C’est du moins la réaction spontanée que l’on aurait : un élève de seconde n’est pas en mesure d’écrire un roman en espagnol. Et pourtant, je crois que lorsqu’une élève me rend six pages d’excellente facture, noircies en 45 minutes d’un travail fiévreux pendant le ds, après un devoir-maison fait en moins de 24 heures qui m’a étonné, eh bien, je crois que d’une manière un peu inavouée, l’idée est malgré tout présente dans son esprit de construire quelque chose de bien et de considérable dont elle pourra être fière en fin d’année. Je revendique le droit de ces déclarations un peu ambiguës qui autorisent chacun à aller loin sans imposer à ceux qui ne voudraient pas ou ne pourraient pas emprunter une telle voie un effort contre lequel ils se révolteraient.

Quel genre de roman est-ce que j’envisage ? C’est un roman qui est un et multiple. Chaque élève peut intégrer l’effort de ces camarades dans sa propre histoire, fagociter les personnages qui gravitent autour de lui, sans remords, bien entendu, puisque le personnage capturé peut continuer à mener l’existence que son créateur lui donne, mais aussi toutes celles que les élèves de la classe voudront lui octroyer dans leurs histoires respectives. En fait, il y a un pool35 commun d’histoires où chacun peut piocher pour dilater ou augmenter la sienne. Il suffit, pour ce faire, de concevoir le cadre qui justifie la captation de l’histoire du camarade, une rencontre entre deux personnages, par exemple, autour de la dépouille d’un tigre tué comme celui de la légende guaraní qui nous occupa pendant un cours36.

Une question qui se pose lorsque l’on met en place une démarche de ce type est de savoir si l’on peut en venir à un roman cohérent au départ d’une structure rhizomatique où des histoires émergent suscitées par des conditions et des contraintes locales peu faciles à prévoir, à déterminer ou à orienter. De façon moins abstraite : un élève peut-il faire un roman d’un cumul d’histoires dictées par les textes choisis par le professeur d’espagnol et l’imagination de ses camarades ? Une possibilité, c’est de faire du mot roman une interprétation extensive qui admet que l’on puisse décrire la vie d’un personnage par des fragments de son existence, sans intrigue particulière. Une autre possibilité, ce serait le recours, si courant dans la littérature latino-américaine, mais aussi dans le Quichotte, au jeu de immixtion du fantastique ou de l’imaginaire dans le réel : ces différents fragments que l’on a lus, ce sont des tentatives du personnage inventé par l’élève pour exister. Une lettre finale, envoyée par le personnage, permet au lecteur de comprendre que toutes ces histoires qu’il a lues étaient des tentatives par lesquelles le personnage tentait de percer la membrane qui le séparait de la réalité. Mais il faudra aussi, avertis-je les élèves, jeter, écarter : un grand écrivain se reconnaît à ce qu’il n’a pas gardé.

Est-ce que mes élèves apprennent à communiquer en travaillant de la sorte ? Je crois que la meilleure façon d’apprendre à communiquer, c’est de se placer dans une situation de communication et je crois que c’est bien ce que nous faisons en classe : les fictions que les élèves inventent leur permettent véritablement de parler d’eux-mêmes, de donner à voir, de façon maîtrisée, leur univers. Cet univers, je pense commencer maintenant à le connaître un peu, à force de corriger leurs récits et de suivre leurs personnages. Que les copies que je reçois soient, sauf exception, intéressantes et toutes différentes est un avantage certes subsidiaire mais que j’apprécie au plus haut point. Lire que Justine et son double Justina tombent nez-à-nez avec un tigre sans peau attaché à un arbre en pleine jungle et que, lorsque Justine s’apprête à libérer le malheureux animal, un lapin apparaît qui les apostrophe en leur disant de ne pas toucher le tigre car il est à lui37, cela est d’autant plus réjouissant que l’on sait déjà, parce qu’on l’a entrevue, que dans la copie que l’on lira après nous attend une sorcière qui remonte le temps à l’aide de sa bague magique…

Et si un élève « n’a pas d’imagination » ? Et si un élève n’a pas envie d’inventer des histoires ? Aucun de mes élèves n’a jusqu’à maintenant refusé d’inventer des histoires. Mais il faut être attentif aux signes de lassitude ou de rejet qui peuvent émerger face à un exercice inhabituel sinon pour sa nature, du moins pour son ampleur. Je crois qu’inventer des histoires est quelque chose de bien en soi, qui ne peut, en règle générale et pour autant qu’on reste dans des limites raisonnables, que faire du bien. Cela vaut la peine donc que l’on exerce sur les élèves une douce contrainte pour qu’ils s’autorisent, pour ainsi dire, à effectuer un exercice qui ne peut pas leur déplaire totalement. Cela étant dit, il faut toujours prévoir des portes de sortie ou des alternatives pour celui qui refuserait de mobiliser son imagination sur commande. Le fait de ne pas rendre un devoir en temps et en heure peut être un signe d’une difficulté ou d’un refus de s’impliquer dans l’exercice proposé par l’enseignant. Cela est arrivé trois ou quatre fois cette année-ci. J’ai alors dit aux élèves qu’ils disposaient d’un délai supplémentaire à condition qu’ils rédigent un courrier à mon adresse m’expliquant pour quelles raisons ils avaient été dans l’impossibilité de rendre le devoir. Ce courrier devait m’émouvoir et m’attendrir au point que je fusse dans l’impossibilité de refuser le devoir qui me serait rendu en retard. J’avertissais en toute loyauté les élèves concernés qu’une explication du style « j’ai oublié mon cahier à la maison » risquait de me laisser de marbre. J’ai eu droit à un extraterrestre, un incendie, une vieille dame agressée et sauvée par l’élève et un chat coincé. Il semblerait que pour certains, inventer un gros mensonge pour le prof soit plus motivant que d’inventer une histoire sur commande. J’ai incité ces élèves à intégrer leurs justifications dans leurs romans. J’en ai fait passer deux au tableau pour qu’ils racontent leurs mésaventures à la classe en leur indiquant que, l’émotion étant un sentiment communicatif38, ils avaient d’autant plus de chances de provoquer la mienne qu’ils susciteraient celle de leur auditoire. Mais, j’ai tout de même félicité Y., qui tout en sobriété, a expliqué de façon fort structurée et non exempte d’ironie qu’il était dépourvu d’imagination. Son texte commençait ainsi (je cite de mémoire): El tres de diciembre de 1998, nació Y, un chico sin imaginación (…) Para su desgracia, el profesor de español siempre pedía redacciones

Je crois que ce qui est essentiel pour pouvoir mener à bien le type de démarche que je décris ici, c’est que les élèves soient assurés de la bienveillance de l’enseignant, que celui-ci les pousse mais les respecte dans leurs singularité et leur individualité.

Une exposition.

Dans la continuité du travail de présentation des objets « prouvant » une immixtion du monde fantastique dans le monde réel, je prévois d’organiser une exposition de ces objets. Je préparerai, avec les élèves un catalogue, qui comprendra une introduction, une description des objets, des témoignages et des avis d’experts. Ces derniers auront à présenter, par exemple, les différentes notions de fantastique, ou la vraisemblance que la longueur des pattes du lapin39 s’explique par le choc consécutif à la chute de l’animal depuis le ciel, etc.

J’envisage également qu’un docu-fiction soit tourné sur l’irruption desdits objets à Villeneuve d’Ascq.

Annexe II

(Note préparée à l’intention de M. T avant sa visite d’inspection)

Acquérir la grammaire.

Le but de cette note est de rendre compte de la démarche mise en place dans mes classes de seconde LV2 et LV3 dans le but de faire en sorte que les élèves acquièrent les notions fondamentales de la grammaire espagnole.

Dans un premier temps, il s’agit de rendre aisée l’exploration de l’espace que la grammaire constitue40. Nous cherchons à faire en sorte que les élèves soient en mesure de trouver par eux-mêmes une réponse aux problèmes de structures auxquels ils sont confrontés lorsqu’ils cherchent à s’exprimer en espagnol. On peut trouver ces solutions dans une diversité de supports, ici, nous nous concentrerons sur l’emploi de grammaires, surtout l’appendice grammatical de leur manuel.

Le premier écueil qui se présente à l’élève est d’identifier la nature de la difficulté d’expression qu’il rencontre. Il est en effet courant qu’un élève sache qu’il veut dire cette table, mais qu’il ignore que cette est un démonstratif et que, dès lors, il soit dans l’incapacité d’aller chercher cette forme dans une grammaire, voire dans les connaissances qu’il a déjà acquises. On peut certes miser sur un apprentissage qui, renonçant à spéculer sur les mécanismes mentaux d’acquisition de la langue, considérerait l’esprit de l’élève comme une sorte de boîte noire et fonctionnerait par analogie avec ce qui semble être l’apprentissage d’une langue maternelle par un enfant. Il se produirait une sorte d’imprégnation qui, de façon non déterminée ou indifférente, permettrait à l’apprenant, sans trop avoir recours à la formalisation grammaticale, d’acquérir la compétence de produire des énoncés dans une langue 2. Il semblerait cependant, qu’à partir d’un certain âge et dans les conditions d’apprentissage qui sont celles de l’école, ce mode d’acquisition de la langue ne permette pas de mettre en place des compétences solides et stables. Il reste, il faut le constater aussi, qu’une approche purement descriptive ou théorique d’une langue n’est pas de nature à rendre possible le maniement souple et spontané que requiert la construction d’énoncés quelque peu complexes dans une situation de communication.

La question initiale qui se pose donc à nous est comment mettre l’élève en capacité de traduire en langage grammatical le besoin langagier qu’il rencontre dans l’acte de former un énoncé. Je pense que l’exploration systématique d’une grammaire et la réflexion sur les mécanismes qui structurent la langue favorisera la mise en place, le moment venu, des équivalences entre besoins expressifs et langage grammatical qui permettront à l’élève de trouver la solution au problème qu’il rencontre. Cependant, pour que cette exploration produise ses fruits, il faut qu’elle soit active et qu’elle implique de façon diversifiée et dynamique la personne de l’élève, mais aussi le collectif que représente la classe.

J’ai attribué à chaque élève une structure linguistique et lui ai confié la mission de faire en sorte que la structure dont il a la charge soit connue de tous. L’élève doit réfléchir à la meilleure façon de diffuser la connaissance de sa structure et l’expliquer dans le détail à au moins six camarades. Je pense que le fait d’expliquer aide à comprendre et que recevoir des explications par des canaux différents -le professeur et un ou des camarades- permet de mieux installer la connaissance et, partant, de la retrouver plus facilement lorsqu’il est nécessaire de l’employer. Il me semble qu’un tel dispositif suscite une mobilisation émotionnelle et cognitive favorable à l’apprentissage. Cette circulation d’une parole des pairs s’accompagne de moments plus formels où l’enseignant intervient pour systématiser mais aussi relier le point étudié à d’autres structures de la langue, voire pour élargir la problématique en montrant que la question envisagée a partie liée à des questionnements plus vastes41. Ce que je vise, par-delà le temps de la classe, c’est une situation cognitive où, spontanément, émergent des interrogations et des problématiques, une situation où l’élève lui-même se pose des questions et se mobilise en dehors du temps du cours, car c’est sans doute là que tout se joue : deux ou trois heures par semaine pendant 5 ans pour apprendre une langue, c’est notoirement insuffisant… sauf si les deux ou trois heures en question sont perçues comme des moments de mobilisation et relance d’un état d’apprentissage qui se diffuse largement dans l’esprit de l’élève et dans lequel l’enseignant s’immisce avec bienveillance et respect42.

Par groupes de deux ou trois, les élèves ont préparé des posters portant sur les points de grammaire sur lesquels ils ont travaillé. Des « stands » ont été mis en place, tenus par l’un des élèves alors que l’autre camarade passait de l’un à l’autre des « stands », où il était reçu par un « spécialiste » qui lui présentait, en français, le point de grammaire en question. J’ai demandé aux élèves de rechercher des exemples des structures sur lesquelles ils ont travaillé dans le manuel ou, s’ils le souhaitaient, dans d’autres textes. Ces posters, corrigés et améliorés, seront affichés en classe43. J’envisage par ailleurs de demander aux élèves d’enregistrer une présentation audio de leur structure grammaticale en trois minutes. Il s’agit de constituer une sorte d’audio-guide à l’aide duquel chacun pourra parcourir l’exposition constituée des posters. Je précise que l’opération sera renouvelée tout au long de l’année, pour faire en sorte que les élèves aient eu à se pencher sur une diversité de points de grammaire.

Est-ce que je suis en mesure de m’assurer que l’opération d’expliquer la structure à six camarades ait été menée à bien ? La réponse est, dans le cadre que je me donne, non. Une vérification poussée impliquerait d’une part des procédures lourdes et complexes d’évaluation et, d’autre part, une immixtion excessive dans la vie privée des élèves. J’ai certes expliqué à ceux-ci, lors de la présentation du dispositif qu’ils pouvaient et devaient utiliser toutes les méthodes efficaces qu’il leur viendrait à l’esprit pour mener à bien leur mission, pour autant qu’ils restent dans les limites de la légalité en vigueur. Mais je pense qu’ils ont bien vu que cette formulation excessivement solennelle, qui les laissa perplexes puis les fit rire, était plutôt une invitation à partager leurs connaissances qu’une injonction à laquelle ils ne pourraient se dérober. Après que la sonnerie eut retentit, je vis quelques élèves échanger avec ferveur leurs numéros de téléphone et se menacer en riant et gentiment de toute sorte d’actions qui auraient pour effet de transmettre les explications appropriées. Je pense qu’ils n’en firent rien…, mais je pense aussi que la simple possibilité d’imaginer un plan pour transmettre les arcanes des possessifs en espagnol est de nature à favoriser l’acquisition de cette structure. Dans une étape ultérieure, je demanderai un travail d’écriture, en espagnol, où il s’agira de rendre compte des moyens réels ou imaginaires mobilisés pour diffuser la connaissance du point qui avait échu à chacun44.

Avec la classe de seconde LV3, en parallèle avec le travail décrit ci-dessus, nous avons fait les exercices de synthèse du manuel des élèves. Ils seront interrogés le samedi 12 octobre sur les exercices des quatre premières leçons, qui portent sur un nombre important de points de grammaire, y compris ser et estar ou le passé simple. Est-il raisonnable de tout donner ainsi à voir d’emblée ? Dans quel but est-ce que ceci est fait? Les élèves connaissent les questions possibles par avance : je leur ai dit que je ne ferais que reprendre certains exercices sur lesquels ils ont déjà travaillé et que nous avons corrigés en classe. Je ne leur demande donc pas d’apprendre tous les passés simples irréguliers à toutes les personnes, mais uniquement ceux qui apparaissent dans les exercices. Il s’agit de retenir quelques phrases, quand bien même on ne maîtriserait pas parfaitement la notion, qui vont permettre d’indexer l’espace grammatical pour ensuite savoir où trouver les informations nécessaires le moment venu. Dans cette entreprise, j’attache de l’importance à l’objet livre, à l’appendice grammatical et ses couleurs et tableaux toujours à leur place et qu’il est aisé de parcourir, qui se présentera à l’esprit de l’élève et qui lui permettra de retrouver la structure dont il a besoin, d’abord dans le manuel, puis dans sa mémoire à lui45.

Je crois que cette notion d’indexation de la grammaire est fondamentale et que nous devons favoriser une diversité de situations qui permettront à chacun de la mettre en œuvre. En même temps, un élément décisif est le caractère collectif de la démarche : une trop grande individualisation aurait pour effet d’atomiser la classe et d’en faire non un groupe coopératif de travail mais une somme d’individus isolés. Je crois que lorsque la classe se perçoit comme un ensemble solidaire, les apprentissages ont une toute autre vigueur que lorsque l’on est seul. Il s’agit donc de favoriser la diversité des voies d’apprentissage tout en en limitant le nombre pour que le caractère collectif et partagé de l’acquisition des connaissances reste bien le fait de toute la classe46.

A mon sens, la démarche suivie comporte aussi l’avantage de faire évoluer le rapport à l’apprentissage de l’élève d’une logique qui serait : « j’apprends ce que le prof me dit d’apprendre » vers « j’apprends l’espagnol ». Je dis en quelque sorte aux élèves : nous pouvons tout dire, il suffit de chercher un peu, ce que vous pourrez faire très vite, une fois que nous aurons exploré ensemble les moyens dont nous disposons pour agencer des phrases et produire des énoncés. Cette démarche me permet aussi de sortir de cette idée que l’on ne peut demander à l’élève que ce qu’il connaît déjà. Je ne m’interdis donc pas de demander un récit au passé simple alors que je n’ai pas abordé formellement ce temps en classe. Essayer de prévoir les structures que les élèves vont devoir mobiliser dans un travail d’écriture et m’assurer qu’elles sont connues ou censées l’être me paraît vain et stérilisant, à la fois pour l’enseignant et pour l’élève. Il reste que pour que la démarche que je propose puisse se mettre en place, il faut rassurer des élèves souvent habitués à des procédures quelque peu tatillonnes. Il est donc fondamental qu’ils soient assurés de la bienveillance et de la loyauté de l’enseignant47, sans laquelle la prise de risque qu’implique une exploration autonome de la langue dans les devoirs serait une démarche héroïque.

Mais je voudrais insister sur un point. Je crois que l’apprentissage par cœur, qu’il s’agisse de poèmes ou de conjugaisons est nécessaire. Après avoir exploré la grammaire, après y avoir posé des jalons, les élèves doivent se l’approprier, la faire leur. C’est pourquoi, ils seront interrogés sur cet travail indispensable par le biais d’interrogations « bêtes » de conjugaison ou d’autres points. Je crois que nos élèves doivent avoir aussi la possibilité rassurante d’avoir de bonnes notes de façon prévisible pour autant qu’ils fournissent un travail assidu. Je pense que cela aussi fait partie de la loyauté requise dans le chef de l’enseignant.

1En concevant ce projet, j’ai pensé aux vers finaux de El libro de buen amor , où la voix poétique invite quiconque à poursuivre le poème :

Qual quier omne que lo oya, si bien trobar sopiere,

puede más y añadir e enmendar, si quisiere;

ande de mano en mano, a quien quier quel pidiere;

como pella a las dueñas, tome lo quien podiere.

Libro de buen amor, …

J’ai aussi pensé au fait que le périmètre final de la Bible ne fut fixé qu’à la charnière des 4ème et 5ème siècle, par les conciles de Carthage : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/bible-ancien-et-nouveau-testament/#15 . Voir aussi: http://www.artbible.net/bibledoc/universalis/AT_NT_Intro_Canon.htm .

2Tu auras sans doute compris que je te livre ici la version officielle. Je te raconterai de vive voix ce qui s’est véritablement produit… En fait, ils n’ont pas complètement disparu, il semblerait par ailleurs que notre cas ne soit pas unique et que d’autres personnages de fiction aient eu dernièrement de semblables velléités d’indépendance. D’autres surgissements sont, hélas, à prévoir. La discipline qui s’occupe de ces êtres d’un genre nouveau s’appelle la Xerbiologie. J’en parle plus bas.

3La Revue du Cinéma est une publication prestigieuse dont l’influence ne cesse de grandir. Selon certains, elle serait en train de marquer de son sceau le jeune cinéma mondial et représenterait quelque chose de comparable à ce que furent les Cahiers du Cinéma de l’époque de Truffaut.

4Une branche semble s’être détachée discipline-mère qui aspire à devenir une discipline à part entière : la Xerbiologie, sans «r», qui se focalise sur la biologie de ces êtres, inconnus jusqu’à il y a peu, qui commencent à quitter leur existence virtuelle pour s’incarner dans le monde réel. A rapprocher de la xénobiologie, qui explore la création artificielle de formes de vie par l’homme : http://fr.wikipedia.org/wiki/X%C3%A9nobiologie

5Un exemple : après avoir lu un article (http://www.nature.com/srep/2013/130228/srep01319/full/srep01319.html) qui rendait compte d’une expérience de transmission de pensée entre deux rats situés à des milliers de kilomètres l’un de l’autre par le biais d’électrodes et d’un modem, j’ai parlé de cet article aux élèves et leur ai suggéré d’intégrer cette idée à leur histoire. L’étape suivante serait de « découvrir » cette allusion. Une expérience analogue a été conduite avec des humains par des chercheurs de l’université de Washington : ww.washington.edu/news/2013/08/27/researcher-controls-colleagues-motions-in-1st-human-brain-to-brain-interface/ . Un autre exemple : je viens de proposer aux élèves d’expliquer la force extraordinaire de X… par une mutation analogue à celle décrite dans cet article : http://www.plosone.org/article/info:doi/10.1371/journal.pone.0000789#pone-0000789-g003 , qui explique que la mutation d’un gène bloque la production de myostatine, une protéine qui, elle-même, bloque le développement de la masse musculaire.

6Je m’enorgueillis de la remarquable économie de moyens de ce projet. Il reste qu’il faut tout de même rétribuer d’une façon ou d’une autre les collaborateurs. En accréditant faussement l’idée d’une érudition absolue dans le chef de nos collaborateurs, nous les rémunérons, pour ainsi dire, en capital symbolique (cf : Pierre Bourdieu). Bien entendu, d’aucuns trouveront le procédé ridicule voire malhonnête, et ils répugneront à s’y associer. Pas de souci, nous avons l’option auto-dérision : savoir se moquer de soi est en soi un capital symbolique (cf : Pierre Bourdieu qui, s’il ne l’a pas écrit, aurait dû le faire).

7« THE ORIGINS OF THE WORLD’S MYTHOLOGIES » de Michael Witzel (Oxford University Press, 2013)

8http://www.jps.auckland.ac.nz/document//Volume_67_1958/Volume_67,_No._1/Folktales,_social_structure,_and_environment_in_two_Polynesian_outliers,_by_J._L._Fischer,_p_11-36/p1

9http://www.pnas.org/content/111/29/10620.full

10Voir Julien d’Huy La généalogie des mythes, Pour la science, n°442 -Août 2014, pp 22-29.

11Voir : Nicholas Evans and Stephen C. Levinson (2009). The myth of language universals: Language diversity and its importance for cognitive science. Behavioral and Brain Sciences, 32, pp 429-448. doi:10.1017/S0140525X0999094X

12Steven Pinker (1994, p. 232) The language instinct. W. Morrow, cité par Evans et Levinson

13Facebook, Déclaration de droits et responsabilités : https://fr-fr.facebook.com/legal/terms?locale=fr_FR

14Si la différence entre la supercherie et la fiction réside dans le fait que dans le deuxième cas le lecteur connaît le caractère fictif du récit, il y aurait, si on multipliait les êtres de fiction sur Internet, fiction pour l’entourage du créateur, voire pour les humains, et supercherie pour les robots ou les logiciels. Cette distinction technique peut servir de base à un positionnement éthique : vérité et/ou fiction pour les humains bienveillants, supercherie ou tromperie pour les robots ou pour les humains non bienveillants, catégorie qui pourrait inclure les malveillants et ceux qui instrumentaliseraient les informations à des fins propres et non-bénéfiques pour la personne, commerciales notamment.

15Il n’est certes pas dans nos missions de nous en prendre à une activité économique légale. Mais il faut avoir présent à l’esprit que les dommages que nous pourrions causer à Facebook seraient des conséquences non recherchées de nos efforts destinés à protéger nos élèves. On peut rappeler utilement que l’école se bat contre le tabagisme et que, si cela a des conséquences fâcheuses sur l’industrie du tabac -on l’espère bien- cela ne saurait lui être reproché, puisque le but principal recherché, la protection de la santé des élèves, est légitime et les conséquences pour l’industrie du tabac sont à la fois non-voulues et indispensables à la poursuite efficace du but légitime recherché.

16Je crois d’ailleurs que la fiction rend de façon plus riche et maîtrisée la vie de nos élèves que le dévoilement brut de cette dernière. Il n’est pas absurde de penser que si l’on se répand tant sur Facebook, c’est parce que l’on a le besoin de dire, les moyens de dire et pas grand-chose à dire. Quand on a X…, on consent moins à certaines impudeurs qui attirent le chaland.

17On pourrait travailler aussi avec Serge, et nos collègues de lettres classiques et français pour concevoir une pièce de théâtre qui serait une actualisation du mythe.

18Une version complète du célèbre roman de l’auteur russe, Les âmes mortes, se trouve ici : http://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Gogol%20-%20Les%20Ames%20mortes.pdf

19Réalité ou fiction ? Une vraie marche pourrait être filmée et devenir de la fiction. Un thème, encore une fois, très borgésien.

20Pascal écrivit que la nature est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. La formule semble façonnée pour X…, mais ce n’est pas le cas. Borges en donne l’histoire dans La esfera de Pascal, Otras inquisiciones, 1952

21C’est leur côté nouveau riche. Note à supprimer avant diffusion, elle pourrait indisposer les autorités, très sourcilleuses, me dit-on, de cette République.

22Je mets en annexe quelques développements sur cette question. Je l’ai abordée aussi dans ma contribution au projet d’établissement ici : http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2013/10/06/contribution-au-projet-detablissement/

23J’ai été marqué par une certaine façon de raconter fréquente dans les sagas islandaises -remarquée par Borges- où le narrateur paraît ne ne pas comprendre totalement ce qu’il raconte. On ne manquera pas de s’émerveiller que huit siècles après les sagas, leur forme de narrer si caractéristique refasse surface dans un lycée français.

24A propos du canon, K. Alland écrit : «ce n’est pas l’Église constituée qui a comme telle créé le canon: elle en a reconnu l’existence». Cité dans TESTAMENT (ANCIEN ET NOUVEAU), http://www.artbible.net/bibledoc/universalis/AT_NT_Intro_Canon.htm . On est par ailleurs frappé que le ton objectif des écrits de théologie se soit immiscé dans l’article cité de l‘Encyclopédie Universalis. La casuistique qui consiste à parler rationnellement de choses qui n’existent pas est, bien mise en œuvre, d’une extrême efficacité pour donner de la chair à ces phénomènes et en accréditer la réalité. C’est à ce mécanisme narratif que nous nous intéressons.

25La réussite de l’application Snapchat, ces photos que l’on envoie depuis un smartphone et sont censées disparaître au bout d’un temps très court pourrait être en partie attribuée aux récits que la l’existence éphémère de l’apparition suscite et à l’impossibilité affichée, ce n’est pas le cas en réalité, de la faire advenir à nouveau. Cet aritcle : http://rezonances.blog.lemonde.fr/2013/05/10/snapchat-ces-photos-ephemeres-qui-ne-seffacent-pas/ montre que les photos peuvent être récupérées et Le Monde du 9 mai titre L’application Snapchat accusée d’avoir trompé ses utilisateurs : http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2014/05/09/l-application-snapchat-accusee-d-avoir-trompe-ses-utilisateurs_4413903_651865.html

26Ce type de récit n’est certes pas l’apanage de la religion catholique. La psychanalyse, l’homéopathie et d’autres pseudo-sciences ont un modus operandi analogue qui articule un récit mythique général et d’innombrables micro-démonstrations personnelles, individuelles ou subjectives, toujours inaccessibles à un protocole scientifique, invérifiables donc, mais dont l’effet cumulatif et de renforcement mutuel réussit souvent à emporter la conviction. Récemment, un groupe chrétien états-unien a demandé au producteur de Noé de préciser que l’histoire racontée par le film était une fiction, en considérant comme acquis sans doute que le récit biblique était un compte-rendu véridique. Il y a des années, un religieux que l’on interrogeait à la radio au sujet d’une relique dont la démonstration avait été faite qu’elle ne pouvait pas être ce que l’Église disait qu’elle était, répondait avec rondeur et subtilité par une question : qu’est-ce que cela peut faire, puisque l’objet en question a été sanctifié par la ferveur de générations et générations de croyants ? J’ai été fasciné par le cynisme affiché et mielleux de la déclaration. Référence : je crains de ne pas la retrouver.

27Coleridge écrit, dans Biographia Literaria, 1817, Chapitre XIV (cité ici : http://en.wikipedia.org/wiki/Suspension_of_disbelief#cite_note-4 ) : « … It was agreed, that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. Mr. Wordsworth on the other hand was to propose to himself as his object, to give the charm of novelty to things of every day, and to excite a feeling analogous to the supernatural, by awakening the mind’s attention from the lethargy of custom, and directing it to the loveliness and the wonders of the world before us … » La suspension consentie de l’incrédulité est momentanée en littérature et sans limite dans le mythe. C’est cette voie de réflexion que j’ai proposée aux élèves pour aborder la notion de mythes et héros. La littérature, me semble-t-il, peut être une façon d’apprendre à contenir le mythe, elle nous apprend à suspendre l’incrédulité et à être capable de la retrouver ensuite. J’ai traité la question dans un cours que je prévois de diffuser, mais il est en espagnol.

28L’obscurité est une source de pouvoir. Je dois retrouver la citation, mais un haut fonctionnaire du Trésor américain raconte que, jeune économiste, il s’était fait rembarrer par son supérieur : «Réécrivez-moi ça, j’ai tout compris. On ne doit pas comprendre ce qu’on dit ». Ou la citation de Greenspan : “ I know you think you understand what you thought I said but I’m not sure you realize that what you heard is not what I meant”». Nous ne cherchons pas à exercer le pouvoir ou à en critiquer l’exercice, mais à le donner à voir en caricaturant ses mécanismes ou en les endossant avec une franchise qui est une forme de dérision bienveillante ou un hommage un peu acide.

29Le fait que certaines structures de récit soient plus efficaces que d’autres et parviennent à coloniser les esprits humains a reçu des explications issues de la théorie de l’évolution. Je pense aux mèmes de Dawkings et à l’épidémiologie des représentations humaines de Dan Sperber, mais il me faut approfondir ces références et en trouver d’autres. On peut aussi signaler, à l’instar de Ferrater Mora, dans Las crisis humanas, qu’une société stable est une société où il existe un consensus sur la façon de régler les conflits : on fait appel au droit, à un livre sacré, à la raison, etc. On peut penser que ce type de consensus requiert une forme de calibrage commun des cerveaux qui fait appel aux formes de récit dont on parle ici. Je fais ces remarques pour suggérer que l’équation mythe ou religion =manipulation est trop réductrice et que l’on peut avoir aussi : mythe= paix ou stabilité, ou mythe=humanité… On n’aurait donc pas un esprit humain libre que l’irrationnel enchaîne mais l’irrationnel comme une composante inévitable de la vie en société, fût-elle, cette dernière, fondée sur la raison. D’où le danger de parler de maladie pour évoquer quelque chose d’inhérent à la vie en société, d’où le nécessaire respect que l’école laïque doit avoir à l’égard des opinions des uns et des autres alors qu’elle invite à la lucidité et à la réflexion sur les récits qui sous-tendent des mythes probablement indispensables.

30Je te rassure, D, je ne lis pas les Marvel Comics. Je trouve juste qu’il est de bon ton de montrer son ouverture d’esprit par ce genre de référence. Si tu vas sur l’article que Wikipédia consacre aux multivers – http://fr.wikipedia.org/wiki/Multivers -, tu pourras constater que la phrase qui donne lieu à cette en provient presque mot pour mot.

31 D’âpres débats agitent les personnages, auxquels les élèves ont pris part : le personnage princeps doit-il jouir d’une forme de prééminence ? Les nouveaux personnages, sortes de clônes qui surgissent dans des monde où ils n’ont parfois rien à faire, sont-ils des personnages à part entière ou des copies ? Faut-il, dans un univers donné, créer des droits différents en fonction des origines de chacun ? Nous sommes certes maintenant très loin de la théorie physique qui nous a inspirés, qui a agi surtout comme un déclencheur…

33Autorisé, mais pas trop incité ou contraint, ce qui peut braquer les élèves. La création devrait être surtout une possibilité valorisée… et une contrainte douce seulement dans la mesure où le poids de cette dernière peut emporter des réticences de façade ou dues à la crainte de faire l’objet des railleries du groupe.

34Il y a une raison plus égoïste : je trouve que je m’investis trop, que je donne un peu trop, et je voudrais me ménager quelque peu aussi pour pouvoir travailler de mon côté. Ce serait plus facile si d’autres voulaient bien s’associer au projet.

35C’est à dessein que j’utilise le mot anglais. C’est le terme employé par les biologistes pour désigner la masse d’information sous forme de brins d’ADN qui circule entre les bactéries, engendre des chimères et rompt les lignages que l’on a l’habitude de considérer comme monophylétiques (issus d’un même ancêtre), le processus lui-même, recevant le nom de transfert horizontal de gènes. Je remarque du reste que l’image d’un fond commun d’histoires récupérées, assimilées, digérées par les artistes peut rendre compte de façon pas trop inexacte de la circulation des idées et des fictions chez les hommes. Ce que nous mettons en place peut être dès lors lu comme une expérience susceptible de permettre à l’élève d’accueillir dans son esprit, par la suite, des mécanismes variés qui se laissent décrire par des récits par certains points analogues. Il ne s’agit certes pas de verser dans un quelconque structuralisme qui partirait en quête d’improbables dessins que la nature affectionnerait. Il ne s’agit pas non plus de voir dans la science, comme le veulent des relativistes radicaux, une fiction. Ce dont il s’agit, plus humblement, c’est de affirmer que la manipulation créative de certaines images ou métaphores peut faciliter l’acquisition de connaissances susceptibles d’être « encapsulées » à des fins de traitement cognitif dans des images déjà travaillées. On pourra se rapporter à ce sujet, si on le juge nécessaire, à ce que j’ai écrit -page 23 de ma contribution au projet d’établissement- sur la façon dont le physicien Feynman « traitait » les théorèmes de topologie mathématique par le recours à de curieux dispositifs cognitifs. L’idée que certaines métaphores puissent être mobilisées par le cerveau à des fins variées indépendamment de la connexion qui pourrait exister entre les réalités qu’elles mettent en rapport est renforcée par les travaux de nombreux linguistes (http://www.cc.gatech.edu/classes/AY2013/cs7601_spring/papers/Lakoff_Johnson.pdf) qui montrent la prédominance absolue de la métaphore spatial dans nos discours. Enrique Bernárdez, quant à lui, suggère une concomitance entre le surgissement de certaines compétences cognitives et leurs pendants structurels dans le langage: Todas estas operaciones tienen equivalentes en la sintaxis: organización secuencial, establecimiento de jerarquías, de la correspondencia entre las modificaciones de un mismo elemento y significados próximos pero no iguales, deixis, principios de composición y análisis, etc., etc., etc. (¿Qué son las lenguas?, E. Bernârdez, Alianza, 2012). Il n’est pas interdit de voir dans la syntaxe une forme de métaphore du fonctionnement cognitif du cerveau. Maîtriser en profondeur la syntaxe pourrait faciliter d’autres acquisitions et inversement. Il faut insister sur le fait que l’analogie porte sur des processus cognitifs et non sur des réalités objectives.

36La voici :

Érase una vez un conejo que quería ser grande y fuerte como un buey, así que fue al cielo a ver a Dios para pedirle el favor :
-Dios, yo quiero ser tan grande y fuerte como un buey.
-Está bien conejo, pero con una condición : que me traigas la piel del tigre.
Para sacarse de encima a esos molestos solicitantes que querían modificar Su obra, lo mejor era no entrar en polémicas. Una condición imposible de cumplir era más eficaz que mil palabras.
-De acuerdo, Dios, no hay problema.
Bueno, pensó Dios, un conejo menos, hay demasiados.
El conejo bajó del cielo y fue corriendo a ver al tigre:
-¡Tigre, tigre! ¡Acabo de hablar con Dios! ¡Va a haber un terrible tornado! ¡La única manera de no morir es atarse al árbol más sólido de la jungla!
-¡Por favor, conejo, ayúdame!
Es difícil saber lo que llevó al tigre a implorar la ayuda del conejo. Es posible que el haber visto al conejo bajar del cielo otorgase importancia al pequeño animal y crédito a sus palabras. Pero lo mejor será atribuir el comportamiento del felino al oscurecimiento que la idea de la muerte debió de producir en su de por sí limitado entendimiento.
El conejo subió al lomo del tigre y éste galopó hasta el árbol más sólido de la jungla, donde el conejo ató al tigre, que lo miraba con los ojos humedecidos por el reconocimiento. Esta hermosa piel ya no te sirve para nada, murmuró el conejo antes de arrancársela no sin cierta dificultad.
El conejo se echó la piel al lomo y subió al cielo a ver a Dios.
Como era justo después de comer, Dios estaba durmiendo la siesta, una costumbre bastante frecuente entre la gente de su edad. El conejo dispuso la piel del tigre en un rincón del cielo, al lado de Dios, y se puso a descansar de su agitada jornada mientras mordisqueaba una brizna de hierba y soñaba con el futuro glorioso que lo esperaba. Dios no tardó en despertarse. Se desperezó, se estiró… y, de repenté, dando un respingo, se dio cuenta de la presencia del conejo que lo miraba risueño y satisfecho. Dios se levantó algo trabajosamente y se acercó al pequeño animal.
-¿Cómo…, cómo has hecho?
-¡Muy fácil, Dios, muy fácil!, dijo el conejo no sin cierta soberbia.
Dios, se agachó y empezó a rascarle la sedosa y blanca cabeza mientras lo felicitaba : ¡qué conejito inteligente!, ¡qué conejito inteligente!, repetía.
Pero el conejo, de repente, sintió que las caricias habían cesado y que estaba girando a una velocidad inesperada en torno a la cabeza de Dios, que unos segundos después lo soltaba en dirección de la tierra.
Mientras se sacudía las manos, Dios decía en voz alta, una costumbre que había adquirido desde hacía algún tiempo: “Si el conejo, siendo tan pequeño, es capaz de matar al tigre, si se vuelve tan grande y fuerte como un buey, será capaz de matarme a mí!”
Cuenta la leyenda guaraní que el conejo intentó amortiguar el impacto con las patas delanteras y que, desde entonces, todos los conejos de la tierra, tienen las patas de delante más cortas que las de atrás.

37Justine ne se laisse pas démonter : ¿Crees que tengo miedo de ti ? Le lapin éclate alors en sanglots car il a été berné par Dieu, qui lui avait promis de le rendre aussi grand et fort que le boeuf s’il Lui rapportait la peau du tigre.

38J’ai toutefois averti mes classes que l’émotion s’émousse et que la susciter risquait de devenir de plus en plus difficile face à un public blasé.

39Voir note 2 pour la légende.

40La métaphore de la grammaire comme un espace à parcourir est explicité davantage dans ma contribution au projet d’établissement rendue lors de l’année scolaire 2012-2013.

41Je défends dans ma contribution au projet d’établissement la nécessité de ce que j’appelle un réenchantement de la grammaire, seule en mesure de renverser, ne fût-ce que partiellement, ce que le linguistes appellent la fossilisation, processus qui, une fois achevé, rend très ardue l’acquisition d’une langue étrangère. Je me permets de récuser la théorie de grammaire-outil que je définirais comme la théorie qui ne voit la grammaire que comme un outil au service de la communication et dépourvu d’intérêt propre. Je me limiterai ici à un argument pragmatique, bien que d’autres puissent être valablement mobilisés : sans une certaine fascination pour le fonctionnement de la grammaire les structures ne sont pas acquises, Chez les enfants, cette fascination est spontanée et goulue ; chez les adultes, je ne la vois à l’oeuvre que chez ceux qui portent un intérêt intellectuel à la grammaire, qui sont, du reste, les seuls qui apprennent correctement une langue étrangère. Malheureusement ou non, on n’a pas le choix entre la grammaire-outil et la vraie grammaire, seule cette dernière est de nature à accompagner un apprentissage efficace chez l’adulte. Par contre, on peut choisir entre la grammaire sans réflexion et la théorie de la grammaire-outil, mais ce choix est indifférent, puisque dans les deux cas il n’y aura pas d’apprentissage en profondeur. La grammaire « bête » et la grammaire dévalorisée en outil glissent, s’en vont comme elles sont entrées, et ne s’installent pas dans l’esprit de l’élève qui n’avait pas au préalable d’appétence particulière pour le raisonnement linguistique. Certes, on constate que, quelles que soient les méthodes, des individus apprennent, ce qui pourrait nous conduire à conclure à la relative indifférence des méthodes et à relativiser nos débats. Mais ceux-ci portent sur la masse qui a besoin de nous, pas sur les individus capables d’apprendre tout seuls.

42Je voudrais insister sur cette notion de bienveillance et respect. Je m’autorise à parler de choses difficiles ou à donner des devoirs ardus car mon message est toujours : “faites de votre mieux dans le temps qui vous est imparti”. S’il s’agit de rendre un écrit de fiction, plutôt que de donner un nombre de lignes ou de mots, je demande aux élèves de faire quelque chose de bien, si vous voulez écrire 30 pages, vous pouvez, leur dis-je. J’obtiens ainsi des textes qui font 10 lignes, mais aussi d’autres qui remplissent les quatre pages d’une copie double.

43Cette idée du poster comme support à l’explication est inspirée d’une discussion avec un chercheur en chimie, qui m’expliquait que, dans les congrès de sa discipline, les différentes équipes préparaient des posters pour présenter de façon rapide les résultats de leur recherches. Alors que les modes de transmission de la connaissance se dématérialisent de plus en plus, le recours au poster comme déclencheur de la parole et des échanges m’a frappé. Des profs font faire, depuis des générations, ce genre de chose aux élèves. Mais je trouve que cela ne mange pas de pain que de s’imaginer membre d’une équipe de chercheurs lorsqu’on prépare un tableau sur les possessifs. J’accorde volontiers des titres ronflants aux élèves : grand spécialiste du démonstratif, expert ès passé simple, etc. Ils s’inventent aussi des institutions prestigieuses pour lesquelles ils travaillent. Ces gestes grandiloquents favorisent, me semble-t-il, la prise de parole et permettent qu’aflore l’intérêt pour les choses, que l’on a trop honte, sinon, d’afficher. Je vous ai parlé de cette mère qui frappait son fils sur la main lorsque, se plaignait-elle, il parlait comme un adulte et faisait, pouvait-on comprendre, des raisonnements trop sophistiqués. Je crois que notre mission, c’est, sans nier ces lourds handicaps dont nous avons parlé, de chercher à les renverser plutôt que de les accepter, voire les renforcer et les durcir, par une pédagogie qui se contenterait, sous couvert de réalisme- de les acter.

44L’année dernière, j’ai demandé à des élèves de seconde de décrire l’éblouissement qui les avait saisis après la découverte du démonstratif en espagnol. Convaincus de son élégance unique, ils se sont donné pour mission de faire en sorte qu’il soit adopté par tous et par toutes les langues. Il faut dire qu’un extraterrestre s’est même donné pour mission de l’imposer à l’univers tout entier, mais aussi de l’apprendre aux singes, car, selon les très sérieux travaux de Tomasello, dont j’ai parlé aux élèves, la différence cognitive la plus fondamentale entre l’homme et le singe réside dans le pointage démonstratif. Je parle un plus longuement de cette expérience dans ma contribution au projet d’établissement, page 15.

45Ce que nous recherchons, c’est le rapatriement, pour ainsi dire, dans l’esprit de l’élève des connaissances qui lui sont proposées en cours. J’évoque cette question d’un point de vue plus cognitif en me référant aux travaux de Daniel Dennett dans ma contribution au projet d’établissement.

46La première fois que j’ai fait cours pendant toute une année ininterrompue à une terminale, ce fut à l’ESAAT, un lycée tout à fait particulier et favorisé, avec des classes fort soudées et avides d’apprendre. J’ai travaillé sur des textes difficiles en m’efforçant de les aborder de façon approfondie. Si j’en crois les notes du bac qui sont parvenues jusqu’à moi, la démarche donna d’excellents résultats. Deux années après, à Pasteur, j’ai en partie travaillé avec les mêmes documents, avec des résultats moins probants. On peut certes me reprocher de ne pas avoir tenu compte du niveau différent des élèves, ceux de l’ESAAT étant recrutés parmi les meilleurs dossiers des collégiens. Mais je crois qu’il faut aller plus loin dans le questionnement car je continue de penser qu’il était possible de travailler avec les mêmes documents aux deux endroits. Qu’il me soit permis ici de retenir un élément d’explication. Une collègue de français m’avait fait part de la fierté des élèves de l’ESAAT de travailler sur des documents difficiles. Les élèves lui avaient dit qu’ils s’expliquaient mutuellement les textes et qu’ensemble, ils parvenaient à bien les comprendre. J’ai été ému -et flatté- d’être ainsi, « dépossédé » de mes textes qui étaient devenus ceux des élèves. Je crois qu’au contraire, à Pasteur, ce travail collectif ne s’est jamais mis en place. C’est en partie cette expérience qui me conduit à rechercher des méthodes de travail basées sur une articulation de l’apprentissage collectif et individuel.

47Il y a trois semaines, après le cours, M vient me voir. Je comprends qu’elle est déçue de sa note : 12. Cette note ne semble pas correspondre à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Elle semble vouloir me dire, avec ce sourire si caractéristique des bonnes élèves de collège, que je dois mettre en oeuvre des procédures d’évaluation qui lui permettront d’avoir une note plus conforme à ce qu’elle vaut. Je crois que ni elle ni moi n’avions tort : elle m’a rendu par la suite des récits qui m’ont étonné et qui lui ont valu deux 20. En ds, sa copie était remarquable aussi. Je crois que M a accepté de grandir et de sortir de sa posture de collégienne pour se lancer avec courage et enthousiasme dans le corps-à-corps avec la langue dans le but de la contraindre à dire ce qu’elle voulait dire : La rosa que tenía Justina en sus cabellos largos y ondulados, écrit-elle dans la chute du texte de son ds. Je pense que M avait besoin d’entendre qu’elle pouvait y aller, qu’il ne fallait pas avoir de crainte…, ce que je ne pense pas avoir dit, du reste. Je crois que je me suis contenté d’une sobre incitation à persévérer. En revanche, je pense avoir fait comprendre à la classe que je me montrerais toujours bienveillant.

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