Valls accuse des chercheurs : "la puissance et la violence de leur vindicte" a conduit Kamel Daoud à abandonner son métier de journaliste.

Voir aussi la lettre envoyée au premier ministre par la voie hiérarchique :
http://sebastiannowenstein.blog.lemonde.fr/2016/08/30/lettre-au-premier-ministre-laffaire-daoud/

Selon le premier ministre, qui s’exprimait sur Facebook1, la décision de Kamel Daoud de renoncer au journalisme est le résultat d’une tribune2 publiée dans le journal Le Monde par un collectif de 19 chercheurs. Ils y critiquaient un article que l’auteur algérien avait fait paraître dans le même journal3 :

Certains universitaires, sociologues, historiens, l’accusent, dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d’alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans. Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion.

Le résultat est connu : un romancier de talent – et sur qui pèse déjà une « fatwa » dans son pays – décide, face à la violence et la puissance de la vindicte, de renoncer à son métier de journaliste. C’est tout simplement inconcevable.

Le but de cette note est d’analyser cette accusation : peut-on imputer aux auteurs de la tribune la responsabilité de la décision de Kamel Daoud d’abandonner le journalisme ?

On éprouve, au premier abord, un sentiment de perplexité : une tribune signée par des chercheurs inconnus du public aurait-elle conduit un homme qui a exercé le journalisme avec courage et constance -et dans les conditions les plus difficiles qui soient- à abandonner son métier ? Kamel Daoud, un homme qui réagit à une fatwa en traînant en justice son auteur, se laisserait-il impressionner et chasser du débat public par, ce sont ses termes, des intellectuels qui pétitionnent contre lui installés dans leurs terrasses de café où règnent la sécurité et le confort4? Peut-on prêter à une tribune un tel pouvoir, une telle puissance, comme le dit le premier ministre ?

Notre perplexité s’accroît lorsque nous constatons que l’auteur a reçu un soutien massif dans la presse française. Il suffit, pour s’en convaincre, d’effectuer une recherche sur Google Actualités avec le mot « Daoud ». Ce que nous avons trouvé5 de plus hostile, si l’on peut dire, à l’écrivain, c’est le le courrier désolé que lui adresse son ami Adam Shatz, mais dont la bienveillance évidente est démontrée par les premières lignes de la réponse que Kamel Daoud lui fait :

Cher Ami, j’ai lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m’a touché par sa générosité et sa lucidité. Etrangement, ton propos est venu conforter la décision que j’ai prise au cours des derniers jours. J’y ai surtout retenu l’expression de ton amitié tendre et complice malgré l’inquiétude. Je voudrais cependant répondre.

Il est difficile de concevoir un soutien plus massif à un article : quel journaliste n’en aurait pas rêvé, quel journaliste en a bénéficié par le passé ? À n’en pas douter, le premier ministre eût été plus qu’heureux de recevoir un tel soutien de la Nation. Il y aurait davantage puisé des forces pour poursuivre et intensifier son action que des raisons de se démettre. Que la psychologie d’un artiste tel que Kamel Daoud soit plus complexe que celle d’un Manuel Valls, cela se conçoit ; l’étonnement perdure néanmoins devant l’idée qu’un homme aussi soutenu se retire face à une attaque qui est dérisoire au regard de ce à quoi il a résisté par le passé. Et les attaques, ces attaques d’une hargne inouïe, dont parle le premier ministre, semblent, à en croire Google Actualités, n’en avoir été qu’une, et bien isolée.

Du reste, le 17 février 2016, deux semaines donc, avant la publication de la tribune du premier ministre, Kamel Daoud lui-même avait, dans une interview6 donnée au journal Le Temps d’Algérie, relativisé le lien de causalité que Manuel Valls postulera dans sa tribune :

Ce n’est pas exclusivement lié à ma chronique parue dans le Monde. La décision mûrissait depuis un mois ou deux.  J’ai trop donné. J’ai fait énormément de chroniques depuis des années. Cela fait 20 ans. Et là je suis fatigué, j’ai besoin de repos.

Le premier ministre paraît donc avoir eu raison malgré lui : tout ceci, il est vrai, est tout simplement inconcevable, comme il l’écrit. Il est inconcevable, en effet, d’accuser quelques chercheurs d’avoir mis à bas, par la violence et la puissance de leur vindicte, un journaliste dont le courage n’est pas à démontrer et qui est soutenu comme peut-être aucun confrère avant lui ne l’a été.

Comment le premier ministre en est-il venu à formuler pareille accusation ? Peut-être que Kamel Daoud n’est pas ici totalement innocent : ses déclarations, en effet, ont pu induire monsieur Valls en erreur. Mais monsieur Valls n’était pas obligé de se dispenser d’un minimum de vérifications, d’un minimum de jugement critique, de retenue, de bon sens à l’égard des paroles d’un homme immergé dans quelque chose qui le dépassait.

Le premier ministre s’est-il dispensé de ces précautions élémentaires? On se résiste à le croire. Le premier ministre aurait-il alors porté son accusation en sachant qu’en plus de brutale, celle-ci était outrancière, déloyale et injuste ? On répugne à l’envisager. Le Monde nous suggère une voie pour sortir de cette perplexité :

En échec sur son bilan économique et social, Manuel Valls est donc contraint de revenir sur son terrain privilégié, celui sur lequel il bénéficie encore de marqueurs forts vis-à-vis de l’opinion publique : les valeurs et l’autorité républicaines. En quelques mois, il a ainsi troqué son « j’aime l’entreprise » pour « je n’aime pas les salafistes ». Dans une interview accordée à Libération mercredi 13 avril, la veille de l’émission de François Hollande sur France 2, il a répété ses dires de la semaine précédente contre l’islamisme salafiste.7

Monsieur Valls se serait dispensé de vérifier le bien-fondé de son accusation parce que, en échec sur son bilan économique et social, il avait besoin d’un récit qui s’intégrait à merveille dans sa focalisation exclusive sur l’islamisme salafiste. Cette hypothèse a une faiblesse : les médias auraient pu moquer une trop grosse ficelle, un récit que les faits et les déclarations de l’intéressé contredisent. Mais cette objection est affaiblie à son tour par un constat : les médias n’ont pas du tout relevé ces éléments qui rendaient si improbable l’accusation de monsieur Valls. Arrivés ici, une objection dirimante et définitive se dresse : monsieur Valls est un honnête homme, qui, selon l’expression consacrée, dit la vérité aux Français. Il n’a pas pu imputer aux chercheurs la décision de Kamel Daoud de façon insincère. Cela ne se peut. Donc, l’hypothèse suggérée par la lecture du Monde doit être fausse8.

Nous ne sommes donc pas plus avancés. Peut-être les paroles de l’éditeur algérien de Kamel Daoud, Sofiane Hadjadj, nous permettront-elles d’y voir plus clair? : Une catastrophe !, s‘est-il exclamé, nous rapporte Le Monde9, lorsqu’il a appris que le premier ministre allait assister à la remise du prix Jean-Luc Lagardère10 du journaliste de l’année, qui doit être décerné à l’écrivain.

Il est sans doute plus judicieux d’en rester là de ces supputations qui nous éloignent du but annoncé de cette note. Les raisons intimes qui ont motivé l’accusation de Manuel Valls sont sans doute aussi impénétrables que celles qui ont conduit Kamel Daoud à abandonner pour un temps le journalisme.

Une dernière précision toutefois. Ce qui est inconcevable, c’est l’accusation du premier ministre, non l’enchaînement qu’il convoque avec si peu de prudence. Il n’est pas inconcevable qu’une simple tribune conduise un homme fatigué par des années de combat à abandonner le journalisme. Il est inconcevable, en revanche, d’imputer cette décision à ceux qui ont écrit la tribune et qui ne pouvaient ni imaginer ni raisonnablement anticiper les conséquences qu’on lui attribue. Si le battement d’une aile de papillon peut provoquer une tornade11, personne ne songerait à en rendre le papillon responsable.

PS : Mea culpa. Je viens de prendre connaissance de la chronique que Kamel Daoud publiait le jour même où le premier ministre faisait paraître la sienne. Ma documentation était donc incomplète. Dans cette chronique12, l’écrivain qualifie de malentendu dénonciateur de nos délires l’idée qu’il aurait pu céder devant 19 universitaires, alors que, pendant des années, il a défendu sa liberté face à tous. Cela l’a fait sourire :

Il se trouve que cette décision, prévue pour fin mars, a été précipitée par «l’affaire Cologne». J’ai alors écrit que je quittais le journalisme sous peu. Et ce fut encore un malentendu : certains ont cru à une débandade, d’autres ont jubilé sur ma «faiblesse» devant la critique venue du Paris absolu et cela ma fait sourire : si, pendant des années, j’ai soutenu ma liberté face à tous, ce n’est pas devant 19 universitaires que j’allais céder ! Le malentendu était amusant ou révélateur mais aussi tragique : il est dénonciateur de nos délires.

Le premier ministre clame sur Facebook pour un homme qui, le jour même, anéantit son plaidoyer en qualifiant de malentendu dénonciateur de nos délires son idée centrale. Je ne cherche pas un effet comique facile en insistant sur le ridicule de la situation, je veux seulement atténuer la responsabilité qui est la mienne de ne pas avoir lu toute la documentation que j’aurais dû consulter avant de livrer la première version de cette note. Si la presse française n’a pas relevé ce télescopage gênant et drôle, ma faute à moi s’en trouve peut-être, par comparaison, quelque peu diluée. Mais l’excuse est faible, je le reconnais.

3La tribune répondait à un article que Kamel Daoud avait publié dans Le Monde le 31 janvier 2016 : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html . Ou annexe II.

5Nous nous sommes limités aux six premières pages et aux articles en français.

7http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2016/04/14/manuel-valls-l-autorite-pour-seule-strategie_4902037_823448.html

8Hélas, cette argumentation dont je voudrais tant qu’elle fût inappelable, a aussi ses faiblesses. Nul ne pourra me suivre s’il a lu Shakespeare, nul ne pourra me suivre s’il connaît le célèbre discours d’Antoine dans Jules César :

ANTOINE

Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille. — Je viens

pour inhumer César, non pour le louer. Le mal que font les hommes

vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os. Qu’il en soit

ainsi de César. — Le noble Brutus vous a dit que César était

ambitieux : s’il l’était, ce fut une faute grave, et César en a été

gravement puni. — Ici par la permission de Brutus et des autres (car

Brutus est un homme honorable : ils le sont tous, tous des hommes

honorables), je viens pour parler aux funérailles de César. Il était

mon ami, il fut fidèle et juste envers moi ; mais Brutus dit qu’il était

ambitieux, et Brutus est un homme honorable. — Il a ramené dans

Rome une foule de captifs dont les rançons ont rempli les coffres

publics : César en ceci parut-il ambitieux ? Lorsque les pauvres ont

gémi, César a pleuré : l’ambition devrait être formée d’une matière

plus dure. — Cependant Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est

un homme honorable. — Vous avez tous vu qu’aux Lupercales, trois

fois je lui présentai une couronne de roi, et que trois fois il la refusa.

Était-ce là de l’ambition ? — Cependant Brutus dit qu’il était

ambitieux, et sûrement Brutus est un homme honorable. Je ne parle

point pour contredire ce que Brutus a dit, mais je suis ici pour dire ce

que je sais. — Vous l’aimiez tous autrefois, et ce ne fut pas sans

cause : quelle cause vous empêche donc de pleurer sur lui ? Ô

discernement, tu as fui chez les brutes grossières, et les hommes ont

perdu leur raison ! — Soyez indulgents pour moi ; mon cœur est dans

ce cercueil avec César : il faut que je m’arrête jusqu’à ce qu’il me

soit revenu.

Source : http://www.atramenta.net/lire/jules-cesar/11368

9http://abonnes.lemonde.fr/photo/portfolio/2016/04/13/kamel-daoud-a-oran-sur-les-pas-d-albert-camus_4901047_4789037.html

10J’ai vérifié :malgré son apparence oxymorique, ce prix existe vraiment. À ne pas confondre toutefois avec le prix Jean-Luc Lagardère de plat de Longchamp ou avec le prix Jean-Luc Lagardère de trot d’Enghien, qui sont des courses hypiques. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Jean-Luc_Lagard%C3%A8re

11https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_papillon

12http://www.impact24.info/petites-guerres-de-liberation/