Police des mots : Blanquer bien plus fort que Trump.

Le dimanche 28 janvier 2018.

Quelques semaines après que, de façon solennelle, le ministre Blanquer eut déclaré devant la représentation nationale qu’il poursuivrait le syndicat SUD 93 pour avoir employé certaines expressions scandaleuses, l’administration Trump bannissait sept mots des documents officiels des CDC (Centers for Disease Control and Prevention) destinés à préparer le budget, nous expliquait The Washington Post1 :

The Trump administration is prohibiting officials at the nation’s top public health agency from using a list of seven words or phrases — including “fetus” and “transgender” — in official documents being prepared for next year’s budget. »

Cependant, d’autres organes de presse allaient rapidement suggérer que ce qui s’était produit, c’est que, conscients des préférences lexicales de l’administration Trump et pris dans un climat de baisse considérable des crédits, les responsables des CDC avaient, sans instruction de l’administration, incité les scientifiques à bannir certains mots des demandes de financement. La chose, aux yeux du docteur Murthy, un ancien directeur général de la santé (Surgeon General), n’en restait pas moins préoccupante :

“Whether this is a directive from above is not clear,’’ he said. “But for C.D.C. or any agency to be censored or passively made to feel they have to self-censor to avoid retribution — that’s dangerous and not acceptable. The purpose of science is to search for truth, and when science is censored the truth is censored.”2

Deux hyptohèses ont donc été avancées : censure et auto-censure.
Le but de cette note est de confronter la situation qui naît en France après l’annonce faite par Blanquer avec l’affaire CDC. On verra que les deux hypothèses employées pour expliquer cette affaire sont utiles pour comprendre la démarche du ministre Blanquer : il s’agit de censurer, mais aussi d’intimider et, partant, de susciter l’auto-censure.
Censure.
Dans cette première hypothèse, l’administration Trump prohibe certains mots, comme le disait The Washington Post. Nous sommes ici dans une situation qui paraît proche de ce qui s’est passé en France : dans les deux cas la puissance publique intervient directement pour bannir des mots3. Il faut cependant remarquer que l’acte de l’administration Trump est d’une portée bien moindre que celui de Blanquer, puisque ce dernier juge que les mots incriminés sont inacceptables dans l’éducation nationale, sans restriction, alors qu’aux États-Unis n’étaient visés que des documents destinés à obtenir des fonds publics. Les moyens déployés sont aussi sans commune mesure, puisqu’en France sont lancées des poursuites pénales, alors que l’administration Trump se serait contentée d’une incitation sans autre conséquence qu’une possible difficulté accrue pour obtenir des financements chez ceux qui désobéiraient. La façon de délivrer le message diverge aussi, le ministre français ayant choisi pour s’exprimer le cadre solennel de l’assemblée nationale, alors que l’administration Trump aurait choisi des instructions délivrées avec discrétion. Et, enfin, la disparité des réactions dans les deux pays est saisissante, puisqu’en France le ministre a été ovationné par la presque totalité de l’assemblée nationale, alors qu’aux États-Unis, ce fut un tollé. Le silence de la principale fédération syndicale des enseignants de France, la FSU, qui n’a pas jugé opportun de défendre la liberté d’expression des enseignants dans cette affaire, est, à cet égard, significatif et d’autant plus frappant que, comme on vient de le voir, la portée de l’interdiction française et les moyens pour y parvenir sont autrement plus brutaux que ceux qui intervenaient aux États-Unis. Qu’il y ait eu censure ou pas aux États-Unis, il faut bien prendre acte que la volonté -réelle ou perçue- d’exercer une police des mots a suscité en France l’approbation presque générale, alors que des critiques virulentes se sont fait jour aux États-Unis.
Il est particulièrement remarquable aussi qu‘en France, ce qui est censuré, ce sont des mots et des expressions, en faisant donc abstraction de l’usage que l’on en fait, alors qu’aux États-Unis, la censure ne frappe que l’emploi des mots incriminés dans des circonstances très précises, puisque, comme le rappelle dans le New York Times, un ancien fonctionnaire fédéral, l’interdiction ne vise pas ce qui est dit au peuple américain :

It’s absurd and Orwellian, it’s stupid and Orwellian, but they are not saying to not use the words in reports or articles or scientific publications or anything else the C.D.C. does,” the former official said. “They’re saying not to use it in your request for money because it will hurt you. It’s not about censoring what C.D.C. can say to the American public. It’s about a budget strategy to get funded. »

On ne saurait exclure que ce type d’initiative fasse fond, en France, sur une pensée fétichiste, qui attribuerait aux mots des pouvoirs intrinsèques, comme si leur profération devait produire per se des effets. Éric Fassin4 s’est interrogé récemment sur une certaine tendance française à se focaliser davantage sur les mots que sur les choses.
Auto-censure.
Très vite, disions-nous plus haut, l’article du Washington Post suscita le scepticisme. On voyait mal l’administration Trump, empêtrée dans les difficultés et ostensiblement chaotique, mener un travail aussi méticuleux sur les termes devant figurer dans les documents budgétaires. Brenda Fitzgerald, directrice des CDC, a nié l’existence d’une censure institutionnelle.
Selon Slate, par exemple, la liste des sept mots ne proviendrait pas d’une interdiction de l’administration, mais de l’anticipation par l’organisme en question de ce qui pourrait indisposer les décideurs qui, à la Maison Blanche, vont bientôt devoir se prononcer sur l’octroi des crédits :

Despite what you may have heard, the alleged “ban” of seven words does not reveal a secret “War on Science” carried out by thought police in Washington; nor is it some evil plot to “enforce a political and ideological agenda,” as the Washington Post editorial board suggested. A more sober measure of this soggy crumb of news—one that’s, well, evidence-based rather than reflexive—suggests it should be understood as a byproduct of the Trump administration’s much-less-secret war on science funding. It appears that the ban is an attempt by bureaucrats to save their favorite projects from unforgiving budget cuts. »

Il se serait agi donc d’auto-censure dans un contexte de baisse drastique des crédits accordés à la recherche et, ajoutons-nous, dans le contexte aussi de la communication erratique de la Maison Blanche, qui aurait engendré une situation d’insécurité et de stress chez des décideurs qui, bien en peine d’effectuer des anticipations véritablement rationnelles, seraient conduits à recourir à des tentatives plus ou moins absurdes de convaincre une administration aussi idéologisée qu’imprévisible.
Les poursuites annoncées par Blanquer, nous apprenait très vite Le Monde, ne pourraient pas avoir de suite judiciaire, car la législation ne permet pas de poursuivre une personne morale pour un délit de presse. Le ministre se serait-il payé de mots ? Aurait-il gesticulé vainement pour donner satisfaction à cette frange considérable de l’opinion publique qui fait son miel de ces affaires agitées volontiers par la fachosphère ? Tout cela est possible, mais étudier une telle possibilité n’est pas le but de cette note. Ce qui nous intéresse, ce sont les effets qu’auront pour la pratique enseignante les déclarations et actions du ministre. On peut, à l’évidence, escompter ou craindre que nos collègues s’auto-censureront. Cette crainte est d’autant plus fondée que l’agitation médiatique produite par la prestation remarquée du ministre fournit un canevas tout prêt à quiconque voudrait dénoncer le propos d’un enseignant qui aurait parlé de « racisme d’état » ou de personnes « racialisées ». Sont également fournis les mécanismes cognitifs qui permettent de vaincre la répugnance première que l’on éprouve à dénoncer son prof : la République est attaquée, nous dit en substance le ministre, dans un communiqué sur l’affaire :

Rien n’est plus contraire à la République, à l’Éducation nationale et à ceux qui la servent que les approches de ce type. »

La volonté du ministre de fonder ses actes sur l’article premier de la Constitution, aussi saugrenue et dépourvue de sens juridique que puisse être la démarche, va dans le même sens : ce sont les fondements même de la République qui sont en danger.
Conclusion.
L’affaire CDC a été interprétée de deux manières différentes. Dans un premier temps, on a pensé à une censure exercée par l’administration Trump. Dans un deuxième temps, on a suggéré une dynamique d’auto-censure d’agents qui anticipaient ce qu’ils croyaient être les préférences lexicales des décideurs de l’administration Trump.
On peut penser que ces deux dynamiques permettent d’expliquer utilement l’annonce faite par le ministre Blanquer de poursuivre l’emploi de certains mots par le syndicat SUD 93. Dans un premier temps, le ministre exerce la censure de façon spectaculaire et brutale, pour que nul n’en ignore. Dans un deuxième temps, les enseignants s’auto-censurent pour éviter les soucis.
Dans une autre note, on s’intéressera au paradoxe, pointé ici, qu’il y a à se saisir avec avidité, comme l’ont fait volontiers les médias, d’un épisode non clairement établi pour défendre la liberté d’expression des scientifiques aux États-Unis et, en même temps, à applaudir des deux mains un ministre qui, de façon autrement plus brutale, entend faire la police des mots chez les enseignants.

3La charge politique perçue des mots et expressions incriminés en France et aus États-Unis peut différer, mais cette évidence n’annule pas la validité de l’énoncé : dans les deux cas il s’agit de bannir l’usage de certains mots.

4« C’est une des caractéristiques du débat français : depuis des années, la classe politique confond les mots et les choses. On passe son temps à rejeter le mot « islamophobie » au lieu de combattre le racisme anti-musulman. On prétend s’engager contre le racisme en décidant, à défaut d’autres actions, de supprimer le mot « race » de la Constitution ou du droit français – alors que c’est une arme contre la discrimination raciale. Et cela, au moment même où s’en saisissent des antiracistes, souvent des personnes racisées, que Libération qualifiait en une, le 3 avril 2016, de « nouveaux antiracistes ».« . Source : https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/271117/racisme-d-etat-12-un-nouveau-front-republicain